Général, pensiez-vous un jour assister à un conflit sur le sol européen?
. – «J’ai toujours souhaité que cela n’arrive jamais. Mais, dans la vie, on ne peut jamais rien exclure et nous devons toujours être prêts à réagir en prenant en compte l’ensemble des paramètres d’une situation.
Depuis le début du conflit en Ukraine, plusieurs pays européens ont revu à la hausse leur budget dédié à la Défense. Avez-vous demandé au ministre (déi Greng) d’augmenter les moyens de l’armée luxembourgeoise?
«Je n’ai pas eu besoin de le demander à notre ministre. Il est arrivé de lui-même à cette conclusion. Et d’ici à 2028, le budget de l’armée sera doublé. Pour le moment, ce budget tendait vers 0,72% du PIB et il va atteindre 1% en 2028, soit .
C’est pourtant encore loin des 2% du PIB demandés par l’Otan…
«Le ministre de la Défense s’est déjà plusieurs fois expliqué sur ce point. Le Luxembourg est un petit pays, très spécifique par rapport à d’autres. Mais le Luxembourg partage évidemment l’idée de faire un effort en matière de budget de l’armée. Et c’est actuellement le cas.
Est-ce un effort suffisant?
«Suffisant pour défendre le pays en cas d’attaque? La réponse est non, car il nous faudrait des capacités aériennes, terrestres, dans le cyber et dans l’espace. Ce qui est irréaliste pour un pays de 650.000 habitants. Et en supposant que nous voulions atteindre cet objectif, 2% du PIB ne suffiraient pas non plus. L’Otan prend là toute son importance. La Seconde Guerre mondiale a prouvé que l’on ne peut pas survivre sans aide, même si chaque pays de l’Otan doit être en mesure de se défendre avant de se référer à l’article 5, c’est-à-dire l’engagement de l’Alliance pour une défense collective.
L’Ukraine va recevoir des chars Leopard 2 et des chars américains Abrams. Peuvent-ils être déterminants quant à l’issue du conflit?
«Dans le combat terrestre, le char est l’arme offensive par excellence. Si vous voulez gagner du terrain, vous devez être en mesure de percer le front. Pour cela, il vous faut une grande puissance de feu et de la mobilité. À la différence de l’artillerie, qui possède une plus grande puissance de feu, mais sans être mobile, le char combine ces deux aspects. Mais il faut savoir les utiliser. Dans notre jargon, on parle de ‘capacité’: des chars, des personnes pour les manœuvrer, des procédures pour bien les utiliser et de l’entraînement pour développer des automatismes. Les Ukrainiens ont une motivation et un état d’esprit remarquables. Le matériel envoyé va demander une utilisation différente de ce à quoi ils ont l’habitude avec des chars plus digitalisés. Toutefois, cette adaptation peut être relativement rapide.
Comprenez-vous pourquoi l’Allemagne a longuement hésité à donner son aval à l’envoi de chars?
«Absolument! C’est une décision difficile à prendre, un travail d’analyse stratégique. Mais à la fin, le ‘chef’ politique doit prendre une décision. C’est identique à la gestion d’une entreprise, vous ne pouvez pas maîtriser de manière absolue tous les facteurs et les évaluer à leur juste mesure, le tout dans un monde globalisé et complexe, mais à un moment il faut trancher. Toutefois, on ne parle pas ici de gains ou de pertes financières, mais de vies qui pourraient être mises en jeu et cela ne se fait pas à la légère. Je peux donc comprendre que cela demande du temps au niveau politique.
L’Ukraine va-t-elle, dès lors, avoir un avantage significatif sur ce front qui est gelé depuis des semaines ou bien va-t-on assister à un enlisement du conflit?
«Il y a 3.700 kilomètres de front et les activités de combat sont actuellement limitées à 1.200km. Les mouvements ne sont pas grands, les positions sont renforcées, mais il y a toujours des morts sur le terrain. Il ne faut pas l’oublier.
Les chefs militaires ne décident pas de l’envoi du matériel, c’est une décision politique.
Les Russes ont réalisé une première mobilisation et en ont annoncé une seconde. Est-ce que vous agissez de cette façon si votre objectif est d’aller à la table des négociations? Je ne le pense pas. Le but est plutôt de remplacer ce que vous avez perdu et de tout mettre en œuvre pour sortir de la situation où le front est figé. Il faut rappeler que le but de Vladimir Poutine est de changer de régime à Kiev pour le remplacer par un régime porté vers la Russie plutôt que vers l’Ouest. Un enlisement continu des forces russes empêcherait Poutine de réaliser son objectif. Les Russes vont donc devoir organiser une contre-offensive. Toute la question est de savoir quand. Le facteur temps sera déterminant. Plus on laisse du temps aux Russes, plus la Russie risque d’être capable de former et d’entraîner les nouvelles recrues pour pouvoir contre-attaquer. C’est une course contre la montre.
De plus, en tactique militaire, si vous attaquez, vous devez mettre une concentration de moyens sur le terrain de l’ordre de 3 contre 1. L’histoire militaire démontre également que vous avez davantage de chances de remporter la victoire sur le terrain en exécutant très rapidement un plan moins élaboré qu’en exécutant un plan fabuleux mis en œuvre trop tardivement. Dans ce cas, l’ennemi vous prendra en contre. La vitesse prime.
Outre des chars, l’Ukraine a-t-elle d’autres besoins en matériels et en compétences?
«Oui, et c’était un des objectifs de la dernière réunion Ukraine Defense Contact Group. Pour que l’Ukraine puisse être libérée, le président Zelensky et ses forces militaires doivent élaborer une contre-offensive. Cela prend du temps, de plus sous des bombardements massifs. L’Ukraine a donc besoin d’une défense aérienne.
