(de gauche à droite) Les économistes du Mécanisme européen de stabilité Carmine Gabriele, Katarina Gumanova et Michael Kühl. (Photos: Blitz/ESM; Montage: Maison Moderne)

(de gauche à droite) Les économistes du Mécanisme européen de stabilité Carmine Gabriele, Katarina Gumanova et Michael Kühl. (Photos: Blitz/ESM; Montage: Maison Moderne)

La persistance de la rétention de main-d’œuvre, estimée à 3,6 millions de travailleurs excédentaires au deuxième trimestre 2024, s’est traduite par des taux de chômage artificiellement bas dans la zone euro. Les économistes du Mécanisme européen de stabilité ont tiré la sonnette d’alarme: combinée à des coûts de main-d’œuvre élevés et à des pressions sur les bénéfices, cette situation pourrait compromettre la stabilité des finances publiques de la région et menacer la stabilité financière globale.

«La thésaurisation de la main-d’œuvre reste élevée», résument les économistes du Mécanisme européen de stabilité dans un billet de blog du mercredi 30 octobre 2024, soulignant que le vaste paysage de l’emploi et ses conséquences économiques représentent le «talon d’Achille de la zone euro». Cette situation est particulièrement préoccupante pour le MES, car la thésaurisation de la main-d’œuvre – où les entreprises conservent plus d’employés que l’activité économique ne l’exige – est apparue comme un problème critique pour l’avenir économique de la zone euro. Carmine Gabriele, Katarina Gumanova et Michael Kühl, tous membres de l’équipe d’analyse économique et de marché du MES, ont prévenu que la rétention de main-d’œuvre, associée à une faible croissance structurelle et persistante, pourrait devenir un facteur de vulnérabilité pour l’économie de la zone euro.

Modèles historiques

Historiquement, la zone euro a affiché une relation étroite entre l’activité économique et l’emploi, contribuant de manière significative à la croissance de la productivité. Au cours des dernières décennies, la productivité a augmenté régulièrement, l’activité économique ayant dépassé la croissance de l’emploi, ce qui a permis aux entreprises de produire davantage de biens par employé. Le secteur industriel a notamment illustré cette tendance, avec une croissance de la productivité près de trois fois supérieure à celle des autres secteurs au cours des deux décennies qui ont précédé la pandémie de Covid-19.

Toutefois, cette dynamique traditionnelle a changé. Pendant la pandémie, l’emploi dans la zone euro est resté élevé grâce aux programmes de maintien de l’emploi, alors même que l’activité économique chutait, ce qui a entraîné une baisse inhabituelle de la productivité par employé. Alors que la productivité par heure travaillée est restée stable, le nombre d’heures travaillées et l’emploi total dans la zone euro ont divergé de manière significative du niveau d’activité économique. Cette tendance s’est maintenue au-delà de la pandémie, la crise énergétique ayant également entraîné un découplage durable entre l’activité économique et la croissance de l’emploi.

Depuis la mi-2022, l’emploi et les heures travaillées ont dépassé l’activité économique, en particulier dans le secteur industriel. «Dans le même temps, le taux de chômage dans la zone euro a atteint des niveaux historiquement bas, les entreprises accumulant les travailleurs», notent les économistes du MES. Ils ont souligné que les pénuries de main-d’œuvre ont encore exacerbé ce phénomène. Les enquêtes ont révélé un nombre record d’offres d’emploi, ce qui indique que le marché du travail reste tendu malgré les pressions économiques.

Impact sectoriel

L’ampleur de la rétention de main-d’œuvre dans la zone euro est mesurable. Selon les estimations de l’équipe du MES, la rétention de main-d’œuvre a gonflé «les niveaux d’emploi actuels de 2,1% par rapport à ce qu’ils auraient été autrement», maintenant environ 3,6 millions de travailleurs supplémentaires dans la zone euro au deuxième trimestre 2024. Sans ces travailleurs excédentaires, les économistes estiment que le taux de chômage serait supérieur d’environ deux points de pourcentage aux chiffres actuels.

