Ces cinq dernières années, vous avez très souvent comparé l’Université du Luxembourg à un «diamant brut à polir». L’annonce, voici un an, que vous ne solliciterez pas un deuxième mandat a donc forcément pu surprendre. Qu’est-ce qui a motivé votre décision?
. – «En souriant, je pourrais vous répondre que le diamant est aujourd’hui poli. Mais, plus fondamentalement, je dirais que la Covid a changé foncièrement les choses. Elle a tellement agrandi la distance entre Luxembourg et Montréal, où nous avons laissé, mon épouse et moi, nos (grands) enfants… Pendant une bonne partie des trois dernières années, s’y rendre était extrêmement compliqué. La possibilité de sauter dans le premier avion qui passe en cas de souci quelconque avait disparu. Et cela, quand on est parent, c’est dérangeant. Cela a beaucoup pesé dans la balance au moment de prendre une décision. On peut donc dire que cette dernière est personnelle. Parce que, sur le plan professionnel, je vous avoue m’amuser comme un fou ici.
Si ce choix avait dû être effectué aujourd’hui, votre décision n’aurait donc peut-être pas été la même?
(Il hésite, ndlr) «C’est une bonne question… Cette pandémie n’est pas la dernière que nous allons connaître. Et, dans tous les cas, nous avons du rattrapage à faire sur le plan familial.
Quel héritage pensez-vous laisser après cinq ans passés à Belval?
«Une université qui est plus grande et toujours en croissance. Davantage professionnelle aussi. Avec une maturité accrue. Et ayant une confiance supérieure en elle-même. Aujourd’hui, l’Uni n’a plus peur de dire qu’elle est bonne, voire excellente. Ce sont toutes des choses importantes. Et puis, le sens de la communauté est aussi beaucoup plus fort qu’avant. Nous sommes passés au travers d’un certain nombre de défis, dont la Covid, évidemment. Nous avons également scellé un certain nombre de choses en travaillant ensemble, avec toute la communauté, à doter l’Université du Luxembourg d’une vision pour les 20 prochaines années.
Quelle est cette vision pour les deux prochaines décennies?
«Pour la première fois de l’histoire de l’Université, la vision de cette dernière s’effectue à plus de quatre ans, allant au-delà du plan quadriennal qui fixe nos orientations. Et cela, via un cadre stratégique qui ne raisonne pas en termes de disciplines. Nous avons ainsi décidé collectivement de mettre nos priorités au niveau des grands défis de notre société, voire de l’humanité. À savoir le développement durable et sociétal, qui est certainement le challenge le plus important de la planète. Mais aussi la santé, et une transformation numérique qui bouleverse la réalité de nos vies quotidiennes, modifiant notre manière de travailler et, au-delà de cela, nos relations humaines. Des défis éthiques autant que techniques vont ainsi mobiliser nos chercheurs, nos enseignants, pour les 10 ou 20 prochaines années.
Doit-on comprendre que l’Uni va encore davantage s’orienter dans ces domaines-là?
«Elle ne va pas se spécialiser. Mais il faudra faire en sorte que les chercheurs issus de différentes disciplines travaillent ensemble sur ces défis-là. Ces derniers peuvent être rassembleurs. Prenez, par exemple, le développement durable. Il intéresse autant les économistes que les physiciens, les ingénieurs experts dans les énergies ou les personnes spécialisées dans les sciences humaines. Il en va de même pour la santé et la digitalisation. De par ce seul fait que l’Université veut avoir un impact sur ces grands défis, elle va donc s’inscrire dans une voie encore davantage tournée dans les années à venir vers l’interdisciplinarité. Et, au-delà de la recherche, ces défis vont évidemment également avoir des implications au niveau de l’enseignement. Reprenons l’exemple du développement durable. C’est un domaine où des programmes existent déjà, la finance durable étant notamment enseignée. Mais, si cette dernière implique forcément déjà une certaine interdisciplinarité, à l’avenir, nous irons encore bien au-delà de ce qui se fait aujourd’hui.
Financièrement, si on analyse le dernier budget pluriannuel (2023-2026), on constate que l’État continue à investir de manière toujours plus importante dans l’Université…
«Pendant les quatre premières années de mon mandat, nous avons connu une hausse de 30% par rapport à la période précédente. C’est majeur. D’autant que je ne parle là que de la dotation principale, à laquelle peuvent s’ajouter celles concernant la médecine, des contributions pour les études spatiales ou celles liées aux sciences de l’éducation. Le dernier plan quadriennal, qui a débuté au 1er janvier 2022, prévoit, lui, une nouvelle augmentation de 17% (pour dépasser les 900 millions d’euros, ndlr). On peut donc affirmer que l’État n’a pas froid aux yeux. Il s’implique beaucoup, alors que nous sommes dans un moment où l’instabilité économique est forte. Et il le fait en investissant dans ce qui est le plus important, socialement parlant: les cerveaux. Assurant du même coup une croissance future à l’économie luxembourgeoise.
