Philippe Poirier: «Moins de 42% des Européens ont confiance dans l’Union comme institution.» (Photo: Maison Moderne / Archives)

Philippe Poirier: «Moins de 42% des Européens ont confiance dans l’Union comme institution.» (Photo: Maison Moderne / Archives)

Philippe Poirier est titulaire de la Chaire de recherche en études parlementaires à l’Université du Luxembourg et professeur de science politique invité à l’Université de Turin. Pour Paperjam, il revient sur les causes de la crise démocratique de l’Union européenne.

Cet article est paru dans l’édition d’avril 2019 de .

Les élections pour le Parlement européen de mai sont-elles les dernières pour l’Union européenne telle qu’elle fut inaugurée par le traité de la Ceca en 1951 et organisée aujourd’hui avec le traité de Lisbonne adopté en 2007? Cette question peut apparaître «saugrenue» tant les économies et les sociétés européennes sont devenues interdépendantes les unes des autres (les conditions de la sortie du Royaume-Uni de l’Union et de sa réalisation nous le rappellent).

Cette interrogation semble aussi «absurde» au regard du sentiment d’appartenance politique européenne tel que mesuré encore dans la dernière enquête Eurobaromètre publiée à l’automne 2018 (71% des personnes interrogées se sentent «citoyens européens» au sein de l’UE). Pourtant le système décisionnel européen tel qu’il est conçu et tel qu’il fonctionne est des plus fragiles (moins de 42% des Européens ont confiance dans l’Union comme institution et celle-ci est encore plus basse au niveau des institutions nationales).

Cet état ne saurait être le simple résultat d’effets contextuels: – comme la force des mouvements «souverainistes» (qu’il faut d’ailleurs relativiser suivant les États, même si la tendance est à la hausse à l’exception de l’Irlande, du Luxembourg et du Portugal); – comme les tensions inhérentes entre les gouvernements européens sur le devenir de l’Union (la récente «passe d’armes» entre le président français Macron et la possible future chancelière Kramp-Karrenbauer en est une illustration parmi d’autres); – ou bien encore comme les «pressions extérieures» à ses frontières (la question ukrainienne, l’emprise de l’économie chinoise en Europe) qui produisent des conflits entre États et acteurs économiques.

Les étoiles de l’Union s’envolent en réalité pour des motifs structurels. Le scrutin à venir les révèle encore plus!

Une offre politique défaillante

La première des raisons structurelles est l’offre politique en elle-même au niveau européen. Les partis politiques qui concourent n’ont de réalité sociologique et de capacité d’identification par les citoyens qu’au niveau de la démocratie nationale, voire régionale pour certains États européens à fédéralisme asymétrique comme l’Allemagne, la Belgique ou bien encore l’Espagne. Les formations politiques sont également des structures concurrencées dans l’engagement et la représentation du politique par d’autres acteurs: les ONG, les mouvements sociaux, les mobilisations via les réseaux sociaux à l’exemple des manifestations pour dénoncer le changement climatique lié à l’activité humaine, etc.

Bien plus, elles ne parviennent pas à utiliser les pouvoirs qui leur sont reconnus par les traités de l’Union et surtout à imposer leur propre agenda sur le processus législatif européen. Lesdites formations européennes ne sont en quelque sorte que des «labels» et/ou les «réceptacles» d’élus sélectionnés par les machines partisanes beaucoup plus professionnalisées au niveau des États membres. Leurs cohésions programmatiques internes ne sont pas des plus assurées et à de très rares occasions (comme pour le Parti populaire européen avec le Fidesz d’Orban), ces dernières n’incarnent pas l’autorité politique auprès de leurs membres. Un bon indice de la crise de l’offre politique est le taux de participation aux élections européennes.

Nulle campagne communicationnelle, aussi performante soit-elle, ne saurait relier les citoyens à la politique européenne.

Philippe PoirierprofesseurUniversité du Luxembourg

Depuis les premières au suffrage universel en 1979, il n’a fait que diminuer en moyenne dans toute l’Union. Nous sommes passés de 62% d’électeurs mobilisés à 43% en 2014! Selon les premières projections (compilation de toutes les enquêtes publiées entre octobre 2018 et mars 2019 par Contexte et EuropeElects), moins de 40% des Européens pourraient se déplacer en mai prochain! En la matière, il ne s’agit nullement d’une simple et faible connaissance des fonctions et pouvoirs du Parlement européen. Nulle campagne communicationnelle, aussi performante soit-elle, ne saurait relier les citoyens à la politique européenne. Il s’agit ici plutôt d’insister sur le fait que les citoyens se mobilisent en démocratie représentative seulement lorsqu’ils jaugent que leurs votes participent réellement de la décision et sont portés par des groupes politiques incarnant, de manière lisible, un projet politique différencié indépendamment de la nature du régime politique et répondant à leurs préoccupations quotidiennes.

