Jérémie et Serge Trigano au Mama Shelter Luxembourg, le 20 juillet 2020. (Photo: Romain Gamba / Maison Moderne)

Jérémie et Serge Trigano au Mama Shelter Luxembourg, le 20 juillet 2020. (Photo: Romain Gamba / Maison Moderne)

À l’occasion de l’ouverture du Mama Shelter Luxembourg, nous avons rencontré Serge Trigano, fondateur de Mama Shelter, et son fils Jérémie, CEO du groupe Mama Shelter, qui nous ont éclairés sur le choix de cette nouvelle implantation au Luxembourg et le développement de leur groupe hôtelier.

Quelles ont été vos motivations pour ouvrir un Mama Shelter à Luxembourg?

Serge Trigano. – «Je dois avouer que nous n’avons pas fait de véritable plan de développement avec les villes dans lesquelles nous voulons être. Nous agissons plutôt à l’intuition, à l’opportunité. Nous avons été contactés par Claude Amar, qui représente la famille Ruggieri et le groupe Batipart, propriétaire des hôtels Novotel et Sofitel voisins. Il y avait la volonté de développer un nouvel hôtel, et ils cherchaient un opérateur qui soit différent de l’hôtellerie classique. Ils nous ont contactés dans ce sens, mais pour être honnête avec vous, Luxembourg n’était pas sur notre radar. Entre-temps, nous avons rencontré Xavier Bettel et Stéphane Bern, qui ont été de parfaits ambassadeurs. Nous sommes venus avec Jérémie, nous avons visité le pays, et nous nous sommes effectivement rendu compte que cela pourrait être intéressant de développer un Mama à Luxembourg.

Pourquoi avez-vous accepté de vous implanter au Kirchberg, alors qu’il y a déjà une offre hôtelière juste voisine? 

Jérémie Trigano. – «Parfois, nous avons des opportunités, mais que nous ne saisissons pas. Ici, nous trouvions que l’emplacement était idéal pour un Mama. Nous pouvons apporter un nouveau lieu de vie sur ce plateau de Kirchberg, qui est majoritairement occupé par des bureaux. Avec ce Mama, nous créons une zone différente, avec le restaurant, la boulangerie, le rooftop, le coworking. Nous proposons une offre qui va du petit-déjeuner jusqu’à la fin de soirée.

Serge Trigano. – «Les gens qui fréquentent le Kirchberg vont venir ici assez naturellement prendre un verre, un déjeuner, et pour ceux qui vivent en ville, l’accès est facile, que ce soit avec le tramway, ou en voiture, le soir. Pour nous, c’est le meilleur des deux mondes.

La présence du Covid-19 impose des règles qui sont à l’exact opposé de l’esprit Mama, de sa convivialité et sa festivité. Comment vous êtes-vous adaptés?

Jérémie Trigano. – «Nous devons appliquer des mesures sanitaires drastiques aussi bien pour l’hôtel que pour le restaurant. L’ambiance est effectivement et malheureusement anti-Mama, puisque nous sommes des lieux hyper sociaux, où on fait la fête, on partage les plats, les cocktails. Il a fallu baisser d’un ton tout ce caractère. Nous appliquons aussi le label ‘ALLSAFE’, développé par Accor avec le Bureau Veritas, pour apporter ce côté sécurisant à la fois pour les équipes et pour les clients. Nous essayons de rendre la situation moins anxiogène en faisant des masques Mama, de garder la programmation musicale, les plats à partager. Dans les chambres, par exemple, nous avons dû retirer les masques de héros qui servent à la déco et au côté ludique, que nous proposons à nos clients. Nous n’avons mis qu’un seul rouleau de papier toilette, qui est retiré à chaque changement de chambre. Nous laissons si possible une chambre 24h sans occupation. Les femmes de chambre ont des sets uniques par chambre pour nettoyer. Nous avons créé des packs sanitaires pour nos clients avec masques, gants, gel mis à disposition dans les chambres. Nous avons eu les attentats, les gilets jaunes, et maintenant, nous avons le Covid-19. On essaie de s’adapter au mieux…

Serge Trigano. – «Cette épidémie nous a forcés à repousser l’ouverture, puisque nous devions ouvrir en avril. Et aujourd’hui, tous les espaces ne sont pas encore accessibles. Le restaurant du rez-de-chaussée, le lieu de coworking et la boulangerie n’ouvriront qu’en septembre. La mise en place progressive permet de répondre au mieux à la situation.

Pour autant, restez-vous confiants?

Serge Trigano. – «Tout à fait. Je sais que nous allons souffrir, que cela va être compliqué, mais nous n’avons pas le droit de nous plaindre par rapport à d’autres personnes qui sont dans des situations bien plus difficiles que la nôtre. Nos difficultés sont secondaires. C’est à nous de nous battre, c’est le monde des affaires. Mais sur le moyen terme, les gens auront envie de retrouver du lien social. Si le télétravail s’impose, le Mama Works propose une offre intéressante pour se retrouver dans un cadre professionnel. Je suis un peu inquiet sur le court terme, mais profondément optimiste pour le long terme.

Accor est entré progressivement dans le groupe Mama Shelter, avec une participation de 35% en 2014, 49% en 2018, et 70% aujourd’hui. Est-ce que cela a changé quelque chose dans la gestion du groupe?

Jérémie Trigano. – «Non, il n’y a aucun changement dans la gouvernance. Nous devons juste faire un peu plus de reporting.

