Le dernier ambassadeur des États-Unis au Luxembourg, Tom Barrett, entre Yuriko Backes et Corinne Cahen, a expliqué l’importance stratégique de maintenir des liens étroits avec le Luxembourg. (Photo: Romain Gamba/Archives)

Le dernier ambassadeur des États-Unis au Luxembourg, Tom Barrett, entre Yuriko Backes et Corinne Cahen, a expliqué l’importance stratégique de maintenir des liens étroits avec le Luxembourg. (Photo: Romain Gamba/Archives)

Le dernier ambassadeur des États-Unis au Luxembourg, Tom Barrett, a réagi aux rumeurs de fermeture à venir de l’ambassade au Luxembourg, expliquant qu’au cœur de l’Europe, cela laisserait le champ libre à la soft diplomatie chinoise. Stacey Woolf Feinberg, désignée par Donald Trump en début d’année, reste en course pour la nomination.

(Article modifié à 19h30 avec les réponses de l’ambassade américaine au Luxembourg)

«J’ai découvert là-bas un incroyable réservoir de bonne volonté qui remonte à 80 ans, lorsque les États-Unis sont intervenus et ont sauvé le pays», a déclaré Tom Barrett au Milwaukee Journal Sentinel ce mercredi. «Pour moi, il est insensé de gaspiller cette bonne volonté.» Selon celui qui a été ambassadeur au Luxembourg de 2022 jusqu’à la mi-janvier de cette année, cette décision inviterait la Chine à exercer une plus grande influence au cœur de l’Europe et nuirait aux liens étroits entre les États-Unis et le Luxembourg.

Des fuites de documents, chez CNN et Politico, semblent indiquer la fermeture de 17 consulats et 10 ambassades, dont celles de Malte, du Luxembourg, du Lesotho, de la République du Congo, de la République centrafricaine et du Soudan du Sud. La liste comprend également cinq consulats en France, deux en Allemagne, deux en Bosnie-Herzégovine, un au Royaume-Uni, un en Afrique du Sud et un en Corée du Sud. Le document propose que les fonctions des ambassades fermées soient couvertes par des antennes dans les pays voisins.

La porte-parole du département d’État, Tammy Bruce, n’a pas souhaité commenter le document interne ni les projets de réduction drastique du département d’État. «Je vous suggère de vous renseigner auprès de la Maison-Blanche et du président des États-Unis, qui continuent d’élaborer leur plan budgétaire et de le soumettre au Congrès», a déclaré Mme Bruce interrogé par des journalistes américains. «Les chiffres que nous observons sont souvent prématurés ou erronés, basés sur des documents fuités d’une source inconnue.» Une stratégie qui, pour l’heure, n’est venue aux oreilles d’aucun officiel luxembourgeois. 

«Aucune fermeture d'ambassade ou de consulat n'a été annoncée, y compris à l'Ambassade des États-Unis au Luxembourg, et nos opérations se déroulent normalement» assure la porte-parole de l’ambassade, Meghan Dean.  «Comme l'a indiqué la porte-parole du Département d'État, Tammy Bruce, lors du point presse du 15 avril: ‘Je peux vous dire que, quoi que vous ayez vu publiquement, cela n'a pas été publié par cette entité, ni par ce Département. Cela n'a pas été publié par le Secrétaire.’ Le Département d'État continue d'évaluer ses programmes et sa posture à l'échelle mondiale afin de s'assurer que nous sommes le mieux positionnés pour relever les défis modernes au nom du peuple américain. Nous continuons à engager un dialogue diplomatique avec nos alliés et partenaires, y compris le Luxembourg, pour faire progresser les intérêts nationaux des États-Unis et les priorités politiques communes.»

Stacey Woolf Feinberg toujours en lice

Le président américain, Donald Trump, a déjà désigné mi-janvier Stacey Woolf Feinberg pour succéder à M. Barrett. Le 10 avril, le chemin vers sa nomination se poursuivait puisque le Sénat a validé son certificat de compétences. «Sa longue carrière met en évidence sa polyvalence dans différents secteurs. Forte de son leadership et de son sens des affaires reconnus, elle est une candidate hautement qualifiée pour occuper le poste d’ambassadrice au Luxembourg», peut-on y lire en guise de conclusion, sans que cela ne préjuge de la nomination définitive de la fondatrice et directrice générale de 33 Capital LLC, où elle se consacre au financement et à l’accompagnement des femmes entrepreneures. Elle est régulièrement membre du jury de concours de capital-risque, intervient dans divers panels sectoriels et dirige le programme Junior VC du Women Founders Network.

