Les États membres de l’UE ont jusqu’au 7 juin 2026 pour transcrire en droit national la directive européenne sur la transparence salariale. Une directive importante tant du côté des employeurs que des salariés. Ils seront à l’avenir placés sur un pied d’égalité quant au niveau d’information sur les niveaux de salaire pratiqués à l’intérieur d’une même entreprise ou d’une même catégorie de métiers. La people process outsourcing (PPO) partner et diversity & inclusion leader de PwC, , et la head of human resources, , décrivent les contours de cette révolution qui s’annonce.
Que désigne-t-on exactement par «transparence salariale»?
Vinciane Istace (V.I.) – «Il s’agit d’un mécanisme additionnel dont se dote l’Europe afin d’atteindre des objectifs de non-discrimination entre hommes et femmes dans la rémunération d’un travail équivalent ou de même valeur. Ce principe a été transcrit dans les droits nationaux (au Luxembourg, l’article L.225 et seq. de notre Code du travail) comme dans les conventions collectives appliquées à certains secteurs, et pourtant des écarts demeurent par manque d’accès aux données de rémunération. L’idée ici est de dire que quelque chose peut évoluer, à condition que les informations soient connues, publiées, et donc qu’il y ait de la transparence. Des informations jusqu’alors difficilement accessibles ou qui l’étaient uniquement aux personnes décisionnaires. Avec la transparence salariale, chacun augmente sa conscience de la situation dans laquelle il se trouve et peut mieux exercer ses droits.
Cette question des salaires, elle constitue encore un tabou au Luxembourg?
Delphine Berlemont (D.B.) – «Il existe des différences en fonction des pays, mais également de certaines générations. Dans les pays nordiques ou aux États-Unis, la notion de rémunération et de partage de l’information est beaucoup plus fluide et beaucoup plus naturelle que dans d’autres, dont le Luxembourg fait partie. Chez nos voisins français, par exemple, c’est beaucoup plus tabou, beaucoup plus opaque. De même, les jeunes générations sont plus à même et plus avides de partager l’information en toute transparence. Cela va de pair avec l’évolution des technologies et de la fluidité de l’information. Un certain nombre de sites internet, du type Glassdoor, partagent déjà des informations sur les entreprises, les employeurs, l’expérience des employés. Cela permet d’ouvrir les portes et d’avoir un peu plus de visibilité sur certains éléments, y compris de rémunération. Le fait que la question salariale devienne très transparente permettra aux employeurs de se concentrer sur d’autres aspects en termes de marque employeur, sur les éléments de valeur qui vont au-delà de la seule rémunération.
Il sera demandé aux employeurs de s’expliquer et de pouvoir le faire.
V.I. – «À l’échelle européenne, l’écart salarial en défaveur des femmes est de l’ordre 13%. Par comparaison, le Luxembourg excelle puisqu’il atteint en général un écart inférieur à 1%. La question pourrait donc se poser de savoir si la transparence salariale y est nécessaire. Oui, c’est nécessaire. On a trop souvent tendance à réduire le débat autour de la rémunération aux seuls salaires. Mais il y a des primes, des avantages en nature, des primes ou bonus variables… Sans compter que lorsqu’on communique sur ce genre d’écart, on le fait sur des grandes masses. Alors, oui, quand on met tout le monde ensemble dans un immense creuset qui est le marché du travail luxembourgeois et qu’on fait bouillir, la soupe est bonne. Mais la transparence, c’est aussi de se dire qu’il y a des catégories de travailleurs dans les organisations où cet écart reste criant et qui réclament d’être mis en évidence pour donner à tous un moyen d’agir, et notamment aux employeurs. Dans les positions managériales au Luxembourg, par exemple, l’écart n’est pas de 13%, mais de 27%. Peut-on s’accommoder de cela sur le long terme?
Quelle est la philosophie de la directive européenne?