Un régime inachevé

La seconde des raisons est la nature même du régime politique de l’Union européenne. Si celle-ci affirme dans son dernier traité être une «démocratie représentative», ce qui supposerait l’engagement réel de la responsabilité politique de tous les exécutifs européens devant le Parlement européen et par extension vis-à-vis des autres parlements pendant toute une mandature, celle-ci n’est qu’imparfaite. Certes des efforts ont été consentis, les commissaires se présentent et visitent toutes les assemblées législatives de l’Union. Les gouvernements des États membres se prêtent aussi à des déclarations devant le Parlement européen avec tous les risques que cela comporte, bien qu’ils n’aient pas de devoirs constitutionnels et légaux à le faire.

L’audition, l’approbation et/ou le refus du président de la Commission depuis 2014, et bien avant celles des commissaires européens, ont été et sont des signes encourageants. Il n’en demeure pas moins que les citoyens européens, habitués des règles de la sanction législative depuis plus d’un siècle dans certains des États de l’Union, jugent sévèrement l’état de «non-achèvement» de la démocratie représentative, et les compléments qui pourraient exister par les pratiques délibératives et/ou participatives du type «initiative citoyenne européenne» sont considérés comme «non fonctionnels».

Bien plus, une grande partie des citoyens, pourtant persuadés de la coopération et des solidarités entre les sociétés européennes, subodorent que les exécutifs s’émancipent partiellement du contrôle démocratique. On pourrait leur donner en partie raison et considérer que c’est l’une des clés du retrait des citoyens de la politique européenne.

Cet interstice institutionnel fait qu’une grande partie des citoyens ne s’y retrouvent pas et/ou sont tentés de ‘renverser la table’.

Philippe PoirierprofesseurUniversité du Luxembourg

D’une part, avec les traités sur la stabilité, la coordination et la gouvernance adoptés entre 2008 et 2015, le Conseil européen composé des gouvernements des États de l’Union ont affaibli la méthode communautaire sans pour autant permettre aux parlements nationaux d’exercer un plus grand contrôle sur la politique européenne à l’exception notable de ceux de l’Allemagne, du Danemark et, dans une moindre mesure, des Pays-Bas. Il existe un «entre-deux» entre méthode communautaire, où le Parlement européen joue normalement le rôle de co-législateur avec le conseil des ministres, et méthode intergouvernementale, où les parlements nationaux et régionaux à pouvoirs législatifs y exercent le contrôle. Cet interstice institutionnel fait qu’une grande partie des citoyens ne s’y retrouvent pas et/ou sont tentés de «renverser la table».

D’autre part, bien que la Commission européenne était rendue plus responsable devant le Parlement européen, aucune motion de censure n’a été jusqu’à son terme, car les «majorités législatives» au sein du Parlement européen ont toujours confondu jusqu’alors la défense d’une certaine forme de construction et de coopération européennes avec le contrôle de l’exécutif européen. Il ne s’agit pas ici de considérer qu’une majorité parlementaire devrait forcément user de tous ses pouvoirs jusqu’à la sanction, mais de rappeler la distinction classique du gouvernement représentatif et de sa légitimité auprès des citoyens: les relations interinstitutionnelles ne sont équilibrées et efficaces qu’à partir du moment où s’opère l’autonomisation du contrôle par rapport au projet politique et au système des valeurs portés par le «gouvernement» et sa majorité parlementaire.

Des attentes sans réponses

La troisième des raisons est intiment liée à la «dissociation» des clivages socio-économiques, socio-culturels et socio-politiques qui préexistent dans les sociétés européennes et à leur médiation par les organisations partisanes et les institutions européennes elles-mêmes. Il est frappant de constater que les problèmes identifiés dans les enquêtes Eurobaromètre susmentionnés comme les plus importants par les citoyens au niveau de l’Union européenne, à savoir l’immigration et, au niveau de leurs pays, l’emploi, le pouvoir d’achat et la situation économique sont traduits partiellement dans l’agenda législatif au bénéfice principalement du respect des règles normatives et structurelles que prévoient les traités de l’Union.