«Une fois que la Maison Blanche soumet une nomination au Sénat, le candidat suit un processus législatif pour être confirmé en tant qu'ambassadeur. Ce processus comprend une audition devant la Commission des affaires étrangères du Sénat ainsi qu'un vote du Sénat. Après la confirmation par le Sénat, le président nomme probablement le candidat à son poste. Mme Feinberg est actuellement en attente de la fixation d'une date pour son audition devant la Commission des affaires étrangères du Sénat», explique encore la porte-parole de l’ambassade au Luxembourg.

Au fil du temps, l’ambassade à Luxembourg a accueilli plusieurs personnalités diplomatiques américaines marquantes. On compte parmi les anciens ambassadeurs Perle Mesta, envoyée de 1949 à 1953 et célèbre «hôtesse avec le plus de succès» dont les réceptions mensuelles avaient même inspiré la comédie musicale «Call Me Madam»​. Patricia Roberts Harris est également entrée dans l’histoire en 1965 en devenant la première femme afro-américaine nommée ambassadrice des États-Unis – et c’est à Luxembourg que le président Lyndon B. Johnson la désigna pour cette première historique​.

Plus récemment, l’ambassade de Luxembourg a vu James Hormel occuper le poste en 1999, premier ambassadeur ouvertement homosexuel des États-Unis, nommé par le président Bill Clinton​. Par ailleurs, le Luxembourg a eu le privilège d’avoir un de ses natifs, John E. Dolibois, comme ambassadeur américain (1981–1985) – seul cas à ce jour d’un Luxembourgeois de naissance à ce poste​. La qualité de son service fut telle qu’en 2003 le Congrès américain a donné son nom à la résidence de l’ambassade​, soulignant l’attachement à la relation bilatérale. Ces figures emblématiques témoignent de l’évolution du rôle de l’ambassade, passée d’une simple légation à une mission confiée à des personnalités influentes, incarnant souvent des «premières» pour la diplomatie américaine.

La fermeture de l’ambassade marquerait une rupture sans précédent dans cette continuité diplomatique séculaire. Du point de vue historique et symbolique, ce serait un geste très lourd de sens: «Un profond bouleversement dans les relations entre le Luxembourg et les États-Unis», selon le président de la commission des Affaires étrangères de la Chambre, Gusty Graas,​ interrogé par nos confrères de Virgule. Après plus d’un siècle de présence diplomatique ininterrompue (hormis la parenthèse de la Seconde Guerre mondiale), la mise en veille de la mission américaine serait perçue comme un retour en arrière. Les liens forgés depuis 1903 – consolidés dans la libération du pays en 1944 et dans l’Alliance atlantique – se verraient fragilisés.

L’absence d’ambassadeur sur place signifierait que les échanges officiels devraient transiter par une représentation américaine à l’étranger (probablement l’ambassade voisine à Bruxelles), au risque de diluer l’attention portée aux enjeux spécifiquement luxembourgeois. Une telle décision serait d’autant plus ressentie comme un désaveu que, jusqu’à présent, les relations bilatérales étaient qualifiées d’excellentes. Elle pourrait ainsi entamer la confiance et la compréhension mutuelle patiemment bâties depuis des générations.

Place financière et spatial

Historiquement, l’ambassade des États-Unis à Luxembourg joue un rôle essentiel de facilitateur dans les échanges économiques entre les deux pays. Malgré la petite taille du marché luxembourgeois, les États-Unis figurent parmi les principaux partenaires commerciaux du Grand-Duché. Les échanges bilatéraux de biens englobent des machines, des produits pharmaceutiques ou encore des services financiers​.

De son côté, le Luxembourg sert de plateforme stratégique pour de nombreuses firmes américaines en Europe, en particulier dans la finance et la technologie, grâce à un environnement réglementaire attractif et une main-d’œuvre hautement qualifiée. L’ambassade, via sa section commerciale et ses diplomates, a soutenu activement cette dynamique en aidant à connecter investisseurs américains et décideurs locaux, en informant les entreprises des opportunités et en facilitant les démarches administratives.

Par exemple, elle a encouragé le développement de partenariats dans le secteur spatial naissant: le Luxembourg a adopté un cadre légal innovant sur l’exploitation des ressources spatiales aligné sur l’approche américaine, ce qui a attiré de nombreuses sociétés spatiales des États-Unis à ouvrir des bureaux au Grand-Duché. De même, la présence d’une ambassade sur place donne aux entreprises américaines un interlocuteur direct pour résoudre d’éventuels obstacles commerciaux et promouvoir un climat d’affaires favorable.

