Trois observateurs livrent leur analyse: Julien Pénasse (Université du Luxembourg), Philippe Ledent (ING) et Christopher Dembik (Pictet AM). (Photos: Sophie Margue/Romain Gamba/Maison Moderne et Quentin Jourdan)

Trois observateurs livrent leur analyse: Julien Pénasse (Université du Luxembourg), Philippe Ledent (ING) et Christopher Dembik (Pictet AM). (Photos: Sophie Margue/Romain Gamba/Maison Moderne et Quentin Jourdan)

L’horizon conjoncturel s’assombrit et la marge de manœuvre budgétaire se réduit. Le recours à l’emprunt va s’imposer au futur gouvernement. De quoi mettre en danger le triple A? Les spécialistes divergent.

Logement. Fiscalité. Place financière. Pendant la campagne électorale, les deux futurs partenaires de coalition, CSV et DP, ont multiplié les promesses. Dans quelle mesure vont-elles être financées? À l’heure où l’horizon conjoncturel s’assombrit, la marge de manœuvre budgétaire se réduit. Le recours à l’emprunt va fatalement s’imposer au futur gouvernement.

Pour l’heure, le Grand-Duché fait figure de bon élève. «À 24,6% du PIB (fin 2022), le ratio d’endettement du Luxembourg est le plus bas parmi les États souverains notés AAA, et bien en dessous du ratio d’endettement médian actuel de la catégorie, qui est de 36,1%», écrivait en juin l’agence de notation financière Fitch Ratings. Reste que la situation se fragilise. Selon un des scénarios qui circulent, à politiques inchangées, la dette publique pourrait après 2026.

Les marchés semblent considérer le Luxembourg comme plus à risque que l’Irlande.
Julien Pénasse

Julien Pénasseprofesseur de financeUniversité du Luxembourg

Jusqu’à mettre en danger le sacro-saint triple A luxembourgeois? Professeur de finance à l’Université du Luxembourg, Julien Pénasse juge la question légitime: «Je ne serais pas surpris qu’il y ait une dégradation de la note dans les années à venir. Les écarts de rendement sont plus élevés sur les obligations d’État luxembourgeoises que sur celles des autres pays. Les marchés semblent considérer le Luxembourg comme plus à risque, par exemple, que l’Irlande… alors que l’Irlande est moins bien notée que le Luxembourg!»

Et ces écarts de rendement grandissent, poursuit le professeur. «Dans l’absolu, ce n’est pas bon signe. Les marges de manœuvre pour l’emprunt sont de plus en plus étroites.» Le Luxembourg, pays à risque? Julien Pénasse nuance ses observations: «Ces écarts plus élevés ne traduisent pas forcément une crainte sur la dette. Ils peuvent avoir un caractère technique, lié au faible volume des obligations d’État luxembourgeoises et au faible nombre d’acteurs sur ce marché.»

À l’heure actuelle, selon les derniers chiffres disponibles, le stock d’obligations d’État luxembourgeoises s’élève à 21,9 milliards d’euros. En comparaison, l’Irlande affiche un stock dix fois plus important (239 milliards d’euros en 2022).

Le Luxembourg ne remplit pas les conditions pour entrer dans le radar des marchés.
Philippe Ledent

Philippe Ledentexpert économisteING

Expert économiste chez ING, Philippe Ledent ne voit, lui, pas de menace immédiate sur le triple A. «Le Luxembourg ne remplit pas les conditions pour entrer dans le radar des agences de notation ou des marchés financiers», estime-t-il.

Première condition, selon ce spécialiste: un contexte de tension sur les finances publiques de la zone euro. «Si la situation se dégrade en Italie, en France, en Belgique… et que le Luxembourg fait une grosse erreur à ce moment-là, qu’il mène une politique très dépensière sans effet retour, les projecteurs vont rapidement se braquer sur lui aussi. J’imagine une situation où, par exemple, les difficultés du secteur immobilier se combinent avec une croissance durablement affaiblie, sans que la politique n’arrive à relancer l’économie.»

«Durablement»: Philippe Ledent insiste sur le terme. «La note d’un pays n’est pas une appréciation de sa situation conjoncturelle d’aujourd’hui. Une dégradation passagère des finances publiques, en raison du cycle économique ou d’un plan de relance, ne va pas immédiatement impacter le rating. Celui-ci ne représente qu’une probabilité de défaut d’une dette à moyen et long terme: plus ce risque est faible, plus la note est élevée. Ce qui compte pour la notation, c’est donc ce qui peut peser sur la trajectoire de long terme de la dette.»

Il va y avoir un questionnement sur la trajectoire de la dette dans les années à venir.
Christopher Dembik

Christopher DembikstratégistePictet AM

Conseiller senior en stratégie d’investissement chez Pictet AM, Christopher Dembik s’attend à «un questionnement sur cette trajectoire dans les années à venir, avec éventuellement des réformes à mener, notamment sur les retraites». Mais pas de quoi menacer la note luxembourgeoise. Et quand bien même ce serait le cas, l’expert relativise: «La perte du triple A n’entraîne plus systématiquement, depuis une dizaine d’années, une hausse significative du coût de l’emprunt. L’univers du triple A s’est tellement réduit que les investisseurs n’ont d’autre choix que de se replier sur la dette de qualité inférieure.»

Pour le dire autrement: les agences de notation ont perdu en influence. «Elles tardent à réagir», explique le stratégiste. «C’est le marché, via la hausse des taux d’emprunt par exemple, qui va considérer qu’un pays est à risque. Les agences ne font ensuite qu’acter cet état de fait.» Et Christopher Dembik de conclure: «Le coût de la dette sera, dans tous les cas, plus élevé dans les années à venir. Et le Luxembourg est très bien armé pour cette situation.»