On ne sait par quel côté attaquer la falaise. C’est comme un poisson visqueux que l’on a du mal à saisir. Alors, on fonce vers un moteur de recherche ou on utilise un logiciel de traduction. On veut savoir ce qui se cache derrière ces deux mots anglais accolés: «soft» et «skills». Pourquoi cette démarche? Peut-être parce que le cerveau nous y a invités? Et si c’était là le point de départ de notre réflexion? Mélanie Schmaltz est neuropsychologue. Elle exerce chez Neurofeedback Luxembourg, là où le cerveau est étudié afin d’améliorer le bien-être mental et les performances cognitives. «On est bien plus avancé depuis la découverte de l’électroencéphalogramme par Berger, mais on est loin de tout savoir, dit-elle d’entrée. De nouvelles recherches et hypothèses émergent chaque jour. La tendance, c’est de ne pas étudier le cerveau tout seul, mais d’établir ses liens avec l’intestin ou le cœur, par exemple.»
Un vaste champ d’action que l’on tente de réduire aux soft skills qui nous préoccupent aujourd’hui. «Dans notre langage, on parle de métacognition, c’est-à-dire la cognition sur la cognition», détaille Mélanie Schmaltz. C’est, en quelque sorte, le fait d’avoir une activité mentale sur ses propres processus mentaux. «Cela fait partie, entre autres, des questionnements des gens qui viennent nous voir. La gestion des émotions est une donnée importante au travail. Si la régulation émotionnelle n’est pas bonne, qu’un brouillard naît dans votre esprit, votre jugement ne sera pas bon et la prise de décision qui va avec non plus. Et si vous souffrez d’anxiété ou de dépression, ça peut se manifester par de la colère, une impulsivité qui pourrait vous pousser à dire des choses que vous ne vouliez pas dire.»
La gestion des émotions est une donnée importante au travail.
Mais sommes-nous tous égaux devant cette problématique, et quelles sont les parts d’inné et d’acquis? «Ce n’est pas mesurable et c’est toujours multifactoriel. Les études se font avec des jumeaux qui grandissent dans des environnements différents. Ils n’ont pas le même QI. Après, rien n’est figé dans notre vie. Ce n’est pas parce qu’on agit de telle manière depuis 15 ans qu’on ne peut pas modifier cette façon de faire», ajoute encore la neuropsychologue. Avoir de bonnes capacités cognitives peut nous donner plus de résilience. Ne pas souffrir d’anxiété, bien gérer ses émotions, bien dormir, bien manger, avoir une bonne hygiène de vie: tout cela peut aider à faire naître des idées, à augmenter sa lucidité et à éviter le déni.
La cerise sur le gâteau
Du monde scientifique à celui de l’entreprise, il y a un pas, que Philippe Albani franchit aisément. Le directeur des relations entreprises de l’ICN Business School à Nancy possède plusieurs casquettes. Avec 20 ans d’expérience en entreprise en Italie dans le management commercial, et son engagement actuel dans le monde de l’enseignement, le Lorrain dispose d’un vécu qui lui permet de définir les soft skills. «Ce sont les compétences comportementales, le savoir-être en complément du savoir et du savoir-faire (hard skills) auquel on forme les gens.» Rien de tel qu’une métaphore pour étayer son propos. «Mon image, c’est la cerise sur le gâteau. Le gâteau, ce sont les compétences techniques qui vous permettent de prendre un emploi. Vous devez avoir la capacité d’offrir à votre employeur la cerise qui va avec. C’est-à-dire de mettre en œuvre de façon optimale ces compétences. Et sans compétences comportementales, relationnelles et situationnelles, les compétences techniques ne seront pas complètement déployées et la personne ne donnera pas la pleine mesure de sa plus-value dans l’organisation.»
Il y a encore une cinquantaine d’années, peu de monde se souciait de ces compétences. Le bagage technique était l’outil indispensable pour travailler depuis la révolution industrielle. Les ouvriers maîtrisaient leur savoir-faire, les cadres géraient et administraient la production. Les lignes ont commencé à bouger au début des années 70. Et l’armée américaine n’est pas étrangère à cette redistribution des compétences. L’officier Paul Whitmore s’interrogeait sur la formation des militaires en pleine guerre du Vietnam. Aguerris au fonctionnement des machines, ils ne sortaient pas nécessairement du lot dans leur bataillon. Whitmore s’est rendu compte que la façon de mener un groupe était l’une des clés de la réussite.
Sans compétences comportementales, relationnelles et situationnelles, les compétences techniques ne seront pas complètement déployées.
