«Welcome to El Segundo, a crime watch community», avertit un panneau blanc entre deux palmiers et des annonces pour recruter policiers et pompiers. Un clodo pousse un charriot rempli de sa vie, un sourire édenté et bienveillant au bord des lèvres. Un homme dort, aussi bien garé le long du trottoir que la voiture devant lui. À l’heure où Los Angeles peine à loger des sans-abri de plus en plus nombreux et à contenir une violence débridée, ce quartier semble aussi propre que la Suisse, seulement traversé en trombe par des pick-up rutilants et bruyants et des Tesla comme autant de «Stars and stripes» qui flottent au vent de la réussite américaine.
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Entre le «LAX», l’aéroport surexcité de Los Angeles, et la sexy Manhattan Beach où les manoirs rivalisent de modernité avec la cuisine des restaurants, El Segundo reste ce qu’il a toujours été: un quartier industriel tout en sobriété, cet endroit à part où le célèbre aviateur-entrepreneur Howard Hughes a avantageusement remplacé The Nash Automobile Company en 1955… avant que son terrain soit repris par Boeing en 2000 pour y poser enfin sa filiale Boeing Satellite Systems (BSS).
Presque tous les poids lourds de l’espace et de l’aéronautique s’y côtoient, sorte d’écosystème du futur à ciel ouvert – c’est le cas de le dire.
C’est là que Boeing et SES développent depuis 2016 la nouvelle génération de satellites O3b mPower dont les deux premiers exemplaires seront lancés depuis Cape Canaveral ce vendredi 15 décembre à 22h21, heure luxembourgeoise. Deux «partners in crime», comme ils s’autodéfinissent dans un éclat de rire – le président de Boeing Commercial Satellite System Ryan Reid et le directeur technologique de SES Ruy Pinto – emmènent une poignée de journalistes américains et européen à la découverte de leur bijou de technologie. Évidemment, il faut montrer patte blanche, abandonner appareils photo, enregistreurs et smartphones.
Un satellite essentiel face à des revenus en passe de doubler
L’enjeu est de taille. Les revenus de l’industrie du satellite devraient doubler de moins de 10 milliards de dollars cette année à près de 25 milliards en 2030, dans un alignement de planètes: l’intégration du satellite dans l’offre de connexion terrestre et les déploiements de la 3G/4G/5G; l’ambition de connecter ceux qui ne sont pas connectés du tout; la demande de connectivité dans les airs et en mer des plus de 200.000 «engins» qui veulent avoir du haut débit; la demande croissante des agences gouvernementales (qui voudront jusqu’à 140 Mb/s pour leurs drones en 2030) et les efforts des «LEO stars» comme Starlink pour aller directement chercher des utilisateurs particuliers.
La deuxième génération d’O3b mPower fournit une configurabilité complète. Vous pouvez changer le nombre de récepteurs et créer une nouvelle dynamique à chaque instant. À ce niveau et en étant si compact, c’est inédit.
Avec ses 5.000 faisceaux entièrement reconfigurables en une seconde, le satellite piloté par logiciel peut jouer sur tous les tableaux: aller chercher des clients intéressés par la flexibilité poussée à l’extrême comme les avions, les jets ou les tankers (4 milliards prévus en 2030); ceux intéressés par la flexibilité et l’ultra haut débit comme les drones, les navires de croisière ou militaires ou les superyachts (8 milliards); ceux qui ont besoin d’ultra haut débit comme les plateformes pétrolières et gazières, les sites fixes gouvernementaux ou les sites miniers (2 milliards) et ceux qui ont moins besoin de flexibilité ou d’ultra haut débit comme les consommateurs lambdas, les bateaux de pêche ou les entreprises et agences plus classiques (11 milliards).
«Pourquoi nous sommes si excités par O3b mPower?» fait d’ailleurs semblant de se demander Ruy Pinto. «Les gens parlent des satellites à basse orbite, Starlink, OneWeb, Kuiper, Lightspeed – la liste est longue – mais nous avons quelque chose de spécial dans ce contexte: la deuxième génération d’O3b mPower fournit une configurabilité complète. Un seul de ces satellites a 5.000 beams. Vous pouvez changer le nombre de récepteurs et créer une nouvelle dynamique à chaque instant. À ce niveau et en étant si compact, c’est inédit. La manière dont Boeing a tout intégré est incroyable. Cela bat tout ce qui existe aujourd’hui!»
