«La blockchain permet d’envisager de supprimer la nécessité de tiers tout en garantissant la confiance dans les opérations menées», souligne Nestor Verrier, Directeur généralSwissquote. (Photo: Romain Gamba/Maison Moderne)

«La blockchain permet d’envisager de supprimer la nécessité de tiers tout en garantissant la confiance dans les opérations menées», souligne Nestor Verrier, Directeur généralSwissquote. (Photo: Romain Gamba/Maison Moderne)

En décembre, la CSSF a clarifié sa position sur les crypto. À l’échelon européen, la réglementation autour des actifs virtuels se précise. Désormais, il appartient aux acteurs du marché de se positionner, pour tirer profit des possibilités nouvelles qu’offrent cette nouvelle génération d’actifs et la technologie qui la sous-tend.

L’avenir de l’industrie des fonds passera-t-il par la crypto? Les actifs digitaux ou virtuels et la technologie qui leur est associée, la blockchain, sont aujourd’hui considérés avec attention par la plupart des acteurs de l’écosystème. «L’intérêt grandissant des inves­tisseurs pour ces actifs a changé la donne», com­mente Nestor Verrier, directeur général de Swissquote, l’une des rares plateformes luxembourgeoises et seule banque au Luxem­bourg autorisée à proposer un service d’échange de cryptomonnaie. «Jusqu’à récemment, les acteurs de l’industrie des fonds n’avaient pas la possibilité d’intégrer ces actifs au cœur de leur portefeuille. Du point de vue du régulateur, ces investissements se font en dehors de tout cadre, à travers des sociétés ou des juridictions qui, pour la plupart, ne sont pas régulées.»

Malgré cela, un marché crypto a émergé et gagne en importance, ce qui, du point de vue du régulateur mais aussi des acteurs ­régulés, soulève de nombreuses questions et des inquiétudes. Dans le monde de l’investissement, ce sont le plus souvent les institutionnels qui explorent de nouveaux segments de marché, bien avant que les particuliers n’y accèdent. «Avec la crypto, c’est l’inverse qui s’est passé. Le développement de cette classe d’actifs est porté par les particuliers et, désormais, les insti­tutionnels souhaitent pouvoir l’intégrer», ­poursuit Nestor Verrier.

Priorité stratégique

Cet intérêt grandissant a été confirmé à l’occa­sion d’une étude sur cette thématique commandée par la Luxembourg House of Financial Technology, menée au quatrième trimestre par le cabinet PwC avec le soutien actif de l’Alfi. Les résultats ont été dévoilés en février dernier. 123 structures, membres de l’écosystème des fonds luxembourgeois, y ont pris part. 

Il en ressort que 18% des répondants con­sidèrent déjà les crypto-actifs comme une priorité stratégique, tandis que 43% s’attendent à ce qu’ils deviennent une priorité stratégique d’ici deux ans. 88% s’attendent à ce que les crypto-actifs aient un certain im­pact sur leur activité à l’avenir. De manière plus générale, 9 répondants sur 10 souhaitent que le Luxem­bourg adopte une position plus active à ce sujet. 

Ces acteurs n’ont pas eu à attendre les résultats de l’étude pour être entendus. À la fin de l’année dernière, en effet, la CSSF clari­fiait sa position en la matière, publiant ses lignes directrices en matière d’actifs virtuels. «Les actifs virtuels ont pris une multitude de formes différentes, ont connu une croissance exponentielle ces dernières années et, en tant que nouvelle catégorie d’actifs, ont suscité un grand intérêt auprès des professionnels ainsi que des investisseurs», reconnaissait alors le régulateur. Affirmant adopter une approche ouverte basée sur les risques vis-à-vis de ces évolutions, le régulateur a souhaité répondre aux questions des entités régulées et des associations professionnelles sur les opportunités et les possibilités concrètes de s’engager dans des activités impliquant des actifs virtuels.

«Beaucoup de ces questions concernent notamment les investissements dans des actifs virtuels par des fonds d’investissement, les investissements directs (par opposition aux investissements indirects qui utilisent des instruments dérivés) dans des actifs virtuels ou les missions du dépositaire en lien avec les actifs virtuels», poursuit la CSSF.

Définir un cadre commun

Au cœur d’une FAQ, le régulateur ouvre notamment la possibilité, pour des fonds alternatifs, d’investir dans des actifs virtuels précisant les conditions à respecter. «C’est une bonne ­nouvelle, assure , CEO de la Luxembourg House of Financial Technology. Elle vient répondre aux attentes du marché de manière pragmatique. Limiter l’accès au niveau de l’inves­tissement alternatif a du sens compte tenu de la nature et de la volatilité de ces actifs.» 