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L’État et l’Université marchent main dans la main pour essayer que les secteurs porteurs ou simplement importants pour le pays ne manquent pas de main-d’œuvre qualifiée. Les cursus proposés correspondent souvent parfaitement aux besoins existants ou se profilant à l’horizon. On l’a vu avec le secteur spatial ou, dernièrement, celui de la santé…
«On peut le voir ainsi. Nous avons trois missions: l’enseignement supérieur, la recherche et la contribution au développement social, culturel et économique du pays. Clairement, nous devons être l’Université du Luxembourg pour le Luxembourg. Ainsi, il est évident que nous ne pouvons pas ignorer, par exemple, la place financière. Il est fondamental que nous soyons forts dans le domaine de la finance et que nos programmes en la matière soient adaptés à la société. À côté, un des besoins importants actuels se situe au niveau des sciences de l’éducation. Et nous nous devons de répondre présents pour cette formation des enseignants. Tout comme dans le domaine de la santé. C’est le cas avec le bachelor en médecine que nous avons lancé – et qui pourrait être prolongé par un master, une décision devrait tomber à ce niveau-là vers 2025 – mais aussi au niveau des sciences infirmières. Nous travaillons sur ces dernières depuis plus d’un an. Au total, ce sont sept nouveaux bachelors dans différents domaines des soins infirmiers qui doivent être lancés progressivement à partir de septembre 2023. C’est un chiffre impressionnant et un très gros défi.
Quelles sont les prochaines orientations prévues afin de correspondre au mieux à la demande du marché luxembourgeois?
«À court terme, il y a un certain nombre de masters liés à l’informatique. À commencer par celui en calcul haute performance (HPC), que nous avons prévu de mettre en place avec le ministre de l’Économie et qui formera les futurs spécialistes dont nous avons vraiment besoin. C’est un domaine capital, qui rejoint d’autres sphères de l’économie, tout ce qui tourne autour de l’intelligence artificielle ne pouvant fonctionner sans superordinateur et les calculs que ce dernier permet. Dans le même ordre d’idées, une telle optique n’est possible que dans un environnement extrêmement sécuritaire. La cybersécurité est donc une autre clé pour l’avenir. Ainsi, nous mettons également en place un master de spécialisation en la matière, baptisé “Erasmus Mundus Joint Master in Cybersecurity”. Ce dernier, qui débutera en 2023, est financé par le programme Erasmus+, une partie de ce financement provenant donc d’autres universités européennes. Enfin, je m’en voudrais de ne pas rappeler que nous venons de voir naître un master en data sciences. Ces données sont devenues tellement importantes dans notre société que la demande à ce niveau-là sur le marché du travail explose. Et les étudiants qui sortiront de ce cursus ne devraient pas connaître de grandes difficultés à trouver un poste. On le voit, on assiste à une évolution de plus en plus rapide des technologies. Les métiers de demain ne sont pas ceux du passé, ni même ceux d’aujourd’hui.
Avec Jean Kreisel, je suis certain de laisser l’Uni entre de bonnes mains.
Ce qui oblige donc à s’adapter de plus en plus vite?
«Il faut surtout que les formations soient suffisamment générales pour que l’étudiant puisse détenir un sens de l’adaptation très fort. Il faut développer les compétences transversales, puisque nous formons pour des métiers qui n’existent pas encore. Et cela dans bien des disciplines, y compris certaines considérées comme davantage classiques. Je pense au droit, par exemple. Celui-ci est déjà influencé par les changements de technologies et il le sera de plus en plus à l’avenir. Il faut réussir à l’anticiper.
Le travailleur est désormais voué à continuer à se former toute sa vie. Où en est l’Université du Luxembourg en matière de formation continue?
«Avec le University of Luxembourg Competence Center, qui a été créé en 2018, nous possédons un organe très compétent. Nous y offrons un certain nombre de formations universitaires sous la forme continue. À l’avenir, l’Uni aura un grand rôle à jouer à ce niveau-là, avec d’excellents professeurs pouvant intervenir dans un nombre important de domaines. Et fournir ainsi de nouvelles compétences tout au long de la carrière de ceux qui sont sur le marché du travail. Cela fait partie de notre mission de services à la communauté. Et nous entendons bien le développer encore au cours des deux prochaines décennies.
Votre successeur, (53 ans), que vous présentez comme un ami, va-t-il continuer dans la même voie?
«Avant de devenir un ami, il était la personne que j’avais recrutée pour le poste de vice-recteur à la recherche. Une position qu’il occupe toujours aujourd’hui. Je l’avais choisi parmi un grand nombre de candidats parce qu’il était simplement le meilleur. Il est allemand (né à Dortmund, ndlr), a étudié en France (à Grenoble), avant d’être actif dans la recherche au Luxembourg au List, où il avait sa PEARL Chair (qui travaillait sur de nouveaux matériaux aux propriétés particulières, ndlr). et qui a passé du temps sur notre stratégie pour les 20 prochaines années. Il n’y aura donc pas de changement d’orientation avec lui. Et je suis certain de laisser l’Uni entre de bonnes mains.»
Cette interview a été rédigée pour l’édition magazine de parue le 23 novembre 2022. Le contenu du magazine est produit en exclusivité pour le magazine. Il est publié sur le site pour contribuer aux archives complètes de Paperjam.
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