V.I. – «Elle demande aux États membres de publier, pour le secteur privé comme pour le secteur public, des informations par catégories d’emploi. Et ce, à deux moments. Tout d’abord, avant la mise en relation de l’employeur avec le candidat. Le candidat aura droit à cette information lorsqu’il postulera. De son côté, il sera «protégé», en ce sens qu’il n’aura pas à révéler son «historique» salarial. Le salaire auquel il pourra prétendre dans l’organisation sera donc défini par rapport à la valeur du poste, et non par rapport à son parcours passé. Ces informations relatives aux salaires médians par catégorie bénéficieront également à l’ensemble des salariés d’une société. Chacun pourra apprécier où il se positionne. Cela va changer la dynamique du marché. Je suis convaincue que cela va permettre d’objectiver et de mieux documenter les décisions appliquées aux collaborateurs, et ainsi assainir toute la structure des pratiques de rémunération. Il sera demandé aux employeurs de s’expliquer et de pouvoir le faire. Est-ce que ma méthodologie de rémunération, ses principes fondateurs et les critères que j’applique sont explicables de façon objective et neutre?
Un grand challenge pour beaucoup de sociétés.
Concrètement, qu’est-ce que cela va impliquer?
D.B. – «Les employeurs vont devoir se doter d’un certain nombre de structures et d’outils en interne, à commencer par une structure claire en termes de rémunération, assortis de critères objectifs sur l’évolution de carrière ainsi que sur la performance, et la reconnaissance financière de celle-ci. Dans les entreprises ne disposant pas de ce genre d’outils, il va falloir les concevoir, il n’y a plus le choix. Cela va permettre l’identification et la gestion par les entreprises d’‘outliers’. L’enjeu sera alors de rééquilibrer les choses afin de parvenir à une situation plus harmonieuse. Un grand challenge pour beaucoup de sociétés.
V.I. – «Ce sera très compliqué pour beaucoup d’acteurs. La catégorisation des fonctions pour les sociétés l’ayant déjà mise en place et qui se disent matures sera un moins grand trauma. Mais pour nombre de sociétés, il va falloir faire l’inventaire de toutes les fonctions, les évaluer avec la même échelle, pour pouvoir les comparer et construire une hiérarchie de fonctions permettant de se dire: ‘Le poids de celle-ci étant relativement supérieur à celle-là, quand j’y superpose ma stratégie salariale, je peux objectivement argumenter que je rémunère plus un responsable d’équipe ou un développeur IT que quelqu’un qui serait dans une fonction évaluée comme moins déterminante dans le fonctionnement de l’entreprise, se traduisant par une moindre gradation.’ Un exercice colossal. Quand vous serez confronté à une question d’un salarié, vous aurez deux mois pour répondre. Et si vous parvenez à un écart de rémunération supérieur à 5%, vous aurez six mois pour le résorber. C’est beaucoup de pression pour les acteurs de la Place.
Quels sont les risques encourus?
V.I. – «Si l’écart calculé sur la base de la rémunération brute horaire moyenne des femmes et des hommes pour un travail équivalent dépasse 5 % dans une même catégorie de travail , les employeurs seront tenus d’engager une évaluation conjointe de la rémunération. Cela va renforcer le rôle des partenaires sociaux, puisque ce sera fait en partenariat avec la délégation du personnel. Du fait que la charge de la preuve sera renversée, des actions individuelles de salariés, voire des actions groupées d’une catégorie de collaborateurs qui se rendraient compte qu’ils n’ont pas été traités avec équité et qui pourraient remonter à plusieurs années en arrière pour obtenir compensation, sont également envisageables. En effet, les délais de prescription ne pourront être inférieurs à trois années et ne commenceront pas à courir avant que le plaignant ait connaissance, ou puisse raisonnablement être censé avoir connaissance, d’une violation.
Vais-je enfin pouvoir connaître le salaire accordé à mon voisin de bureau, pour le comparer au mien?
D.B. – «Non. En revanche, vous pourrez connaître les éléments médians ou les fourchettes de rémunération de la catégorie dans laquelle vous vous situez, ou d’autres catégories. Vous pourrez individuellement vous comparer, mais l’employé n’aura accès qu’à ses propres informations. Les principes de confidentialité sont conservés.