Les investissements croisés sont particulièrement importants et ont été stimulés par cette coopération diplomatique. De nombreuses multinationales américaines ont choisi d’implanter leur siège européen ou des filiales au Luxembourg (dans des secteurs allant des médias numériques au commerce en ligne et aux services financiers), et le pays accueille un grand nombre de fonds d’investissement gérés par des institutions américaines, renforçant les liens financiers entre les deux économies​.

Inversement, des entreprises luxembourgeoises investissent ou opèrent aux États-Unis, soutenues par un dialogue fluide entre les autorités – auquel l’ambassade contribue en fournissant analyses et contacts. Grâce à ces relations, les flux d’investissement direct entre les deux pays ont atteint en moyenne plus de 600 milliards d’euros par an sur la dernière décennie, signe d’un partenariat économique mutuellement bénéfique.

Au total, plus de 70.000 emplois seraient liés aux échanges transatlantiques entre le Luxembourg et les États-Unis, un chiffre remarquable qui inclut les emplois créés au Grand-Duché par les entreprises américaines et réciproquement​. Des secteurs clés illustrent cette interdépendance: la place financière luxembourgeoise abrite des banques et gestionnaires d’actifs américains de premier plan, le transport aérien et spatial voit une collaboration étroite et des échanges de haute technologie se multiplient.

L’ambassade a aussi initié ou soutenu des programmes structurants pour renforcer les synergies économiques à long terme. Par exemple, en partenariat avec l’Université du Luxembourg et le secteur privé, elle a cofondé un programme de bourses d’études – le U.S.-Luxembourg Leadership Exchange Award – permettant chaque année à des étudiants luxembourgeois de suivre une formation aux États-Unis. Lancée initialement en 2007 avec le soutien de l’ambassade et d’entreprises américaines basées au Grand-Duché, cette bourse a été récemment étendue par un protocole d’accord signé en 2023, afin de couvrir tous les niveaux d’études et d’être financée intégralement par des firmes américaines locales​.

Un rôle stratégique pour l’Otan

Les États-Unis et le Luxembourg entretiennent depuis longtemps une coopération stratégique étroite, en grande partie via leur alliance au sein de l’Otan. Membre fondateur de l’Alliance atlantique en 1949, le Luxembourg a toujours été un allié fidèle de Washington sur les questions de défense et de sécurité. L’ambassade américaine à Luxembourg sert de courroie de transmission indispensable pour coordonner ces efforts stratégiques communs. Historiquement, les autorités luxembourgeoises ont adopté une ligne très pro-occidentale, s’alignant sur les positions américaines dans la plupart des dossiers majeurs de la guerre froide puis de l’après-guerre froide. Cette proximité s’explique par la gratitude envers le rôle libérateur des États-Unis pendant les deux conflits mondiaux et par une convergence de valeurs démocratiques. En 1984, un article du New York Times qualifiait même le Luxembourg de «pays d’Europe sans doute le plus ouvertement pro-américain», réputé pour être «le meilleur ami de Washington» sur le continent​.

Cet esprit s’est traduit concrètement par des contributions luxembourgeoises adaptées à l’Otan: incapables de déployer une armée imposante, les Luxembourgeois ont apporté d’autres moyens. Par exemple, tous les avions Awacs de l’Otan (ces gros Boeing E-3 de surveillance aérienne) sont immatriculés sous registre luxembourgeois et arborent le drapeau du Grand-Duché, en reconnaissance de la participation financière du pays depuis 40 ans à ce programme crucial​. Dès les années 1960, le Findel servait de base logistique pour les exercices alliés, et le Luxembourg a accueilli sur son sol certaines infrastructures de soutien de l’Otan, capitalisant sur sa position géographique et politique stable au cœur de l’Europe.

L’ambassade des États-Unis abrite notamment un Office of Defense Cooperation (ODC) dont la mission est de travailler main dans la main avec le ministère luxembourgeois de la Défense. À ce titre, les diplomates de l’ODC et les attachés de défense américains facilitent l’élaboration de projets conjoints, qu’il s’agisse d’achats d’équipements, d’exercices conjoints ou d’échanges d’expertise. Récemment, l’accent a été mis sur l’innovation et la montée en capacité des forces luxembourgeoises.

Le Luxembourg, qui augmente progressivement son budget de défense pour tendre vers l’objectif de 2% du PIB fixé par l’Otan, investit dans des niches technologiques (comme le spatial, le cyber, les satellites de communication). L’ambassade a soutenu cette orientation en mettant en relation des entreprises américaines du secteur de la défense avec l’écosystème luxembourgeois. En 2024, l’ODC a ainsi organisé avec la Direction de la Défense luxembourgeoise des visites de sociétés locales innovantes (spécialisées dans les matériaux légers, l’imagerie nocturne, les composites avancés, etc.) afin d’explorer des collaborations industrielles et des transferts de savoir-faire.

