Difficile de comprendre ce qu’est le nouveau secteur spatial? Compliqué de comprendre pourquoi le Luxembourg essaie d’attirer au minimum des centres de recherche pour faire éclore un écosystème de recherche hyper qualifié (et précieux pour l’industrie en général)? Trop dur d’imaginer que le soutien financier et public aux États-Unis, en Chine, mais pour le spatial aussi dans d’autres juridictions, comme le Japon ou les pays du Golfe, est autrement plus important que sous nos latitudes, alors que l’accès à l’espace est une question-clé, pour la connectivité venue du ciel, pour l’accès aux potentiels matériaux rares et pour différents sujets de souveraineté européenne? Il suffirait d’aller cette semaine jeter un œil sur les conférences de la Space Week, organisée une nouvelle fois par la Luxembourg Space Agency pour mettre le Luxembourg au centre de la carte, pour s’en rendre compte.
Mais The Exploration Company (Tec) est le meilleur cas pratique pour comprendre les enjeux. Née à Bordeaux et en Allemagne dans le même temps, la start-up de l’espace d’Hélène Huby (ex-Airbus et ex-Ariane Group) a officialisé récemment avoir levé 150 millions d’euros, ce qui en fait la plus grosse levée de fonds de série B en Europe dans le secteur et porte le total d’argent à sa disposition à 216 millions d’euros depuis sa création en 2021. Son produit-phare, la capsule Nyx, conçue pour être réutilisable et ravitaillable en orbite, peut être lancée depuis n’importe quel lanceur lourd et est capable de desservir diverses stations spatiales. Nyx vise à transporter du fret vers des stations spatiales commerciales futures, avec des missions prévues vers la station Gateway en orbite lunaire. Elle sera capable de revenir sur Terre avec jusqu’à 3.000kg de fret – la plus grande capacité de retour de masse disponible dans le monde, dit le communiqué – et pourra ensuite être rénovée pour sa prochaine mission. Le coût de ce service sera de 25% à 50% inférieur à celui des autres véhicules. TEC prévoit de lancer sa capsule de taille moyenne, Mission Possible, en 2025, avec 300kg de charge utile pour ses clients, mais le vol inaugural de Nyx Earth est prévu pour 2028, transportant du fret pour l’ESA vers la Station spatiale internationale.
Deuxième élément, les investisseurs «historiques» (EQT Ventures, Red River West, Cherry Ventures, Promus Ventures – lié au Luxembourg – et Omnes Real Tech Fund) ont notamment été rejoints par deux fonds souverains européens, French Tech Souveraineté (géré par Bpifrance pour la France) et le DeepTech & Climate Fonds (pour l’Allemagne). Une première… mais l’Europe n’avait pas trop le choix, en réalité, parce que l’Amérique fait déjà les yeux doux à ce projet déjà posé sur le sol des deux locomotives de l’UE: Tec a déjà obtenu la signature d’un contrat avec l’agence spatiale américaine qui décrit la start-up européenne comme le rival potentiel d’une certaine… SpaceX, même si le champion américain est double, le lanceur et la capsule. En mai 2024, l’Agence spatiale européenne (Esa) a annoncé lui attribuer un premier contrat à 25 millions d’euros pour un service de cargo vers la Station spatiale internationale en 2028 [mettant fin à 17 ans (!) de discussions…] après avoir signé un autre contrat industriel un an plus tôt.
À ce moment-là, et même si les comparaisons de ce type ont leurs limites, la start-up franco-allemande est mieux dotée que SpaceX avant le vol de sa première fusée puisqu’Elon Musk a indiqué avoir injecté 100 millions de dollars de ses fonds propres entre 2002 et 2006, avant la première levée de fonds officielle, 1 milliard de dollars auprès de Google et Fidelity Investments, en 2015. Aujourd’hui, SpaceX a levé 7,2 milliards de dollars, dont une partie pour lancer Starlink et son service de connectivité par satellites. C’est dans la mise à l’échelle que l’on verra vraiment les ambitions européennes. En partie seulement, puisque SpaceX n’a vraiment pu décoller que parce la Nasa a passé de nombreuses commandes publiques, tout heureuse de ne pas avoir à développer ses lanceurs elle-même! Plus de 12,5 milliards de dollars, selon nos propres calculs. D’où une équation à plusieurs inconnues: les investisseurs et l’Esa pourront-ils avoir les poches aussi profondes pour faire du projet franco-allemand un succès «comparable»?
«Cette levée de fonds significative reflète non seulement le talent et l’engagement de l’équipe de Tec, mais également le fait que la construction de grandes entreprises mondiales aux racines européennes ne peut se faire qu’en favorisant la confiance et la coopération entre les pays européens. 98% de nos actionnaires sont européens, ce qui démontre que le continent peut financer des entrepreneurs audacieux. L’espace jouera un rôle crucial dans la définition de l’avenir de l’humanité, et je veux contribuer à bâtir un avenir pacifique et coopératif. Notre ADN européen s’intègre parfaitement à cette mission», a insisté la fondatrice et CEO de l’entreprise, Hélène Huby.
