Le «City of Petange» fend les nuages du ciel triste de fin novembre 2016. La piste du petit aéroport de Dubendorf, près de Zurich, est quatre fois moins longue que celle du Findel, mais le 747-400 de Cargolux piloté par Axel Herbst se pose sans encombre, à 14h4, chargé de l’avion Solar Impulse 2 en pièces détachées, de retour de Dubaï après son tour du monde rendu possible par son aile recouverte de 17.249 cellules photovoltaïques.
Bertrand Piccard et son complice, et copilote, André Borschberg sont dans une drôle de situation: c’est la fin d’une époque de 15 ans, qui a mobilisé 150 ingénieurs et englouti 190 millions de dollars en développement… mais les deux hommes ne sont pas parvenus à finaliser la vente de cet avion révolutionnaire à Dubaï. Qu’en faire? Sur le tarmac suisse, ce jour-là, ils se contentent d’espérer que ces ailes de 72 mètres finissent dans un musée, en Suisse, pour témoigner à jamais du savoir-faire suisse.
Trois ans plus tard, pas de conférence de presse. Un simple communiqué annonce que la propriété intellectuelle et l’avion ont été cédés à une start-up espagnole, Skydweller, pour une bouchée de pain. Forcément pour une bouchée de pain, elle n’a encore levé «que» 4 millions d’euros au moment de cette annonce. «Nous ne pouvons pas évoquer ce montant», répond le directeur du business development et de la communication de Skydweller, Michael Miller, interrogé par Paperjam cette semaine.
Le Luxembourg transfère l’avion Skydweller vers les Caraïbes
Et trois nouvelles années plus tard, annonce un accord avec la start-up, transférée aux États unis, et Leonardo, son actionnaire principal. «Ce nouvel accord verra dans un premier temps la Direction de la Défense du Luxembourg assister le transport de l’avion Skydweller d’Albacete, en Espagne, vers les Caraïbes pour ses activités d’essais en vol et de démonstration de longue durée – en soutien au contrat de Skydweller Aero avec le Département américain de la Défense (DoD) pour démontrer le vol à zéro émission et à longue endurance pour les applications de défense.»
Avant de voir comment le Luxembourg peut se greffer au projet avec les capteurs ISR de Leonardo et les capacités associées axées sur les ensembles de missions ISR (Intelligence, Surveillance, Reconnaissance), dit le communiqué du ministre.
Car l’avion de Bertrand Piccard est devenu un des projets emblématiques de la Défense américaine. Un cas presque unique de technologie civile devenue technologie militaire. En jeu, disent des experts militaires, le remplacement en 2031 de l’actuel drone sans pilote des armées américaines, le MQ1 Predator pour la version non armée et le MQ9 Predator pour la version armée. Au moment de la vente de «sa» technologie, l’avion Solar Impulse 2 et la propriété intellectuelle, aux Américains, Bertrand Piccard avait expliqué qu’il serait interdit de l’armer en vertu du contrat de cession.
Jusqu’à quel point, la start-up est liée à cet accord? Difficile à dire. Si le Tageblatt estimait récemment le financement à 250 millions de dollars, le directeur de la communication explique que ce chiffre comprend les 190 millions de dollars initiaux, des dépenses pour faire voler Solar Impulse 2. Les autres millions proviennent d’une série A de 40 millions de dollars emmenée par le groupe Leonardo, et qui comprend les 4 millions de dollars apportés en fin d’année 2021 par le fonds d’investissement de la banque italienne Intesa Sanpaolo, Neva. La start-up a aussi finalisé un partenariat avec le géant américain de l’exploitation des données, Palantir, fondé par le pro-Trump Peter Thiel et par InQ-Tel, le fonds de la CIA.
Skydweller a signé un premier contrat avec la Marine américaine pour un vol d’essai de son avion à énergie solaire pour 5 millions de dollars. Et, surtout, a finalisé un contrat de 14 millions de dollars avec l’unité d’innovation de la défense du DoD avec le soutien de la Marine. Le contrat porte sur l’intégration d’une pile à combustible en plus de la technologie solaire, voire un système de stockage d’hydrogène léger, une technologie de batterie avancée et un logiciel de gestion de mission avancé.
De quoi faire un avion autonome pour le vol perpétuel, géosynchrone, donc qui se déplacerait dans le sens de la rotation de la Terre sans avoir jamais besoin d’y revenir pour autre chose que de la maintenance. Ce qui exclurait la possibilité d’en faire un avion autonome armé. Le conditionnel s’impose encore parce que la technologie embarquée permettrait théoriquement de transporter une charge utile beaucoup plus lourde. Or, rien que le fait de pouvoir le maintenir en vol sur des milliers de kilomètres sur une zone jusqu’à 60 jours est une révolution pour la communication, mais aussi dans l’optique d’un avion armé.
Direction Oklahoma City, la Mecque de l’aérospatial
Oklahoma City, où la start-up a établi son quartier général laissant des miettes à son site espagnol, est le meilleur spot mondial pour les technologies aérospatiales et de la défense, qui créent 44 milliards de dollars de valeur ajoutée par an, parce que plus d’un millier d’entreprises y sont réunies dans un cluster qui emploie plus de 120.000 personnes.
Le CEO de Skydweller, Robert Miller, est déjà une superstar dans le milieu: titulaire d’un bachelor of science et d’une maîtrise en aéronautique et astronautique de l’Université de Stanford et d’un doctorat en génie aérospatial de l’Université du Michigan, il a surtout été directeur des futurs systèmes sans pilote chez Northrop Grumman, puis directeur technique d’AME Unmanned Air Systems, rachetée en 2012 par le géant Lockheed Martin, et le fondateur de Parry Labs, société de conseil et de gestion de projets en matière de défense et de renseignement axée sur l’intégration des drones sans pilote, de la cyberguerre et de la communication électronique.