De telles initiatives, encouragées par l’ambassadeur, visent à renforcer la compatibilité des forces et technologies des deux pays, tout en aidant le Luxembourg à développer une base industrielle de défense conforme aux standards Otan. L’ambassade s’implique également dans la planification des contributions luxembourgeoises aux missions alliées: par exemple, lorsque le Luxembourg a décidé de participer à la présence avancée renforcée en Europe de l’Est, envoyant des petits contingents en Lituanie puis en Roumanie en 2022-2023, c’est en concertation avec les conseillers américains que ces déploiements ont été calibrés​.

Investissement à 100 millions de dollars

Un autre domaine de coopération stratégique notable est la logistique et les infrastructures militaires. Sur ce volet, la relation est exemplaire: le sud du Luxembourg abrite depuis des décennies l’un des plus grands dépôts de réserve de l’US Air Force en Europe, géré par le War Reserve Materiel (WRM) de l’Usafe. Ce complexe de stockage, situé à Sanem, sert à pré-positionner du matériel et des approvisionnements pouvant être déployés en 24 heures sur n’importe quel théâtre d’opérations​.

L’ambassade a facilité la conclusion d’accords entre le Pentagone et le gouvernement luxembourgeois pour l’extension de ces installations stratégiques. En octobre 2023, un projet majeur d’agrandissement de 18.000m² des entrepôts a été lancé en présence de l’ambassadeur Thomas Barrett et du ministre luxembourgeois de la Défense, François Bausch​. Cet investissement de 100 millions de dollars, entièrement financé par les États-Unis, «démontre l’engagement américain en faveur de la défense européenne et de l’Alliance», avait souligné l’ambassadeur lors de la cérémonie, ajoutant qu’il s’inscrivait dans la réponse commune à un contexte de sécurité en rapide évolution.

Pour le Luxembourg, qui avait sollicité l’aide américaine au plus fort de la pandémie de Covid-19 (les entrepôts US ayant fourni en 2020 des générateurs et réfrigérateurs pour équiper d’urgence des hôpitaux de campagne luxembourgeois)​, ce projet renforce la résilience logistique de l’Otan tout en valorisant son territoire. L’ambassade a été un acteur clé dans la concrétisation de ce partenariat «gagnant-gagnant»: elle a coordonné les aspects diplomatiques, assurant le lien entre les ingénieurs militaires américains et les autorités locales pour les permis de construire, et veillé à communiquer sur l’importance de cette infrastructure auprès du public luxembourgeois.

Sur le plan géopolitique, la mission diplomatique américaine accompagne étroitement le Luxembourg dans les enjeux transatlantiques contemporains. Qu’il s’agisse de la lutte contre le terrorisme, de la politique vis-à-vis de la Russie ou de la Chine, ou encore de la stratégie spatiale, l’ambassade sert de plateforme de consultation permanente. Pendant le mandat du Luxembourg au Conseil de sécurité de l’Onu en 2013-2014, les diplomates américains et luxembourgeois ont collaboré étroitement, notamment sur les dossiers humanitaires en Syrie – témoignant d’une confiance réciproque forgée par des années de dialogue stratégique.

Plus récemment, suite à l’agression russe en Ukraine en 2022, le Luxembourg s’est aligné sans ambiguïté sur la position occidentale en fournissant une aide militaire et humanitaire substantielle à Kiev (près de 17% de son budget de défense est consacré à l’Ukraine)​. L’ambassade américaine a joué un rôle d’appui en relayant les attentes de Washington, en coordonnant l’assistance non-létale via l’Otan (comme la contribution luxembourgeoise au fonds d’assistance pour l’Ukraine)​, et en veillant à ce que le Luxembourg participe aux initiatives de renforcement de la sécurité des partenaires vulnérables (tels que la Moldavie ou la Géorgie).

Cette concertation quasi quotidienne, souvent en coulisses, garantit que le Luxembourg – petit par la taille mais engagé sans ambiguïté aux côtés des États-Unis – puisse amplifier sa voix au sein des enceintes internationales en phase avec ses alliés. L’ambassade agit ici comme un multiplicateur d’influence: elle informe Washington des positions luxembourgeoises et inversement, si bien que le Grand-Duché est souvent en mesure d’anticiper et de soutenir les initiatives américaines dans les instances multilatérales.