La solution idéale des compagnies aériennes
L’intérêt est de pouvoir, par exemple, suivre à la trace un avion dans le ciel, pour fournir de la connectivité à ceux qui voyagent. Si cela existe, l’expérience reste très aléatoire en fonction des compagnies aériennes et des solutions qu’elles choisissent. «Différentes compagnies prennent différentes solutions avec différentes approches et se demandent comment monétiser l’expérience. Mais la flexibilité va être particulièrement importante», assure Ryan Reid. Pour l’instant, «les compagnies aériennes protègent beaucoup leurs relations avec leurs clients. Toutes vont dicter comment elles veulent amener de la connectivité à leurs clients. Et nous aurons assez peu d’influence», complète Ruy Pinto.
Pour satisfaire l’appétit de SES, Boeing a dû tout reprendre à zéro et challenger tout ce qui relevait de ses sept générations précédentes de satellites (de Gen 1 en 1995 à Gen 7 en 2016). Le résultat de «702x» – le nom de code de sa nouvelle plateforme – est spectaculaire:
– le poids, facteur de coût supplémentaire pour le lancement, a été divisé par deux à 1.900 kilos contre 3.750 jusque-là.
– le nombre de composants est passé de 4.500 à 350;
– les câbles de 1.275 à 65;
– et les 85 amplificateurs sont devenus inutiles.
Le cloud, un autre élément clé de la stratégie
Sans parler de la meilleure résistance aux radiations, la propulsion électrique, sa forme qui permet d’en lancer plusieurs en même temps, son système de déploiement des panneaux solaires et l’autonomisation de ses opérations.
Boeing a déjà commencé à commercialiser sa nouvelle plateforme. De quoi déranger SES? Non, assure le directeur technologique de l’opérateur luxembourgeois. «Aurions-nous été prêts à payer plus à Boeing pour avoir l’exclusivité de la technologie pour ralentir la compétition? Ou plutôt à l’avoir plus vite et pour moins cher? À être les premiers à la déployer sur le marché? Il y a des pour et des contre. Nous croyons à la vitesse. À l’image du gouvernement américain qui l’a achetée, nous désignons et préparons la prochaine génération. C’est comme ça que nous pensons. Nous devons juste être plus rapides. Plus rapides mais pas complaisants. Nous devons vraiment y aller.»
Parmi les éléments qui rendent SES très optimiste: ses liens avec les opérateurs de cloud, pour faciliter la circulation des données, quel que soit l’endroit de leur «consommation». «Nous avons une stratégie multicloud. Nous avons un accord de distribution avec AWS, par exemple, mais nous travaillons avec IBM Cloud. Nous avons commencé à parler avec Google Cloud. Nous pensons que nous offrons un meilleur service avec Microsoft et si notre client l’utilise déjà, c’est plus simple pour lui. Il ne faut pas oublier non plus que Microsoft va aussi aller voir ses clients, parfois, en leur disant qu’il a un partenaire de connectivité, SES. AWS est plus fort dans la vidéo que Microsoft et notre client chez AWS aura un bon service aussi, mais pas dans la même profondeur qu’avec Microsoft», explique le directeur technologique de SES.
Une nouvelle première avec Space X
La visite de l’usine mythique, près de 93.000m2, commence par le «Hall of fame» où flottent tous les drapeaux de ceux qui ont été clients ou partenaires de Boeing, dont le Luxembourg et SES, puisque le début du partenariat remonte à Astra 1C, lancé en mai 1993 pour 12 ans et qui fournira 18 ans de bons et loyaux services. Zone d’intégration de la «bête», zone de déploiement des ailes-panneaux solaires, zone de vide thermal, d’intégration dans son module d’envoi et zone de tests acoustiques.
Le 6 décembre, les deux premiers satellites sont arrivés à Cape Canaveral où les attend un Falcon 9 de Space X. Ils seront lancés ce vendredi 15 décembre à 22h21 (ou demain samedi à la même heure), avant quatre autres en mars 2023 pour commercialiser ce service unique. Une nouvelle première pour SES, qui avait notamment été la première à confier un satellite à la première fusée d’Elon Musk en 2013 pour un satellite en orbite géostationnaire, puis la première à lui confier un satellite (SES10) à une fusée «recyclée» en avril 2016.