ChatGPT, Gemini, DeepSeek, Le Chat… Autant de noms désormais familiers, synonymes d’une technologie qui, en quelques mois à peine, s’est installée au cœur des débats publics, économiques et politiques. Depuis le lancement de ChatGPT fin 2022, l’intelligence artificielle a franchi un cap, démocratisant l’accès à des outils autrefois réservés à une poignée d’initiés.
Pour beaucoup, cette avancée constitue une révolution. Luc Julia, un des concepteurs de l’assistant vocal Siri et désormais Chief Scientific Officer chez Renault Group préfère parler d’évolution: «L’IA générative n’est que le prolongement logique du machine learning et du deep learning. Ce qui change aujourd’hui, ce sont les trillions de données disponibles — soit presque tout internet — et surtout l’usage: chacun peut s’en servir sans formation.»
Loin des fantasmes hollywoodiens, l’IA reste, martèle-t-il, «une boîte à outils», utile, certes, mais seulement pour certaines tâches spécifiques.
Une réalité économique incontournable
Au Luxembourg, la lucidité prévaut, sans céder au scepticisme. «L’IA n’est plus un mythe, mais une réalité», affirme le ministre de l’Économie, (DP), qui ambitionne d’en faire un levier de compétitivité tout en veillant à ne laisser personne sur le bord de la route. «Une entreprise non digitalisée ne pourrait plus exister aujourd’hui. Il en ira de même demain pour celles qui ignoreront l’IA», affirme-t-il, justifiant ainsi l
L’IA n’est plus un mythe, mais une réalité
Car le mouvement est amorcé. Selon , 63% des entreprises luxembourgeoises estiment que leur modèle sera impacté par les technologies émergentes et prévoient d’investir dans l’IA d’ici trois ans, rappelle son directeur général, .
L’économiste Philippe Aghion y voit même une transformation d’ampleur historique: «L’IA ne se contente pas d’automatiser la production de biens et de services. Elle accélère aussi la production d’idées. Son impact potentiel est comparable à celui de l’électricité ou de l’informatique.»
Le président du groupe de travail IA de la Chambre de commerce et dirigeant de Proximus Luxembourg, chiffre cette opportunité: un gain de neuf points de pourcentage de PIB sur les cinq années à venir, à condition d’investir massivement, notamment dans les secteurs financier et public. À l’inverse, le manque d’ambition pourrait coûter cher.
Une stratégie ciblée
Loin de vouloir rivaliser avec les géants du secteur, le Luxembourg mise sur une stratégie ciblée. «Nous devons bâtir des modèles plus petits, spécialisés, adaptés à notre taille et à nos besoins», affirme le conseiller gouvernemental au ministère de l’économie, Jacques Thill. Une position partagée par (ABBL), qui souligne l’importance d’«une souveraineté numérique pragmatique», notamment en matière de gouvernance des données.
L’expertise du pays dans les infrastructures numériques, avec des programmes comme de Luxinnovation ou les projets à venir comme ainsi que le , sont des atouts. Mais la clef réside également dans les ressources humaines. Le «drainage des talents» constitue un frein majeur, alerte Gérard Hoffman. Luc Julia le confirme: «Tous les responsables IA dans les grandes entreprises américaines sont français.»
Tous les responsables IA dans les grandes entreprises américaines sont français.
Autre piste évoquée: celle des environnements d’expérimentation réglementaire (ou sandboxes), et . «En offrant un environnement favorable et pragmatique, le Luxembourg peut devenir la porte d’entrée pour les entreprises de pays tiers souhaitant tester la conformité de leurs produits d’IA», avance ce dernier.
L’Europe face au défi de la coordination
À l’échelle du continent, le constat est identique. Pour la présidente de la Banque européenne d’investissement, , «l’IA est une incroyable opportunité économique». Mais, l’Union européenne ne pourra peser que si elle avance «en équipe», prévient-elle. «L’Europe a une carte à jouer, à condition d’investir massivement, de simplifier ses règles et de renforcer l’intégration de son marché», plaide l’ancienne ministre espagnole, s’appuyant sur les

La présidente de la Banque européenne d’investissement, Nadia Calviño, s’est adressée aux 300 participants réunis à l’occasion de la Journée de l’économie. (Photo: Chambre de commerce)
Gérard Hoffman plaide de son côté pour une concentration sur les marchés verticaux où l’Europe dispose déjà d’un savoir-faire, tels que la health tech ou les technologies destinées au secteur public.
Encore faut-il combler le fossé d’investissement qui sépare l’Europe des États-Unis ou de la Chine. Carlo Thelen cite à cet égard le programme américain Stargate, doté de 500 milliards de dollars pour les infrastructures liées à l’IA, .
Réguler sans freiner
Mais c’est sans doute sur le terrain de la régulation que le débat est le plus vif. L’IA Act européen suscite de nombreuses interrogations quant à l’équilibre à trouver entre sécurité et innovation. Jacques Thill reconnaît que le fait d’être le premier continent à légiférer dans ce domaine expose l’Europe à la critique.
Au-delà des infrastructures, de la formation ou du financement, c’est la question de la gouvernance qui s’impose. Qui décide des usages de l’IA? Qui contrôle les biais, les hallucinations, les risques systémiques? Si le modèle européen veut se démarquer de l’approche permissive des États-Unis ou du contrôle autoritaire de la Chine, il doit bâtir une troisième voie, fondée sur la transparence, la responsabilité et la confiance.
«C’est une bonne régulation», note Ananda Kautz. «Mais elle devra veiller à ce que les coûts de conformité n’entravent pas l’adoption de l’IA, en particulier dans un secteur financier déjà fortement régulé.»

Gérard Hoffmann, Ananda Kautz et Jacques Thill ont animé la première table ronde de l’événement. (Photo: Chambre de commerce)
Autre source d’inquiétude pour Philippe Aghion: le risque de monopole. Lors de la révolution de l’IT, rappelle-t-il, des «supers-firmes» ont d’abord stimulé la croissance, avant de freiner l’entrée de nouvelles entreprises en devenant monopolistiques. Il redoute un scénario similaire avec l’IA. «Le cloud, est déjà dominée par trois géants — Amazon, Google et Microsoft — tandis que Nvidia règne seul sur les GPU», analyse t-il. «Il faut sortir de la logique du “winner takes all” pour ouvrir le marché à une diversité d’acteurs.» Cela suppose une régulation proactive, mais aussi un renforcement des institutions européennes capables de la faire respecter.
Des promesses à tempérer
Mais les promesses de l’IA ne doivent pas faire oublier ses limites. Luc Julia rappelle que l’exactitude des IA génératives reste perfectible: une étude de l’université de Hong Kong, publiée en 2023, l’évalue à 64%. Le reste? Des «hallucinations», comme ces jurisprudences inventées par une IA dans une note juridique, utilisées par un avocat licencié pour ce motif, raconte-t-il.
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Autre enjeu majeur: l’impact environnemental. «Un e-mail de 100 mots généré par IA consomme autant qu’une bouteille d’eau», avertit-il. «Si le Luxembourg a la chance de disposer de ressources suffisantes, ce n’est pas le cas partout dans le monde.»
Alors que la course à l’intelligence artificielle s’intensifie, la Journée de l’économie a ouvert un débat aussi nécessaire que complexe. Si le Luxembourg, à l’instar de l’Europe, entend jouer sa carte, l’équation reste délicate: encourager l’innovation sans céder à l’ivresse technologique, réguler sans freiner, investir sans exclure. Une ligne de conduite, sur laquelle il faudra avancer sans vaciller.