Si certains ont pu reprocher au régulateur de ne pas faire preuve de davantage de proactivité vis-à-vis du développement de l’activité d’investissement dans les cryptos au départ du Luxembourg, le dirigeant de la Lhoft tempère: «Nous sommes ici face à des actifs qui, par nature, sont sans frontière. Cela n’a pas de sens qu’un régulateur, seul, définisse ses propres règles. La CSSF s’inscrit dans une approche internationale de la régulation de ces valeurs, qui se dessine notamment à l’échelon européen avec l’adoption récente de la Markets in Crypto-Assets Regulation.» 

Les autorités européennes, en outre, semblent bien décidées à encadrer l’investissement crypto. C’est un enjeu essentiel. «Sans régulation, c’est le far west, avec d’importants risques de dérives possibles. Réguler à l’échelon national, d’autre part, ne facilite pas l’émergence d’un cadre homogène et est de nature à créer un marché fragmenté, explique Benoît Sauvage, director Regulatory Watch au sein du cabinet Deloitte. Il y a une réelle demande du secteur financier et même des acteurs de la crypto pour une régulation paneuropéenne, susceptible de générer la confiance nécessaire au développement du marché.» 

La réglementation, à l’échelon européen, a pour objet de déterminer comment les acteurs de la finance peuvent appréhender cette nouvelle génération d’actifs. Elle établit aussi une définition commune de ce que sont ces actifs, leurs objets. Ce chantier réglementaire ne manque pas de susciter le débat, comme il l’a fait notamment en hypothéquant l’avenir du bitcoin en Europe. Au-delà, cependant, il constitue une bonne nouvelle pour l’ensemble des investisseurs et une réelle opportunité pour l’industrie des fonds. Cette évolution permet d’élargir l’univers d’investissement, de considérer de nouvelles possibilités de diversification. 

Nouvelles possibilités

À l’heure actuelle, les fonds Ucits ne peuvent pas travailler avec des actifs virtuels. Pour Nestor Verrier, cela devrait sans doute évoluer dans le futur. «C’est inévitable si ces véhicules, sur lesquels s’est construite l’industrie des fonds luxembourgeoise, veulent rester compétitifs, explique-t-il. On peut imaginer une ouverture à ce niveau, avec certaines limitations, comme cela s’est fait récemment avec la clarification de la CSSF concernant l’éligibilité de certaines Spac, celles-ci ne pouvant pas représenter plus de 10% de la valeur liquidative d’un fond Ucits.» 

L’ouverture aux cryptos permet d’envisager de nouvelles possibilités bien au-delà de la simple création de fonds intégrant les cryptomonnaies. «Cela conduit les acteurs à envisager de nouvelles offres, à proposer de nouveaux produits, explique Thibault Chollet, partner, Technology Transformation, au sein de Deloitte Luxembourg. La tokénisation, par exemple, permet d’améliorer l’accessibilité à certains types de produits. Le déploiement de la crypto, dans son ensemble, doit permettre de réduire les coûts opérationnels associés à la gestion des actifs, à leur suivi. Et, de ce fait, elle doit permettre de réduire les montants minimums nécessaires pour pouvoir investir dans certains domaines.» 

La tokénisation désigne l’inscription d’un actif et de ses droits sur un token, autrement dit un jeton électronique, afin d’en permettre la gestion et l’échange en pair-à-pair sur une blockchain, de façon instantanée et sécurisée. Le recours à cette technologie, avec son fonctionnement décentralisé, change toute la donne. Comment?

À l’industrie d’engager le changement

L’exemple le plus souvent donné a trait à l’inves­tissement immobilier. Un immeuble peut être tokénisé. L’actif peut être subdivisé en une multitude de jetons, chacun déterminant les droits de l’investisseur qui le détient à son égard. Grâce à la blockchain, il est plus facile d’acquérir et d’échanger de pair à pair ces jetons, comme pour une cryptomonnaie, mais aussi d’assurer le suivi des opérations liées à la valorisation de l’actif et des investisseurs. On peut, dès lors, faire en sorte que ces jetons puissent facilement s’échanger sur un marché secondaire. «Il y a tout un ensemble d’investissements, au niveau de l’industrie des fonds, qui pourraient bénéficier de la tokénisation», poursuit Benoît Sauvage. La plupart des actifs peuvent en effet être tokénisés et être gérés au départ de la blockchain. Cette transformation, toutefois, soulève beaucoup de questions.

«Il faut, par exemple, se ­demander comment peuvent être appréhendées les ­exigences en matière d’AML/KYC qui incombent au gestionnaire de fonds si les jetons peuvent ­s’échanger plus librement entre personnes», commente Thibault Chollet. 

