Spotify va bien. Avec 381 millions d’euros de bénéfices nets en 2021, le leader du streaming musical a frôlé la barre des 10 milliards d’euros de revenus (dont 85% issus des abonnements payants et le reste de la publicité) sur près des 15 milliards touchés par l’ensemble des opérateurs de streaming.
Agacée d’être accusée de profiter du contenu généré par les artistes, la plateforme a lancé son «loud and clear», un site internet pour tout mettre sur la table. Pour la première fois, l’entreprise suédoise révélait avoir reversé 6,6 milliards d’euros aux artistes. Les montants varient d’un artiste à l’autre selon différents critères, comme les accords commerciaux conclus entre la plateforme et le label de musique qui représente l’artiste, quand il en a un, ou une fraction de centime par «stream» – pour une écoute de 30 secondes au moins – soit 0,006 à 0,008.4 dollar par stream.
Spotify, Deezer et Qobuz acceptent
Seulement, tout n’est pas si simple. Selon les statistiques officielles, Spotify réunit 80 millions de titres (contre 100 millions pour Apple Music et 90 millions pour Deezer et Qobuz). Parmi eux, des titres enregistrés par des «pirates» – que nous rebaptiserons «sangsues», puisque l’idée est de pomper le sang du streamer – qui vont se créer de faux profils sur Spotify avant d’aller se mettre en quête d’auditeurs, dans le but de revendiquer une part du gâteau.
Après des années de chiffres jetés en pâture sans n’avoir jamais été réellement vérifiés, le Conseil national de la musique (CNM) français a mis fin à 18 mois de travail pour tenter d’appréhender sérieusement ce phénomène. Cependant, Amazon Music, Apple Music et YouTube n’ont pas participé à l’enquête malgré les conditions draconiennes de secret que promettait le CNM.
Selon le rapport publié le lundi 16 janvier, les sangsues sont un phénomène réel: 80% d’entre elles se retrouvent dans la longue traîne – les titres au-delà du top 10.000. En France, selon l’étude, 1 à 3 millions des streams sont «faux». Autrement dit, des utilisateurs font semblant d’écouter des titres appartenant à un artiste pour tenter de le faire remonter dans le ranking et espérer participer au partage du gâteau à 6,6 milliards d’euros (évoqué plus haut).
De 58 à 1.700 euros pour acheter des followers
Ces faux titres sont majoritairement des titres de hip-hop ou de rap et ils sont à 96% dans le catalogue des œuvres récentes (moins de trois ans).
Les entretiens menés à l’occasion de l’élaboration du rapport pointent une augmentation croissante des «fake streams», au fur et à mesure que les sites de streaming se développent et que la technologie permet l’arrivée de nouveaux acteurs qui viennent en aide aux sangsues.
Comment ça fonctionne? Classique. J’enregistre un morceau de mon entraînement d’accordéon, je crée mon compte sur Spotify for Artists, qui me demande mon nom, mon prénom, une biographie, une photo, etc. Au total, une vingtaine d’informations assez précises. Puis, un premier algorithme de Spotify va «écouter» mon morceau d’accordéon pour lui «attribuer» un certain nombre de qualités, pour que je ne finisse pas par me retrouver au milieu de ces barbus énervés du Hellfest!
Et puis, pour avoir une chance de monter dans le ranking, il faudra convaincre des abonnés d’écouter le morceau. Au milieu des 80 millions de titres, le cercle familial, voire amical ou encore professionnel, risque de ne pas suffire. Et c’est là qu’arrivent des armées d’anonymes au service des sangsues.
Il ne faut que cinq minutes pour acheter de 10.000 à 250.000 de followers aussi excités que de jeunes Coréennes à l’idée de rencontrer les playboys de BTS – le groupe de K-Pop le plus connu au monde:
– 250.000 followers à 100 dollars pour les États-Unis (ou 480 dollars pour la France) chez BoostHill;
– 100.000 followers à 1.725 dollars pour les États-Unis (ou 1.299 dollars pour la France) chez Mediamister;
– ou bien 10.000 followers à 58 dollars chez Sidesmedia ou UseViral.
50.000 artistes ont gagné plus de 10.000 dollars
À chaque fois est promis une assistance 24 heures sur 24 et de vrais followers motivés qui vont aller écouter la musique pour laquelle ils sont payés et laisser des commentaires dithyrambiques. Le titre monte et est de plus en plus écouté. Et l’artiste peut alors espérer récolter le fruit de son (dur…) labeur: pour la première fois en 2021, plus de 50.000 artistes (52.600 exactement) ont gagné plus de 10.000 dollars, 1.040 plus d’un million de dollars et 130 plus de cinq millions de dollars.
Combien ces sangsues ont-elles gagné? Quel est le manque à gagner pour les artistes sérieux? Personne n’en sait rien. Parce que si les sites de streaming ont acheté ou développé des technologies pour les détecter et supprimer leurs comptes aussi vite que possible, la désormais longue expérience de Spotify suffit à les repousser très très loin dans les classements.
Et cela, le rapport ne l’explique pas. À la différence de Dmitry Pastukhov, dans une série d’analyses passionnantes. Selon lui, au lieu de créer une playlist dans laquelle vous réuniriez une superstar et le morceau de votre accordéoniste en espérant que des clients écouteraient les deux, propulsant ainsi votre morceau plus haut, il conseille de démarrer avec des artistes potentiellement de votre niveau ou de votre style de musique pour mieux nourrir les algorithmes. Et cela passerait davantage sous les radars des détecteurs de sangsues.
86% des sangsues voient un de leur titre classé au-delà de la 10.000e place, selon le rapport du CNM. Ce qui semble être la parfaite illustration de la stratégie que nous avons grossièrement résumée ci-dessus.
Assimilate, un groupe de heavy metal, habituellement à peine écouté par 130 personnes par mois, a même eu une incroyable surprise: voir son album copié et développé sur des profils étrangers. La vraie rançon de la gloire, au moins autant que le record atteint la semaine dernière par le phénomène The Weeknd qui comptabilise 100 millions d’écoutes mensuelles.
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