Serge Trigano. – «Nous avons eu la chance que, lorsque Sébastien Bazin, PDG d’Accor, a pris les commandes, il cherchait une marque différente des marques classiques qu’il avait déjà dans son portefeuille. Lorsque nous nous sommes rencontrés, nous nous sommes inquiétés de savoir s’il allait se mêler du quotidien de nos établissements, qui est sous la responsabilité de Jérémie. Et il a parfaitement respecté son engagement de ne pas s’en mêler, car il avait bien compris qu’il n’avait pas intérêt à tuer son investissement. Il n’y a jamais eu d’interférence sur le management. Pour Accor, nous sommes une marque complémentaire des autres marques du groupe.

Entre le Mama de 2008 et celui de 2020, quelles sont les évolutions?

Jérémie Trigano. – «Il y a eu bien entendu beaucoup d’évolutions: nous avons par exemple retiré les iMac dans les chambres, au profit d’écrans connectés, le photobooth est délocalisé sur les smartphones, les produits de beauté sont désormais bio, les articles proposés dans nos boutiques sont de production européenne ou locale, le chef en charge de notre carte a également changé, passant d’Alain Senderens, à Jérôme Banctel, à Guy Savoy, et maintenant Jean-Edern Hurstel. Nous changeons régulièrement nos uniformes. Ces derniers sont réalisés par Julien David. L’événementiel change tout le temps. Nous nous adaptons aussi au pays dans lequel nous nous installons. Nous sommes en permanente évolution sur le concept, mais nous ne changeons pas notre ADN. Pour Luxembourg, nous avons pour la première fois développé le coworking intégré au Mama et la boulangerie. Au restaurant, la carte est plus internationale pour mieux correspondre à la clientèle du Luxembourg.

Serge Trigano. – «Nous gardons bien entendu nos valeurs: l’ouverture et le respect des autres, l’esprit de la fête, notre côté populaire, que nous revendiquons. Le Mama Shelter est accessible à tout le monde. Vous pouvez aussi bien venir chez nous manger une pizza à 12 euros et recevoir le même accueil que la personne qui viendra avec une belle voiture et mangera une entrecôte avec une bonne bouteille de vin classé. Ce qui fait notre succès aussi, c’est l’ouverture sur la ville, le fait que les habitants de la ville s’approprient le Mama. À Los Angeles, le Mama est devenu le lieu où les équipes de Netflix viennent prendre un verre après leur journée. C’est un des facteurs de différenciation avec l’hôtellerie classique: 55% de notre chiffre d’affaires est fait sur la restauration et le bar. C’est une de nos forces, et nous en sommes très fiers. Nous espérons que ce sera la même chose à Luxembourg. C’est aussi pour cela que les maires des villes demandent à accueillir nos établissements, car ils apportent des lieux de sociabilité et de rencontre. Nous jouons un rôle d’intégration sociale, territoriale, urbaine…

Serge et Jérémie Trigano, pendant l’interview accordée sur le rooftop du Mama Shelter Luxembourg. (Photo: Romain Gamba / Maison Moderne)

Serge et Jérémie Trigano, pendant l’interview accordée sur le rooftop du Mama Shelter Luxembourg. (Photo: Romain Gamba / Maison Moderne)

Avec les Mama, vous avez initié un nouveau genre dans l’hôtellerie. Mais cela fait déjà 12 ans. Craignez-vous que le concept lasse?

Serge Trigano. – «Nous ne sommes pas un produit de marketing fait avec des tableaux Excel. C’est un produit sorti de nos tripes, populaire, qui correspond aux attentes de nos clients. Au début, personne n’y croyait, mais si cela était un phénomène de mode, nous serions déjà partis et nous n’aurions pas le succès que nous avons aujourd’hui. En plein mois de juillet, en époque de Covid, on parvient quand même à faire 250 couverts dans notre établissement rue de Bagnolet. Mama dure, car il y a une vraie attente pour ce type d’établissement, tout comme il y a une clientèle pour les hôtels plus classiques. Aujourd’hui, 10% de l’hôtellerie en construction sont des hôtels dits ‘lifestyle’. C’est énorme pour un genre qui n’existait pas il y a 10 ans!

Comment se compose la clientèle des Mama?

Jérémie Trigano. – «Nous sommes à 50% business, 50% leisure. Mais cela dépend des Mama: à Lyon, 70% de la clientèle est business, mais à Los Angeles, c’est 80% de leisure. Au niveau des nationalités, 80% de notre clientèle en France est française, sauf à Paris, où c’est seulement 45%. On est plutôt serbe en Serbie, Prague est très internationale, le Mama de Londres reçoit 40% de Français. Et on reçoit toutes les catégories sociodémographiques: familles, couples, célibataires… et de tous âges.»

Quelle est votre échéance pour mesurer le succès du Mama Luxembourg?

Serge Trigano. – «Traditionnellement, on dit qu’il faut trois ans pour qu’un hôtel soit en profit. Jusqu’à présent, la plupart de nos hôtels sont profitables dès la première année. Ce ne pourra bien évidemment pas être le cas cette année à Luxembourg. Nous attendons au mieux 5 à 10% d’occupation en juillet et août, et nous espérons monter à 30/40% à partir de septembre-octobre. Nous sommes, comme tous les hôteliers du monde, dans l’attente de ce qui va se passer au niveau sanitaire. Mais il va certainement falloir 12 à 18 mois pour sortir de cette situation.»