«Une épouse et mère», «un survivant», «une convalescente à la rue»… Au-delà des chiffres, des images de foule marchant à travers champs pour échapper à la guerre, des bateaux de fortune ballottés par les vagues de la Méditerranée, l’ouvrage de Passerell rappelle qu’une vie et une histoire se cachent derrière chacun de ces visages épuisés par l’exil.
Neuf récits ont été repris parmi les centaines que la cellule de veille et d’action juridique de Passerell a écoutés en recevant des demandeurs d’asile pour les informer de leurs droits et de la procédure au Luxembourg. «Ces personnes ont mis parfois plusieurs années avant d’arriver au Luxembourg», souligne Ambre Schulz, membre de Passerell et co-autrice de l’ouvrage avec Cassie Adélaïde et Catherine Warin. «Les Érythréens doivent passer par le Soudan, l’Éthiopie, la Libye – où ils peuvent être retenus jusqu’à trois ans –, traverser la Méditerranée – un souvenir très traumatisant – pour enfin accoster en Italie. Mais une fois en Europe, leur périple n’est pas terminé et même s’ils obtiennent le statut de réfugié ils rencontrent encore d’autres problématiques comme le regroupement familial.» Le récit est aussi celui des bénévoles qui reçoivent, écoutent, conseillent, suivent ces personnes durant plusieurs années parfois.
Pour préfacer ce recueil de récits de 117 pages, couché sur un vrai faux calepin à la couverture tissée, Passerell a fait appel à Smaïn Laacher, sociologue connu pour ses travaux sur les déplacements de populations et ancien juge assesseur à la Cour nationale du droit d’asile, c’est-à-dire la juridiction française chargée de décider du sort des demandeurs d’asile.
Entré «par inadvertance» au moment où le Haut Commissariat aux réfugiés a décidé d’ouvrir ce qui était alors la commission de recours des réfugiés à des non-juristes – anthropologues, politistes ou sociologues –, M. Laacher a passé 15 ans au sein d’une formation à trois, aux côtés d’un magistrat et d’un représentant de l’Ofpra (l’office responsable des réfugiés en France), à raison de quatre à cinq séances par mois. «Pas plus, sinon ç’aurait été intenable», confie-t-il, au vu de l’intensité de ces audiences. «Ceux qui sont en face jouent gros. Et nous étions soumis à une pression importante parce que se tromper peut avoir de très lourdes conséquences pour le requérant. Si nous ne lui attribuons pas le statut de réfugié alors qu’il le mérite vraiment, il risque gros s’il est expulsé.»
Ce qui leur est arrivé peut parfaitement nous arriver un jour ou l’autre.
Plus de 7.000 demandeurs d’asile ont raconté leur histoire devant M. Laacher. Jusqu’à ce que celui-ci, «gagné par la lassitude», raccroche, sans pour autant tourner la page. De son expérience, il tire un ouvrage, «Croire à l’incroyable», racontant comment des juges doivent décider du sort de simples gens en s’appuyant sur des témoignages parfois lacunaires, des preuves qui ne tiennent pas forcément la route, des malentendus et des incompréhensions culturelles aussi. Comme lorsqu’un juge interroge un Somalien affirmant être un musicien victime de persécution sur ses connaissances en solfège.
«Il me semble important, quand on a la possibilité et l’autorité de transporter dans l’espace public des récits qui méritent d’être lus, des voix qui méritent d’être entendues et écoutées, de le faire», plaide M. Laacher. «Parce que ce qui leur est arrivé peut parfaitement nous arriver un jour ou l’autre. Nous ne sommes absolument pas à l’abri des conflits, des guerres, d’un renversement radical de situation, quand l’altérité politique ou confessionnelle est refusée. La paix n’est jamais éternelle. Le récit sert à montrer que même quand on n’a rien à voir avec ces personnes, on partage une humanité commune. Tout acte de réhumanisation est un acte de réhabilitation.»