Il ne s’agit pas ici de montrer que ces derniers n’ont nullement leur importance puisqu’ils sont le socle institutionnel et de confiance entre les sociétés européennes qui se sont librement unies, mais plutôt de souligner que des instruments juridiques et l’atteinte d’objectifs prévus par les traités ne sauraient se substituer durablement à des politiques publiques liées, d’une part, aux préoccupations exprimées et répétées sur le long terme par les citoyens européens et, d’autre part, présentées et débattues au sein du Parlement européen et dans les Parlements des États membres. Une grande partie des citoyens européens, épris de questions sociales, écologiques et éthiques se détachent de l’élection même du Parlement européen, notamment pour cette raison.

La crise migratoire en Méditerranée n’est pas seulement l’opposition entre une Europe organisatrice de l’immigration légale et/ou opposée à une transformation culturelle de son essence.

Philippe PoirierprofesseurUniversité du Luxembourg

Cette dissociation entre «clivages» et «politiques publiques européennes» est aussi d’autant plus conséquente que les sociétés européennes ne partagent nullement les mêmes «tourments» et manquent parfois de solidarité entre elles. La crise migratoire en Méditerranée n’est pas seulement l’opposition entre une Europe organisatrice de l’immigration légale et/ou opposée à une transformation culturelle de son essence. Elle est surtout synonyme de trajectoires économiques fondamentalement différentes entre les sociétés européennes, alors même que le marché intégré qu’est principalement l’Union devait produire des convergences de niveaux de développement.

Pour s’en convaincre, il suffit de comparer le niveau d’index de développement humain entre les États et les régions européennes publié au printemps 2018 par la Commission européenne. Les situations abyssales provoquent des réalignements électoraux fondamentaux et qui se reproduiront en mai. À titre d’exemple, les dernières élections législatives au Luxembourg (le rapport préliminaire que nous avons présenté au Bureau du Parlement à la mi-mars) ont été dominées pour la première fois par les questions du logement, de l’organisation des transports et de l’environnement. Ces problématiques ne sont ni «justes» ou «injustes» au regard de la démocratie nationale luxembourgeoise, c’est le choix politique et motivé des citoyens luxembourgeois, mais rapportées à celles de l’Union, elles ne sont que l’expression de ce que nous nommons les «solitudes» européennes.

La courte campagne et sa nature ne sauraient répondre à tous ces enjeux, mais nous devons en prendre conscience à présent au risque d’un délitement.

Philippe PoirierprofesseurUniversité du Luxembourg

Chaque système politique produit des modes référentiels, des acteurs et des pratiques politiques qui empêchent durablement, au niveau européen, l’identification des citoyens à sa démocratie représentative affirmée, mais insuffisante. La construction des «solitudes» est d’autant plus forte et se poursuit (voir l’exemple de la Catalogne) que le principe originel de l’unité politique de l’Europe n’était nullement basé sur la participation politique des Européens, mais sur la constitution et le fonctionnement d’une économie qui, avec le temps, a exacerbé, sinon la compétition, du moins la divergence de niveaux, entre les sociétés européennes. Ces dernières sont dès lors tentées ou privilégient progressivement les législatives nationales et/ou régionales aux européennes et leurs gouvernements de nouveaux cadres institutionnels d’action (se rapporter au nouveau traité d’Aix-la-Chapelle entre l’Allemagne et la France).

Le 26 mai, les Européens et les Luxembourgeois seront amenés à se prononcer sur des questions qui sont pour l’instant peu relayées par les partis politiques qui se soumettent à leurs suffrages et dans des structures imparfaites au regard des critères connus et pratiqués de la démocratie représentative. Le devenir des sociétés européennes suppose une nouvelle fondation au sens d’Hannah Arendt. La courte campagne et sa nature ne sauraient répondre à tous ces enjeux, mais nous devons en prendre conscience à présent au risque d’un délitement. Sans étoiles démocratiques, il ne peut y avoir de conscience politique européenne.

Philippe Poirier, titulaire de la Chaire de recherche en études parlementaires à l’Université du Luxembourg est actuellement professeur de science politique invité à l’Université de Turin depuis le 1er septembre 2018.