La rétention de main-d’œuvre diffère entre les pays de la zone euro et entre les différents secteurs économiques, affectant de manière significative les secteurs de l’industrie et de la construction, note le MES. Dans ce secteur, l’emploi a dépassé de 9,3% les niveaux prévus par l’activité économique au deuxième trimestre 2024, représentant 1,3% de l’emploi total de la zone euro.

Les économistes ont indiqué que la rétention de main-d’œuvre dans le secteur des services s’élevait à 2,3% de l’emploi dans ce secteur. Les données par pays révèlent également des disparités dans la thésaurisation de la main-d’œuvre, l’Allemagne et la France étant identifiées comme les principaux contributeurs. Sans la rétention de main-d’œuvre, les niveaux d’emploi en Allemagne et en France seraient probablement inférieurs de 7% et de 5%, respectivement.

Facteurs contribuant à la pénurie de main-d’œuvre

L’analyse des économistes a permis d’identifier les facteurs cycliques et structurels à l’origine de la rétention de main-d’œuvre. Les facteurs cycliques, tels que la croissance des bénéfices au cours des dernières années, ont fourni aux entreprises des réserves financières temporaires pour absorber les coûts associés au maintien de niveaux d’emploi élevés. Ces amortisseurs, à leur tour, favorisent le maintien de la rétention de main-d’œuvre, ce qui permet aux entreprises de conserver leur personnel même si les niveaux de productivité sont faibles. Les économistes notent que cette tendance pourrait s’atténuer si la croissance économique s’accélère, car l’augmentation de la productivité pourrait naturellement réduire la rétention de main-d’œuvre au fil du temps.

Des facteurs structurels, notamment le vieillissement de la population et les pénuries de main-d’œuvre, peuvent également inciter les entreprises à maintenir des niveaux d’emploi élevés. Avec moins de travailleurs disponibles dans la zone euro, les employeurs pourraient être enclins à conserver leur main-d’œuvre même en cas de ralentissement économique, étant donné qu’il est plus difficile de trouver des remplaçants.

Risques

Malgré les prévisions de reprise économique, les économistes du MES ont averti que les projections de croissance restent modestes et que les risques de thésaurisation prolongée de la main-d’œuvre persistent. Si l’activité économique s’avère plus faible que prévu, l’augmentation des coûts de la main-d’œuvre et la diminution des marges de profit pourraient contraindre les entreprises à ajuster les niveaux d’emploi à la baisse. Dans ce cas, «la rétention de main-d’œuvre pourrait alors se traduire par une augmentation du chômage». Les économistes soulignent qu’un tel scénario pourrait nuire à la demande globale, peser sur les finances publiques et avoir un impact potentiel sur la stabilité financière. Avec l’augmentation du chômage, la demande d’aide sociale s’accroîtrait, ce qui pèserait encore plus sur les budgets publics. La stabilité financière pourrait également être compromise par l’augmentation des risques de crédit parmi les banques en raison des défaillances potentielles des ménages et des entreprises.

Implications politiques

Les économistes du MES ont souligné que l’évolution du marché du travail était une préoccupation majeure pour les décideurs politiques. Ils ont mis l’accent sur deux défis majeurs: résoudre les problèmes structurels du marché du travail de la zone euro, exacerbés par la pandémie et les récentes pressions inflationnistes, et mettre en œuvre des politiques du marché du travail visant à faciliter la réaffectation de la main-d’œuvre vers des secteurs plus productifs. Les rapports récents d’ et de ont proposé des stratégies à moyen terme pour résoudre ces problèmes, ont noté les économistes.

Selon Gabriele, Gumanova et Kühl, les politiques visant à réaffecter le marché du travail pourraient progressivement réduire la rétention de main-d’œuvre, soutenir la croissance économique et renforcer la stabilité financière. Bien que la thésaurisation de la main-d’œuvre ait temporairement protégé la zone euro d’une hausse du chômage, ils affirment que ces politiques sont essentielles pour prévenir une pénurie d’emplois imminente. Grâce à des interventions stratégiques, la zone euro peut atténuer l’impact de la thésaurisation de la main-d’œuvre, protéger les finances publiques et assurer la stabilité financière à long terme, ont conclu les économistes du MES.

Cet article a été rédigé initialement en anglais et traduit et édité en français.