Vu de l’extérieur, tout allait bien pour Pedro Correa: diplômé d’un doctorat en sciences appliquées, il avait par la suite fondé une famille, vivait dans une belle maison en banlieue avec jardin, et avait obtenu un poste très bien rémunéré de cadre supérieur dans une multinationale.
Il était devenu «le père de famille modèle». Mais un jour d’août 2006, une pierre vient se mettre sur ce chemin bien pavé: son père meurt accidentellement en tombant d’une échelle.
«Sa mort a été un choc énorme, explique Pedro Correa. Elle m’a fait prendre conscience de ma propre mortalité. Dans notre société, la mort est un tabou, elle reste théorique et n’est pas incarnée. Ceci a pour conséquence que nous ne sommes pas préparés à notre propre mort. Le contrepoids est que nous ne sommes pas tout à fait vivants non plus.» Pedro Correa vit ce décès comme une near-death experience et en ressort avec les mêmes symptômes.
«Il m’était alors impossible de reprendre une vie comme avant. J’avais pourtant tout pour être heureux, j’étais sur des rails rassurants. Mais au fond de moi, je sentais que quelque chose n’allait pas. Et j’ai commencé à tout remettre en question, à commencer par mon travail. Je m’apercevais bien que les modèles que notre société nous propose ne me procuraient ni joie ni bonheur. Et je me posais des questions qui allaient à l’encontre de ce que la société nous impose.»
Très déstabilisé par ce qu’il traverse, Pedro Correa rejoint un groupe de réflexion où il découvre qu’il n’est pas seul dans cette remise en question et qu’il n’est «pas fou».
«Je me posais des questions très simples, mais lourdes de sens: qu’est-ce qui me rend heureux? Quel est le but de mon travail? Pourquoi est-ce que je ressens ce malaise, alors que je suis en ligne avec mon parcours?»
Il prend alors du recul et se rend mieux compte de la violence de notre société. «Nous vivons dans une société qui n’hésite pas à sacrifier des vies humaines pour satisfaire son système, qui est très masculin, violent et archaïque. Le système libéral se nourrit du sacrifice, qui nous met à bout de forces et nous mène au burn-out, à la dépression. Cette crise du coronavirus le montre bien aussi: elle est analysée d’un point de vue guerrier, comme un combat qu’il faut gagner, alors que nous devrions plutôt prendre soin les uns des autres.»
La force du groupe
Pour s’en sortir, Pedro Correa n’hésite pas à demander de l’aide et fait de la méditation en groupe. Il a aussi beaucoup lu, suivi des conférences, entrepris une thérapie. «On dit qu’il faut tout un village pour élever un enfant, mais je pense qu’il faut aussi tout un village pour élever un adulte. Il est très difficile de s’en sortir seul. Et c’est seulement avec une succession de petits pas qu’on arrive à trouver le chemin qui nous correspond vraiment.»
Plus jeune, Pedro Correa a toujours entrepris des activités artistiques dans lesquelles il s’épanouissait. Mais une fois adulte, elles sont simplement devenues des passe-temps. «Depuis tout petit, je ressentais ce besoin de créer, mais je ne l’avais pas écouté. Or, il faut savoir prendre au sérieux ce qui nous traverse. L’introspection n’est pas un acte égoïste, mais un germe qui nous permet d’aller vers les autres par la suite. Il faut savoir lever le pied, se laisser le temps nécessaire à l’observation et à la contemplation.» En faisant cela, Pedro Correa a laissé tomber son emploi et est devenu photographe indépendant. Il a aussi dû remettre en question son mariage.
Par ailleurs, il a changé ses habitudes de consommation. «Sur ce chemin, je me suis séparé de beaucoup de biens. Cela m’a permis de me concentrer sur les liens qui me reliaient aux personnes qui me sont chères. En lisant Arnsperger, j’ai compris que le capitalisme est un système qui se nourrit de nos peurs existentielles. L’accumulation de biens nous donne l’illusion d’une immortalité, l’impression que ces biens vont nous survivre, et donc que nous survivrons avec eux. Or, le cœur du problème est la peur de la mort. Une fois cette peur dépassée, beaucoup de choses changent, y compris notre rapport à l’argent.»
Aujourd’hui, Pedro Correa est photographe. Il expose en galeries et vit de son art. «En faisant ce choix, j’ai ouvert la porte à plus d’instabilité, moins de répétition. Mais la pratique photographique m’apporte de la joie et m’offre beaucoup plus de liberté. Je me suis découvert une forme de résilience et une flexibilité que je ne me connaissais pas.»
En parallèle de son travail de photographe, Pedro Correa s’est mis à l’écriture. Il vient de faire paraître Matins clairs aux éditions L’Iconoclaste, dans lequel il raconte son parcours. Une expérience qu’il n’hésite pas non plus à partager avec les jeunes, comme lors de ce discours prononcé devant les ingénieurs fraîchement diplômés de l’université de Louvain-la-Neuve, un discours qui connaît un partage viral sur le net. «C’est un discours qui les encourage à ne pas se laisser écraser, qui les incite à écouter leurs intuitions et à ne pas hésiter à creuser là où ça fait mal. Aujourd’hui, à défaut d’être serein, je peux dire que je suis heureux.» Et c’est déjà beaucoup.
Cet article a été rédigé pour l’édition magazine de qui est parue le 25 février 2021.
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