Rien n’est pire pour un individu que de se dire qu’il y a iniquité de traitement salarial.
Doit-on s’attendre à une refonte des grilles de salaires?
V.I. – «Cela peut mener à des ajustements, ainsi qu’à des discussions intéressantes tant avec les partenaires sociaux qu’avec les salariés eux-mêmes. On aurait tort de résumer cela à une question de chiffres, car ce n’est pas la rémunération en tant que telle qui favorise l’engagement d’un salarié. Ce qui déclenche cet engagement, c’est la perception d’équité dans la rémunération et la conviction, même s’il existe de menues différences au sein d’une organisation, que chacun y est plus ou moins traité à équivalence. Rien n’est pire pour un individu que de se dire qu’il y a iniquité de traitement salarial. C’est extrêmement démotivant. Le but n’est donc pas d’arriver au plus haut niveau de rémunération, mais de remettre de la justesse.
D.B. – «Chaque employeur va devoir se situer et définir sa philosophie. Est-ce que je souhaite me positionner en tant que ‘median payer’? ‘Top payer’? J’ai coutume de dire que les éléments de rémunération ne constituent pas un fort levier de motivation, mais qu’ils peuvent être un moteur de démotivation très puissant. On a tous en tête une valeur que l’on croit avoir en fonction de son poste et de son rôle. Si l’on me paie 20% de plus, ce ne sera pas nécessairement plus motivant. Mais si l’on me propose 20% de moins, cela peut être extrêmement démotivant. La transparence salariale permettra d’ajuster et d’objectiver cette valeur et d’éloigner ainsi le sujet, afin de se concentrer sur les autres éléments de l’‘employer value proposition’, les perspectives de progression, d’apprentissage, de formation, d’harmonie vie privée-vie professionnelle, etc.
Puisque chacun d’entre nous appartiendra à une catégorie donnée et qu’à l’intérieur de cette catégorie, la fourchette des rémunérations pratiquées sera connue, est-ce la fin des négociations salariales?
D.B. – «Je ne pense pas. On parle de fourchette justement, il y a donc de la marge vers le haut ou vers le bas, la discussion portera sur l’endroit où situer le curseur.
V.I. – «Quoi qu’il en soit, les discussions seront plus efficaces. On aura un peu mieux cadré la marge de manœuvre. Et cela va faire gagner aussi beaucoup de temps. Il va falloir certes investir pour installer les outils de reporting nécessaires, mais on gagnera en efficacité par ailleurs dans le processus de recrutement. La question salariale sera accélérée.
Quel est l’état d’esprit des employeurs?
D.B. – «Tous les employeurs ne sont pas au même niveau de préparation. Sans compter qu’il va falloir aller au-delà en prévoyant des systèmes de reporting qui vont aussi demander du temps et de l’énergie. Il sera nécessaire d’équiper non seulement les professionnels des ressources humaines, mais aussi les managers. Comment avoir ce genre de discussion autour de la rémunération? Pour certains, ça peut être un défi.»
V.I. – «L’état d’esprit des employeurs dépend de la taille de l’entreprise. Avec moins de 100 salariés, vous êtes serein aujourd’hui. De 100 à 149 salariés, vous avez jusqu’au 7 juin 2031. Au-delà, c’est-à-dire à partir de 150 salariés, c’est 7 juin 2027, il faut déjà se mettre en ordre de marche. Outre la taille, entre en ligne de compte la culture même du secteur professionnel. Certains secteurs seront plus prompts à intégrer ces nouvelles exigences. Sans parler du millefeuille réglementaire. Certaines sociétés sont en train de digérer le reporting que les exigences ESG ont introduit, notamment le reporting CSRD, et s’y ajoute maintenant la transparence salariale, qui complète l’arsenal. Un millefeuille, c’est léger en apparence. Mais pour certains, cela pèse un certain poids.»