C’est peu dire que la perspective de confier à un seul et unique pilote de ligne l’opération de tout ou partie de vols commerciaux n’enchante pas les professionnels concernés. (Photo: Shutterstock)

C’est peu dire que la perspective de confier à un seul et unique pilote de ligne l’opération de tout ou partie de vols commerciaux n’enchante pas les professionnels concernés. (Photo: Shutterstock)

Un aménagement de la réglementation européenne en matière de sécurité aérienne pourrait permettre que des vols commerciaux soient opérés par un unique pilote de ligne… contre deux actuellement. Redoutant des motivations principalement commerciales, l’Association luxembourgeoise des pilotes de ligne se dresse vent debout contre cette perspective.

«L’impression que ce projet est poussé surtout pour des aspects commerciaux»… Vice-président de l’European Cockpit Association (ECA), association professionnelle des pilotes de ligne sur le continent, et à ce titre détaché à Bruxelles après avoir présidé l’Association luxembourgeoise des pilotes de ligne (ALPL), dont il est toujours membre du comité de la section Luxair, Paul Reuter compte au nombre des plus farouches opposants aux projets de l’EASA, l’Agence de l’Union européenne pour la sécurité aérienne.

À partir de 2027, une partie des vols commerciaux pourraient être opérés par un seul pilote dans le cockpit. Contre deux actuellement, réglementation oblige. L’incitation émanerait de constructeurs tels l’américain Boeing et le français Dassault. Des industriels motivant leur démarche par les possibilités ouvertes en matière de commande à distance et d’autonomie des tâches à accomplir.

«Aucune plus-value pour la sécurité»

«La position de l’ALPL sur cette question est alignée avec l’ensemble des associations de pilotes européennes, et au-delà. De plus, nous avons de sérieuses réserves sur la façon dont les constructeurs et l’agence de sécurité européenne semblent approcher le problème», développe le commandant de bord sur Boeing 737 chez Luxair, convaincu que les perspectives esquissées n’aboutiront à «aucune plus-value pour la sécurité aérienne».

Paul Reuter s’explique: «Le concept actuel de la manière d’opérer en sécurité des vols commerciaux est basé sur le fait d’avoir au moins deux pilotes qualifiés aux commandes. Que ce soit l’entraînement des pilotes, les procédures, et surtout la conception technique des avions de ligne, tout est basé sur un équipage de deux pilotes au moins. Ce concept a fait ses preuves depuis l’avènement de l’aviation commerciale, au milieu du siècle dernier. Les pilotes aux commandes ont des rôles bien définis. Et complémentaires. Ainsi, le fondement éprouvé de la sécurité aérienne repose sur le principe de vérification mutuelle entre les deux pilotes aux commandes: le ‘cross-check’, dans le langage aéronautique. En clair, un pilote vérifie toujours ce que fait l’autre. C’est grâce à ce système que l’aviation commerciale dispose de bases robustes permettant aux pilotes de partager une même stratégie du vol, et de corriger d’éventuelles erreurs ou des dysfonctionnements des automatismes embarqués.»

Tâches plurielles

La mobilisation s’est accélérée ces dernières semaines. Fin juillet, l’ECA a organisé une campagne de sensibilisation au sein de l’aéroport de Bruxelles, rangée derrière le slogan «OneMeansNone» (que l’on résumera par «Un seul pilote = zéro»).

«Opérer un vol commercial est une tâche complexe qui va bien au-delà du simple pilotage ou de la gestion de l’aéronef», poursuit Paul Reuter. «L’équipage est bien sûr responsable de la sécurité aérienne et de celle des passagers, mais il doit aussi gérer des aspects commerciaux et économiques, la météo, l’évolution du vol dans l’espace aérien et la coordination avec le contrôle aérien. Sans parler de possibles détériorations météorologiques à destination, d’éventuels passagers malades ou encore des pannes techniques et autres imprévus qui font partie de sa réalité journalière… Ceci sans même aborder des pannes plus sérieuses (feu à bord, dépressurisation à haute altitude…), où la complexité des tâches peut rapidement pousser les limites de la performance humaine d’un seul pilote», détaille-t-il.

