Plus de 161 cas de Slapps ont été recensés en Europe en 2022 selon Case.  (Image créée par DALL-E)

Plus de 161 cas de Slapps ont été recensés en Europe en 2022 selon Case.  (Image créée par DALL-E)

Le Conseil de l’UE a adopté ce mardi 19 mars une loi dans le but de mieux protéger journalistes, activistes et universitaires contre les poursuites judiciaires abusives de grands groupes, d’hommes d’affaires ou de politiciens. 

Votée le 27 février 2024 par le Parlement européen, la directive européenne anti-Slapps vient d’être adoptée par le Conseil de l’Union européenne, mardi 19 mars. Les Slapps (Strategic Lawsuit Against Public Participation), en français: les procédures-bâillons, c’est lorsqu’une personne physique ou morale souhaite intimider ou faire taire des médias ou des organisations, la plupart du temps, quand ces derniers dénoncent des faits de corruption, d’abus de pouvoir, de fraude, d’atteintes aux droits de l’Homme, de crime financier, de crime environnemental, d’extorsion, de coercition ou de harcèlement sexuel. Des questions d’intérêt public qui peuvent toucher aux business ou aux gouvernements. Ces organisations, ciblées par les médias ou les activistes, portent plainte au civil ou au pénal, le plus souvent en les accusant de diffamation. 

Le but des Slapps n’est pas de porter plainte pour obtenir des dommages et intérêts, mais plutôt d’intimider les journalistes ou activistes avec des procédures judiciaires longues et coûteuses. En Europe, selon la Case (COALITION AGAINST SLAPPS IN EUROPE), il y aurait eu 161 cas de Slapps en 2022. Un nombre qui ne cesse de croitre d’année en année. Toujours selon le rapport de Case datant de 2023, les pays les plus touchés par les Slapps sont la Pologne, Malte et la France. Si le nombre de cas au Luxembourg peut paraître minime, seulement quatre cas répertoriés en 2020 et 2021, lorsque l’on regarde la taille du pays et sa population, il se place cinquième sur la liste des pays avec le plus de Slapps par habitants – Malte, dépassant tous les autres pays à ce niveau. 

Nombre de cas de Slapps par année en Europe  (Graphique: Case)

Nombre de cas de Slapps par année en Europe  (Graphique: Case)

Qu’est-ce qui change avec la nouvelle règlementation européenne? 

Avec 546 voix pour, 47 contre et 31 abstentions, le Parlement européen a adopté une directive européenne sur la base de l’accord trouvé avec le Conseil des ministres le 30 novembre 2023. Concrètement, les mesures anti-Slapp permettent de:

– rejeter rapidement des demandes en justice manifestement infondées (à l’appréciation des tribunaux nationaux après un examen approfondi sur le fond)

– constituer une caution pour couvrir les frais de procédure et frais de représentation estimés pour les défendeurs

– garantir des indemnités de dommages sur des critères spécifiques pour les défendeurs

– sanctionner les demandeurs si le tribunal juge le cas pertinent 

– garantir que les jugements rendus dans des pays tiers dans le cadre de procédures infondées ou abusives à l’encontre de personnes ou d’institutions de l’UE ne seront pas reconnus

Cette protection s’appliquera à toutes les affaires transfrontalières, soit la grande majorité des cas en Europe. 

Le rapporteur allemand Tiemo Wölken (SPD) a déclaré: «Les poursuites-bâillons menacent l’État de droit et nuisent gravement aux droits fondamentaux de liberté d’expression, d’information et d’association. Il s’agit d’une forme de harcèlement juridique et d’abus du système judiciaire, qui est de plus en plus utilisée par des organisations et des personnes puissantes afin d’éviter le contrôle public.»

Pour la ministre luxembourgeoise de la Justice, , «le débat public libre se trouve au cœur des valeurs européennes et est indispensable à la protection de la démocratie. La proposition de directive anti-Slapp améliore significativement la protection au niveau européen des participants au débat public.» 

Dans un communiqué, la Case «se félicite de l’adoption de la directive anti-Slapp par le Parlement européen lors du vote en plénière. Cette directive établit les normes minimales pour protéger les gardiens de l’intérêt public contre les litiges abusifs sous forme de Slapps.»

Les États membres ont désormais deux ans pour transposer cette directive dans leur système national. Ils devront collecter les données relatives aux Slapps et les répertorier dans une base de donnée numérique commune aux États membres. 

Au Luxembourg, au moins quatre Slapps répertoriées

Le ministère de la Justice n’a pas souhaité commenter les procédures-bâillons au Luxembourg, puisque le concept même tel que décrit dans les textes européens n’existe pas dans le droit luxembourgeois. La définition d’une Slapp divergeait jusqu’alors d’un État membre à l’autre. Au Luxembourg, les procès engagés à l’encontre des journalistes et médias sont régis par la loi modifiée du 8 juin 2004 sur la liberté d’expression dans les médias et par les dispositions de droit commun.

La Case fait état de quatre procédures bâillons au Luxembourg dans son rapport. La plus marquante de ces procédures est celle intentée par Socfin envers plusieurs ONG belges et luxembourgeoises en 2019, dont notamment SOS Faim Luxembourg. Les ONG avaient dénoncé dans plusieurs communiqués de presse l’expansion de plantations en Afrique et en Asie du groupe agro-industriel et des problématiques de pollution, déforestation ainsi que de mauvaises conditions de travail et des violations des droits des communautés locales. Plus d’une trentaine de procédures judiciaires ont été lancées par Socfin dans plusieurs pays contre les ONG qui se défendent d’avoir publié ces infos dans l’intérêt public. Interrogé, le directeur de SOS Faim Luxembourg, Thierry Defense, explique que la procédure est toujours en cours et que les ONG sont en attente du verdict.

Contacté, la Case a confirmé que trois des Slapps luxembourgeoises concernaient Socfin. La quatrième étant une plainte de Sandstone contre le média EUobserver en 2020, à la suite d’une publication d’un article sur Chelgate, une firme de PR britannique chargée de redorer l’image du gouvernement maltais. Chelgate aurait utilisé la firme d’investigation Sandstone pour compiler un rapport sur le meurtre de la journaliste maltaise Daphne Caruana Galizia. Des extraits des recherches de Sandstone, obtenus par EUobserver, contenaient des accusations selon lesquelles le président russe Vladimir Poutine et le président azerbaïdjanais Ilham Aliyev avaient conspiré pour assassiner Caruana Galizia, en utilisant un assassin tchétchène promouvant ces théories du complot. Le procureur local avait rejeté l’affaire au pénal.

Par ailleurs, d’autres cas de Slapp ont été rapportés par divers médias luxembourgeois. Des journalistes de Reporter.lu, D’Lëtzebuerger Land et Paperjam ont aussi été victimes de ce type de procédures. 

Le Conseil de presse luxembourgeois n’a pas fait état de cas de Slapp dans le pays et dit n’avoir reçu aucune plainte à ce sujet. Le vice-président de l’Association luxembourgeoise des journalistes professionnels, Luc Caregari, explique que les Slapps sont assez rares dans le pays. Cependant, il souligne aussi la multiplication d’actes contre la liberté d’expression en Europe et dans le monde. Il regrette également le manque de législation sur les Slapps au Luxembourg. À voir comment la loi locale évoluera dans les deux ans. Jusqu’où le Luxembourg emmènera cette directive européenne?