L’officier utilisa le terme soft skills lors d’un congrès du commandement des forces armées en 1972. Il chercha à souligner la différence entre la lecture d’un plan géographique sur papier et sur machine. Lui et son équipe distinguèrent le fait de travailler sur quelque chose de «physiquement dur» comme une machine, et quelque chose de «doux» au toucher, voire d’intangible. Et c’est vrai que derrière cette notion se cache toute une série de choses sur lesquelles il est parfois difficile de mettre un nom. «J’ai vécu dans le monde de l’entreprise sans nécessairement me poser la question de l’émergence des soft skills. C’est venu de façon empirique, explique Philippe Albani. Depuis que je suis ici à l’ICN, dans le monde de l’enseignement, j’ai mis des mots et des concepts dessus et j’en mesure le poids au quotidien. Qu’il s’agisse d’accompagner des jeunes vers le monde du travail, d’épauler les entreprises dans le recrutement de bons profils ou de suivre des adultes en formation continue.»
Dans l’école nancéienne, l’approche est transdisciplinaire. «Pour les jeunes, on collabore avec des experts d’autres environnements professionnels: avec l’École des mines (ingénieurs) et l’École nationale supérieure d’art et de design de Nancy. En formation continue, cette approche va beaucoup plus loin, annonce Philippe Albani. On travaille avec des militaires et du personnel médical. Ces collaborations visent premièrement à transposer des approches et compétences d’autres champs professionnels dans le nôtre, celui de la gestion d’entreprises. Deuxièmement, nous sortons les gens de leur environnement habituel pour les confronter à des situations qui sortent de l’ordinaire. Ils quittent leur zone de confort et ça leur permet de voir le problème sous un autre angle.»
L’école lorraine a très vite compris l’importance de ces soft skills car chaque business school fournit bon an mal an le même bagage technique à chaque étudiant. «On consacre 20% de notre temps à cette transdisciplinarité et à ces compétences comportementales. Lorsque les recruteurs nous donnent un feed-back sur le profil de nos étudiants, ils ne mettent pas en avant les compétences techniques, bien que nécessaires, rappelons-le, mais leur adaptabilité, leur humilité, leur capacité à écouter les autres, leur volonté d’avoir une ouverture d’esprit pour comprendre la problématique de l’autre et de l’empathie. Pour nous, c’est une vraie fierté de travailler cette matière et de pouvoir poser cette cerise sur le gâteau.»
Les Lego en support
Encore faut-il savoir comment s’y prendre. Chaque être humain est différent. «Lorsqu’un étudiant nous rejoint, une partie du savoir-être est déjà jouée, mais seulement une partie. Le travail va devenir alors complexe pour nous. Il consiste à partir d’une matière première – si vous me permettez l’expression – propre à chaque participant (étudiant ou cadre) et qui n’est pas totalement remodelable. On va venir la polir et l’affûter à la marge, décrypte le directeur des relations entreprises de l’ICN Business School. Et c’est d’autant plus vrai pour un adulte inscrit dans un format court, qui aurait un parcours de leadership ou de management complètement orienté vers la compétence comportementale. La personne a peut-être 50 ans et une expérience de 25 ans. En 10 à 15 jours de cours, on n’opérera pas une bascule totale, mais bien un réglage ou une adaptation. Alors, gardons de l’humilité par rapport à l’impact que l’on peut avoir.»
L’ambition n’est pas nécessairement de changer la personnalité des gens, mais de leur donner des clés et des approches qui vont leur permettre de s’adapter. D’être plus à l’aise en milieu professionnel, de mettre les autres en situation de confort, d’être plus efficaces et d’améliorer la performance collective. Le point de départ peut très bien être un test de personnalité. Une pratique éculée. «Cette photographie va vous renvoyer votre profil. On va vous donner les clés pour mieux le comprendre et mieux décoder aussi celui de votre interlocuteur. À vous d’utiliser ça au mieux pour améliorer les relations interpersonnelles et, in fine, faire en sorte que l’impact sur la performance collective soit positif», poursuit Philippe Albani.
Pour faire naître des idées, faire émerger plus de créativité et susciter plus d’engagement du personnel, plusieurs méthodes voient le jour, dont celle appelée Lego Serious Play. Le fabricant de briques destinées aux enfants a créé des outils en collaboration avec des professeurs pour permettre à des employés d’aborder une problématique sous un autre angle. «Ça mobilise d’autres compétences et ça permet à une personne de visualiser et conceptualiser un sujet autrement. Ça donne aussi l’opportunité de dialoguer en équipes et de trouver des solutions plus créatives», explique Philippe Albani. Des entreprises aussi réputées que Google, eBay, la Nasa ou encore la Croix-Rouge ont utilisé cette méthode. «Si je traite toujours le problème de la même manière, entre les quatre mêmes murs et avec la méthode de travail que j’utilise depuis 30 ans, je vais tourner en rond. Je dois sortir de ce cadre pour avoir un regard différent et trouver une solution différente.»
Le manque d’écoute pointé du doigt
Exemples à l’appui, Philippe Albani donne d’autres astuces qui permettent de réfléchir à un problème. «On collabore aussi avec l’armée de l’air française et l’un de nos intervenants est un pilote réserviste qui nous met à disposition un simulateur de vol. Pas simplement pour nous divertir, mais pour résoudre un problème. L’un des participants est en situation de pilotage, un autre en situation de tour de contrôle avec des problématiques à affronter. Le partage de l’information est nécessaire pour s’en sortir.»