Désormais, le régulateur ayant posé un cadre – même si celui-ci est appelé à évoluer –, c’est aux acteurs de l’industrie d’investir le sujet. «Tout ne se joue pas au niveau de la régulation. Aujourd’hui, les acteurs de l’industrie luxembourgeoise, s’ils veulent rester à la pointe, doivent s’engager, devenir des acteurs du changement, précise Nasir Zubairi. Dès à présent, les cabinets d’avocats, les conseillers juridiques, avec les acteurs de l’ensemble de l’écosystème, ont une nouvelle opportunité de démontrer que le Luxembourg est en capacité de tirer le meilleur parti d’une évolution à la fois réglementaire et technologique. Je pense que le pays, à travers les diverses initiatives prises jusqu’alors, a développé un niveau de connaissance élevé autour de ces enjeux et est bien positionné pour aborder cette évolution.»

Soutenir l’innovation

La révolution qui s’amorce ne concerne pas uniquement l’offre de produits. «Un autre enjeu, pour le régulateur, en adoptant une approche plus ouverte, est de favoriser l’émergence d’une technologie – la blockchain – qui doit permettre de réduire les coûts opérationnels, favoriser une meilleure interopérabilité entre les acteurs, garantir une transparence accrue», explique Nestor Verrier. 

À l’heure actuelle, l’industrie des fonds s’appuie sur un vaste écosystème d’acteurs, chacun menant des fonctions et devant ­assumer des responsabilités bien précises pour ­garantir son bon fonctionnement. «La blockchain ­permet d’envisager de supprimer la nécessité de tiers tout en garantissant la confiance dans les opérations menées, assure Nestor Verrier. De cette manière, on peut gagner du temps et réduire les coûts.» 

Transformation progressive

Pour l’écosystème luxembourgeois, les possibilités qu’offre la blockchain pourraient redessiner en profondeur le paysage. Luxembourg étant souvent considéré comme un large back-­office de l’industrie des fonds, comment les acteurs locaux doivent-ils appréhender cette technologie qui permet une automatisation avancée de la plupart des fonctions et opérations liées à la gestion des fonds?

«La blockchain est un réel game changer, reconnaît Nasir Zubairi. Toutefois, si elle doit permettre de considérablement réduire les coûts opérationnels, sa mise en œuvre implique des investissements conséquents. Pour être effective, la technologie doit être mise en œuvre à l’échelle d’un écosystème. Dans la mesure où son principal avantage est de faciliter les échanges, elle ne concerne pas qu’une seule personne.» Autrement dit, la révolution ne sera pas radicale. De nombreuses considérations pratiques et légales doivent encore être appréhendées et clarifiées. D’autre part, les infrastructures existantes ne vont pas cesser de fonctionner du jour au lendemain. 

Si de nouvelles perspectives se dessinent pour l’ensemble de l’industrie, elle devrait aborder cette transformation de manière incrémentale, au départ de nouveaux produits. «Il n’y a pas d’urgence particulière à être le premier à la déployer, assure Nasir Zubairi. Londres ou Paris peuvent adopter une plateforme blockchain avant Luxembourg, ces Places ne possèdent pas l’expertise en gestion des fonds dont on dispose ici. Cependant, il y a un réel intérêt à pouvoir profiter des avantages de la technologie, pour renforcer notre compétitivité à long terme. Il faut donc, dès à présent, se préparer, développer des compétences, multiplier les initiatives, créer des fondations robustes. Il faut gagner en maturité pour pouvoir faire le pas au moment le plus propice.» 

Bâtir sur l’expertise luxembourgeoise

Au niveau national et des associations sectorielles, les initiatives se sont multipliées ces dernières années autour de la technologie blockchain. «Il est urgent que les acteurs qui ne se sont pas encore posé la question se demandent quel sera leur métier dans cinq ans, dans un contexte où la technologie des registres distribués (l’autre petit nom de la blockchain, ndlr) se déploiera, explique Benoît Sauvage. C’est le moment de positionner sa stratégie, ou du moins d’engager une réflexion sérieuse, et ce en amont de l’entrée en application des textes évoqués.» 

Par exemple, Swissquote espère obtenir très prochainement l’autorisation de pouvoir agir en tant que dépositaire pour des fonds investissant dans ces actifs virtuels. «Les rôles évoluent. Il y a des opportunités qu’il faut pouvoir saisir, avec la volonté de rester compétitif au cœur d’un monde appelé à changer, précise Nestor Verrier. Dès à présent, l’ensemble des acteurs, des gestionnaires d’actifs aux sociétés de domiciliation, en passant par la banque dépositaire, les administrateurs de fonds, les avocats ou les fiscalistes, doit se positionner, créer des projets, les soumettre à la CSSF. C’est la clé pour permettre l’émergence d’un nouveau marché.»

Cet article a été rédigé pour  paru le 27 avril 2022 avec  

Le contenu du supplément est produit en exclusivité pour le magazine. Il est publié sur le site pour contribuer aux archives complètes de Paperjam.  

 

Votre entreprise est membre du Paperjam Club? Vous pouvez demander un abonnement à votre nom. Dites-le-nous via