Et le Luxembourg là-dedans? Les projets de l’espace, dans ces domaines-là, sont très intensifs en capital: il faut beaucoup d’argent pour aller au bout de l’aventure et c’est toujours sur cet aspect que les différences se font entre les États-Unis et le reste du monde. Mais les discussions se poursuivent entre son entreprise et les autorités luxembourgeoises. «Elle devrait se poser d’une manière ou d’une autre», dit une source généralement bien informée.
Ceci dit, la stratégie luxembourgeoise, après une phase initiale sur les ressources de l’espace, continue de chercher à atteindre une taille critique et concentre des centres de recherche, qui favorisent l’émergence d’un écosystème d’experts très qualifiés. Ce qui se manifeste aussi dans les structures de recherche, qu’elles soient à l’Université du Luxembourg (3) ou au Luxembourg Institute of Science and Technology (4) ou même au sein du premier centre de recherche au monde dédié aux ressources de l’espace (Esric).
Comme dans le secteur de la défense, où le Luxembourg va devoir investir massivement pour remplir ses obligations vis-à-vis de l’Otan, voire plus si l’ex- et futur président américain, Donald Trump, «invitait» ses alliés à aller plus loin que 2% du PIB chacun – 2% du RNB pour le Luxembourg. «Nous avons plusieurs projets dans ce domaine. Il y a le Luxembourg Cyber Defence Cloud –LCDC (Ndlr: un cloud privé accessible donc via un réseau privé et non via internet hébergé dans des centres de données sécurisés situés au pays. L’enveloppe budgétaire est de 250 millions d’euros jusqu’en 2035). Depuis 2021, nous opérons le Cyber Range de la Défense luxembourgeoise, un environnement d’entraînement utilisé pour la formation continue d’experts cyber», confiait la ministre de la Défense, Yuriko Backes, dans l’interview qu’elle nous a accordée lundi. «Luxinnovation, en collaboration avec la Direction de la défense, a réalisé un mapping de toutes les sociétés au Luxembourg qui sont actives dans le domaine de la défense, soit de manière directe, soit de manière indirecte. Ensemble, nous avons publié le catalogue ‘Luxembourg Industry and Research Capabilities for Security & Defence’ en juin dernier à l’occasion du salon international Eurosatory pour la défense et la sécurité terrestres et aériennes, événement durant lequel le Luxembourg avait un stand.»
Avec 67 acteurs du spatial, selon notre décompte à partir du répertoire de l’Agence spatiale luxembourgeoise, et 1.500 personnes qui y travaillent, dont une moitié chez SES, évidemment l’écosystème est petit. Tout le monde a compris qu’Étienne Schneider parti, les ambitions d’accueillir à court terme 150 entreprises sont devenues un vœu pieu.
Sauf que le décompte rétropédale dès qu’on rentre dans le dur des informations: cette année, outre le fait qu’on ne sache plus si Kleos Space a trouvé un repreneur ou reste officiellement en faillite, Xstream Engineering a été placée en liquidation et . Il est aussi difficile de garantir la pérennité des entités au Luxembourg de grands groupes internationaux, soumis aux desideratas de leur direction générale souvent loin de Luxembourg: malgré des résultats financiers «compliqués», iSpace Luxembourg n’est pas menacée puisque sa maison mère lui a ouvert une ligne de crédit de 10 millions d’euros pour boucher les trous; les dettes d’EarthLab (consolidées dans Leonardo Spa) ou les difficultés de quelques-uns des autres acteurs, passés par des refinancements de leur actionnaire principal ou par des ambitions à la baisse, montrent combien l’équilibre est aussi précaire que les rêves d’espace sont grands.
Mi-novembre, une des stars luxembourgeoises, Spire, a annoncé vendre ses activités maritimes à Kpler pour environ 241 millions de dollars afin de rembourser toutes ses dettes en cours et pouvoir investir dans des opportunités de croissance à court terme. La transaction comprend un prix d’achat de 233,5 millions de dollars et 7,5 millions de dollars pour des services sur une période de 12 mois, après la clôture. Soit 5,8 fois le chiffre d’affaires généré par l’entreprise au cours des 12 derniers mois. Spire conservera son réseau de satellites, sa technologie et son infrastructure et continuera à servir ses clients des services aéronautiques, météorologiques et spatiaux, ainsi que la partie existante du portefeuille de clients du gouvernement américain dans le secteur maritime. Ce mardi, on apprend que le CEO Peter Platzer fait un pas de côté et restera executive chairman mais en faisant monter sa directrice opérationnelle, Theresa Condor, au poste de CEO. Le fondateur restera, lui, sur la sécurisation d’opportunités majeures pour stimuler la stratégie de croissance de la société.