Le débriefing de ce genre d’exercice est passionnant. Le manque d’écoute est l’un des constats qui reviennent le plus. L’émetteur prend pour argent comptant certaines choses qu’il avait acquises et qu’il pensait que son interlocuteur avait assimilées aussi, mais le récepteur reconnaît qu’il était envahi par le stress et n’avait pas bien écouté. «On peut transposer ça dans son environnement professionnel pour repartir sur de nouvelles bases avec une autre façon de voir les choses», résume le spécialiste.
L’empathie est souvent au centre des préoccupations. Notamment pour le chef d’équipe. Ne freine-t-il pas la prise de décision? «C’est un sujet sur lequel je me garderais bien de tirer des conclusions. Avoir de l’empathie, ce n’est pas péjoratif. Il faut éviter les risques d’amalgame qui pourraient conduire vers la complaisance. Je me mets en situation de comprendre la position de l’autre sans pour autant me mettre complètement à sa place. Si je me mets à sa place, je n’aurai plus une vision globale. Et tomber trop dans la complaisance, ce n’est pas rendre service au collaborateur», analyse Philippe Albani.
Les initiatives de l’Adem
La crise du Covid-19 a accéléré les réflexions sur les soft skills. «On a dû inventer plus vite que prévu d’autres approches. Parfois payantes. On a mis en œuvre d’autres leviers qui ont reboosté la motivation et redonné confiance aux collaborateurs», ajoute-t-il. L’un des leviers étudiés de près, c’est l’espace de travail. «C’est un chantier ouvert depuis de longues années. On ne forme pas les jeunes aujourd’hui comme il y a dix ans. Le contenant doit être cohérent avec le contenu. Une école travaille par exemple sur ses salles de classe, mais le pont est direct avec le domaine de l’entreprise. Elles viennent nous trouver pour voir comment elles peuvent s’adapter. Une idée parmi d’autres est de déstructurer une salle de réunion. De proposer un format debout, de remettre les ardoises au goût du jour, de changer la prise de notes. Bref, de trouver une dynamique de groupe plutôt que d’être installé dans son bureau.»
L’adaptation au changement, le travail en équipe et la communication sont les trois compétences les plus demandées.
Sur le marché de l’emploi au Luxembourg, on a aussi compris l’importance prise par ces nouvelles compétences. «Il ne suffit pas de prouver que l’on a un diplôme X et fait des études pour décrocher un job», rappelle Laurent Peusch, chef du service Employeurs à l’Adem. «Il faut désormais d’autres compétences. Ce n’est pas le diplôme qui fait la différence, mais les compétences personnelles. Elles ont pris une place prépondérante. Dans certains pays, on ne recrute que sur la base de ces compétences.»
Il est difficile de quantifier la part des soft skills dans les différentes formations proposées par l’Adem, «mais elles se retrouvent un peu partout», concède Laurent Peusch. Avec cette antinomie: «Il faut du temps pour apprendre ces nouvelles compétences, mais notre objectif est de remettre ces personnes le plus vite possible sur le marché de l’emploi.» Marie Kokiopoulos, Future Skills Initiative advisor à l’Adem, confirme: «Un cours de 2 heures en communication ne va pas profiter à une personne comme à une autre.» Ce qui n’a pas empêché la spécialiste des soft skills de cibler les trois attentes principales. «L’adaptation au changement, le travail en équipe et la communication sont les trois compétences les plus demandées. On apprend beaucoup de ses collègues et énormément de compétences sont transversales.»
Ce n’est pas le diplôme qui fait la différence, mais les compétences personnelles. Elles ont pris une place prépondérante. Dans certains pays, on ne recrute que sur la base de ces compétences.
Selon une étude portant sur 500 demandes d’emploi, les employeurs recherchaient des compétences soft skills dans 50% des cas. La balle est aussi dans leur camp. «Certains employeurs ont encore du mal avec les compétences transversales. À savoir que quelqu’un qui a travaillé dans le secteur industriel peut se relancer dans un tout autre domaine», constatait Laurent Peusch.
La croissance d’exigence dans ces compétences ne doit pas occulter l’autre partie du socle de base, que sont les hard skills. «Mais la moitié des métiers qui existeront d’ici 10, 15 ou 20 ans ne sont pas encore connus aujourd’hui. Les compétences techniques deviendront vite obsolètes, mais les compétences comportementales sauveront la mise et permettront justement aux cadres de s’adapter à l’émergence de ces futurs métiers. Ce qui n’empêche pas de conclure que nous devons toujours marcher sur deux pieds, à savoir les compétences techniques et comportementales», conclut Philippe Albani.
Cet article a été rédigé pour de l’édition parue le 22 juin 2022. Le contenu du magazine est produit en exclusivité pour le magazine. Il est publié sur le site pour contribuer aux archives complètes de Paperjam.
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