L’Otan a-t-elle encore les moyens matériels et financiers pour soutenir l’Ukraine une année de plus?
«En tant que chef militaire, on sait exactement de quoi l’on dispose, mais on ne décide pas de l’envoi du matériel, c’est une décision politique.
Par ailleurs, avez-vous des données quant aux pertes militaires ukrainiennes et russes?
«Je n’ai pas de chiffres précis, mais en regardant les sources d’informations ouvertes, on peut s’en faire une idée. On peut lire plusieurs chiffres allant de 130.000 à 230.000 soldats russes morts ou dans l’incapacité de se battre. Disons que le chiffre de 180.000 soldats morts ou blessés semble crédible.
Le président ukrainien affiche souvent sa volonté de reprendre la Crimée. Selon vous, est-ce possible?
«D’une façon très générique, si une personne prend possession d’une partie de votre terrain, il est totalement justifié d’avoir l’objectif de reprendre ce terrain perdu. Il est donc logique de voir le président Zelensky affirmer vouloir reprendre l’ensemble des territoires perdus. Est-ce qu’il en a les capacités? Il faut faire le maximum pour le mettre dans une telle position.
Le groupe Wagner n’est pas une unité militaire digne de ce nom.
Lors des réunions de l’Ukraine Defense Contact Group, quel est l’état d’esprit? Tous les pays sont-ils sur la même longueur d’onde? Y a-t-il des divergences, des pays qui ne souhaitent pas trop soutenir l’Ukraine de peur d’être considérés comme cobelligérants par la Russie?
«Il y a des différences de vue entre les membres. Pour autant, tous concordent sur le fait qu’il faut donner les moyens à l’Ukraine de se défendre et de récupérer des territoires perdus. Je rappelle que nous respectons les règles et que fournir du matériel n’est pas un acte de cobelligérance.
Quel regard portez-vous sur des milices comme celles du groupe Wagner?
«Le groupe Wagner n’est pas une unité militaire digne de ce nom qui respecte les règles établies et notamment les conventions de Genève. Pour ce groupe, l’être humain ne compte pas. Evgueni Prigojine a envoyé des hommes à la mort sur le champ de bataille uniquement pour localiser les soldats adverses. Il préfère tuer ses soldats blessés plutôt que de les prendre en charge. Sans parler des atrocités sur les civils à l’instar de ce qu’on a pu voir à Boutcha. Ce qui montre aussi un manque de leadership au sein des forces russes. Car c’est aux chefs de faire respecter les règles, d’éviter les dérapages des soldats.
Le conflit russo-ukrainien ne risque-t-il pas de détourner notre attention d’autres lieux de tension, en Europe, mais aussi au niveau international (Azerbaïdjan, Sahel…)?
«Non, je ne crois pas. L’Otan dispose d’une vision de défense à 360°. Elle prend en compte l’ensemble des menaces. Il y a des priorités, mais il ne faut jamais sous-estimer les menaces et l’Otan ne perd pas de vue ce qui se passe dans d’autres régions du monde.
Nous avons une panoplie énorme de métiers qu’il est tout simplement impossible de retrouver dans une seule et même entreprise dans le privé.
Comment l’Otan utilise-t-elle les capacités de l’armée luxembourgeoise?
«Le Luxembourg doit être capable de fournir deux compagnies de reconnaissance légères jusqu’en 2028. Par après, nous devrons fournir, avec la Belgique, . C’est-à-dire un bataillon avec plus de personnel et plus de robustesse, donc avec des véhicules plus lourds. Nous sommes occupés à y travailler afin de savoir ce que nous devons acquérir, avec la Belgique, pour arriver à cet objectif fixé en 2021, donc avant la guerre en Ukraine. Ce qui montre que l’Otan a vu la montée de la menace et a anticipé en travaillant sur une stratégie à long terme pour rester crédible et capable de faire face aux menaces.
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L’Otan n’était donc pas «en mort cérébrale» comme l’avait dit le président Emmanuel Macron?
«Je ne commente pas les déclarations d’un chef d’État. L’analyse de la conception de la défense de l’Otan date d’avant la guerre en Ukraine, avec une stratégie visant une augmentation des effectifs et des capacités plus robustes. L’Union européenne a également travaillé sur un plan de défense en présentant la Boussole stratégique, un plan d’action ambitieux pour renforcer la politique de sécurité et de défense de l’UE. L’idée, au niveau de l’Otan, est d’être dissuasif. En l’étant, on ne se fait pas attaquer. Pour l’être, il faut un bon matériel, un bon entraînement et un bon esprit. Et si malgré cela, on se fait attaquer un jour, il faut être en mesure de répondre.
Le conflit en Ukraine a-t-il eu des conséquences sur le recrutement, notamment en matière de volontaires?
«Actuellement, l’armée luxembourgeoise compte 1.050 membres, dont 250 civils. Nous avons un turnover annuel d’environ 150 personnes et notre objectif est de recruter 100 militaires de plus à l’horizon 2028. Au niveau des soldats volontaires, on constate en effet qu’il y a moins de candidats actuellement. Ce qui s’explique par le facteur économique. Plus un pays se porte bien, moins il y a d’intérêt pour une carrière militaire. Pourtant, l’armée et ses métiers sont passionnants. Nous avons des ingénieurs informatiques, des ingénieurs en communications satellitaires, des pharmaciens, des médecins, des experts en logistique, etc. Une panoplie énorme de métiers qu’il est tout simplement impossible de retrouver dans une seule et même entreprise dans le privé. Évidemment, l’armée est un domaine particulier, avec les risques qui vont avec. Mais mon rôle est de réduire les risques encourus au maximum lors du déploiement de mes soldats.»