«D’ailleurs, on peut noter que le vol de croisière, c’est-à-dire la phase de vol où les constructeurs veulent avoir un seul pilote aux commandes, est celle où le plus d’incidents majeurs se produisent», soulève Paul Reuter, s’appuyant sur les données du rapport annuel de l’EASA rendu public au début de l’été. «Pour toutes ces raisons, l’ALPL et la communauté internationale des pilotes de ligne sont d’avis que la réduction à un seul pilote comporte des risques sérieux et engendre plus de périls qu’elle ne prétend en résoudre», conclut-il.

Prudence de rigueur

L’ALPL l’assure cependant, elle «ne s’oppose pas à des avancées technologiques qui pourront assister un équipage (d’au moins deux pilotes qualifiés) à gérer des situations de vol complexes». Un discours en partie repris par les compagnies opérant au Luxembourg. Et pour qui la prudence reste de mise, à ce stade. «Nous réalisons une veille technologique permanente des innovations proposées par les constructeurs. Pour autant, la compagnie n’a aucun projet de mettre en œuvre une telle évolution», indique Air France, contactée par Paperjam. «La sécurité des clients et des membres d’équipage est la priorité absolue», souligne-t-on. La compagnie Luxair, de son côté, ne souhaite faire aucun commentaire. «Cependant, nous tenons à souligner que Luxair a toute confiance en l'EASA, qui, suite à l’évaluation approfondie des risques, approuvera ou pas tout moyen alternatif acceptable de conformité aux réglementations existantes», nous précise-t-elle.

«Le concept qui fait l’objet d’un examen plus approfondi est celui des opérations avec équipage minimal étendu. Il y a une certaine considération pour les opérations avec un seul pilote, mais seulement pour les avions-cargos. Les opérations avec un seul pilote ne sont pas envisagées pour les vols de transport de passagers à l’heure actuelle», a tenté de rassurer l’EASA, il y a peu interrogée par le média en ligne spécialisé Euractiv. «La considération primordiale est que la sécurité ne doit pas être compromise. Pour être approuvées, les opérations doivent donc démontrer qu’elles sont tout aussi sûres que les opérations actuelles à deux pilotes», insiste l’autorité européenne.

La fatigue, cette ennemie

Cet épisode de grosses turbulences s’inscrit dans un contexte social à tout le moins tendu côté pilotes. Notamment en matière de rythme de travail. L’été dernier, l’ECA a interrogé via le cabinet Baines Simmons environ 7.000 d’entre eux, issus d’une trentaine de pays. Conclusion: trois professionnels sur quatre ont admis avoir connu un «micro-sommeil» durant un vol au cours du mois précédent. «En outre, 72,9% des pilotes ont déclaré ne pas avoir suffisamment de repos pour leur permettre de récupérer de la fatigue entre leurs tâches», précisait l’ECA.

«En matière de conditions de travail, ou plus précisément de réglementation des temps de vol, il y a lieu de savoir qu’elles sont basées sur une réglementation européenne», pose Paul Reuter. «Cette réglementation, bien que fondée en partie sur des bases scientifiques, comporte un bon nombre de dispositions qui donnent une grande flexibilité aux opérateurs en cas d’imprévus. Ceci n’est a priori pas un problème. Sauf que nous constatons que, de plus en plus, les compagnies aériennes utilisent ce qui a été défini comme ‘limites’ plutôt comme ‘objectifs de productivité’ à atteindre. Dans bon nombre de pays ou de compagnies où les pilotes n’ont pas la chance d’avoir des protections et limites supplémentaires grâce à des contrats collectifs ou une représentation syndicale efficace, on constate qu’il peut y avoir de réels problèmes de fatigue. Et donc une possible influence négative sur la sécurité aérienne.»