Qu’il s’agisse de projets d’entreprises ou commandés par une commune, Sandra Leidner, 54 ans, a toujours un plan en tête pour les restaurants qu’elle est en charge de concevoir.  (Photo: Matic Zorman/Maison Moderne)

Qu’il s’agisse de projets d’entreprises ou commandés par une commune, Sandra Leidner, 54 ans, a toujours un plan en tête pour les restaurants qu’elle est en charge de concevoir.  (Photo: Matic Zorman/Maison Moderne)

Inventrice depuis 15 ans de restaurants livrés clés en main à ses clients, Sandra Leidner exerce un métier… qui n’existe pas. Avec sa rigueur pour ligne de conduite, l’entrepreneure supervise jusqu’au moindre détail lorsqu’elle se met à table.

Difficile de vous classer, votre métier semble échapper à toute nomenclature. Alors, comment vous présenter? Si l’on vous compare à une productrice de cinéma tenue d’avoir un œil sur tout ce qui décidera de la réussite ou de l’échec d’un film, mais avec des recettes et des ingrédients adaptés au monde de la restauration, c’est une analogie que vous approuvez?

«Ne vous embêtez pas, mon job n’existe pas. Je l’ai conçu de toutes pièces, parce qu’il y a un besoin de structure dans la restauration. Ce secteur n’est pas spécialement protégé. Quiconque souhaite ouvrir un établissement peut le faire. Mais s’il n’y a pas d’expérience… S’il n’y a pas de formation des personnels… Ou s’il n’y a pas le souci de se procurer de bons produits, sans autre attention pour le client que de regarder son portefeuille… Cette tendance a existé. Et elle me fait mal au cœur. Je suis là pour redonner des valeurs de respect et de bien-être dans le métier.

Désolé d’insister mais, en définitive, c’est quoi l’intitulé du poste?

«Sur mes cartes de visite, je n’ai jamais apposé de titre. Mes collaboratrices m’interpellent: ‘Sandra, il te faut mettre quelque chose!’ On a fini par inscrire le terme d’entrepreneur. Mais cela veut tout dire et ne rien dire.

Expliquez-nous, dans ce cas… Je suis porteur d’un projet d’ouverture d’un établissement au titre d’une commune, comme récemment à Schouweiler avec le Schou, ou d’un restaurant d’entreprise pour le compte d’une société, et je prends contact avec vous: lors de notre rencontre, quelle sera la première chose que vous chercherez à savoir?

«Je vous demanderai: qu’avez-vous envie de réaliser et quelle est votre motivation? Au début, les gens désireux d’ouvrir un business ont plein d’idées. À ce stade, cela ne m’intéresse pas encore. Ce qui m’intéresse, en revanche, c’est de connaître la personne en face de moi. Son ADN. Afin que le projet soit authentique et qu’il lui ressemble. C’est très psychologique.

Et pour la suite du programme, quel est le deal? Le préalable, c’est que l’on vous laisse carte blanche?

«Je vous donne cet exemple. Quand Schroeder & Associés est venu me chercher (en 2019, pour le restaurant d’entreprise de son nouveau siège social, ndlr), ils m’ont montré leurs plans et je n’ai rien compris [sourire]. Schroeder & Associés travaille pourtant pour le futur, mais là, il s’agissait de plans du passé. Après l’avoir fait remarquer, j’ai, dans le cadre du budget qui m’était accordé, commencé à réfléchir à quelque chose de très différent. En ayant les mains libres. Ils m’ont, en effet, donné carte blanche. J’ai beaucoup de chance avec mes clients: je n’ai jamais eu à les démarcher et ils m’ont toujours accordé une entière confiance.

Nous, ce que l’on propose, c’est du sur-mesure.
Sandra Leidner

Sandra Leidner

Les décisions se prennent autour d’un repas?

«Un autre élément important, en effet, est la connaissance de mon interlocuteur en matière de restauration. Aime-t-il manger? Cuisine-t-il? Pourquoi aime-t-il ceci et pas cela? L’humain constitue la base. En fait, il s’agit d’un temps d’écoute. Revenons à Schroeder & Associés… Combien y a-t-il de collaborateurs? Eh bien, allons les écouter. On va poser des questions au conseil d’administration, on en pose aux femmes de ménage qui, même en bout de chaîne, sont parmi les premières concernées… Nous prévoyons également des déplacements de trend avec les clients, avec une sélection d’adresses permettant d’avoir de bonnes comme de mauvaises expériences. C’est à partir de ce socle commun que l’on commence à travailler, avec trois ou quatre chemins de concept. Pour chaque chemin, il y aura du pour et du contre. Puis on ramène le nombre de chemins à deux. Que l’on va développer davantage. Quand il n’en reste plus qu’un, on peut entrer dans le détail des choses. J’ai l’habitude de dire qu’il y a 5.000 détails qui donnent le résultat à la fin. Nous, ce que l’on propose, c’est du sur-mesure.

De quoi vous occupez-vous, une fois le projet acté?

«De tout.

Du premier coup de pinceau au choix des flûtes à crémant?

«De tout, oui. Il y a tout un travail de chiffrage. Dans un espace de 300m2, la moitié de l’espace au minimum est investi par la cuisine, le reste, c’est pour la clientèle. Partant de là, combien de frigos sont nécessaires? Combien de litres de boissons, selon le nombre de couverts, si l’on veut éviter au personnel d’avoir à aller chercher des caisses de bouteilles en plein service? On regarde l’ensemble des paramètres. On établit une carte estimative, avec un prix estimatif, cela nous permet de calculer un chiffre d’affaires, un loyer X ou Y… On scrute chacune des pièces du puzzle: côté propriétaire des lieux, côté restaurateur, côté clients, côté collaborateurs. Et, comme dans un puzzle, à la fin, on réunit toutes les pièces.

Un restaurant, c’est beaucoup de matériel professionnel. Quid des savoir-faire techniques?

«Nous ne sommes pas fabricants de cuisines, nous faisons appel à des spécialistes. Nous ne sommes pas spécialistes de l’acoustique, nous avons des partenaires. À chaque projet individuel est adossé un livret d’une quarantaine de pages semblable à un appel d’offres. On effectue le processus de sélection, puis on prend la main pour organiser l’ensemble, généralement aux côtés d’un bureau d’architecture.

Vous apportez également votre grain de sel dans le contenu de l’assiette?

«On laisse le chef et les équipes élaborer leur carte, on ne se permet pas d’intervenir. En revanche, nous pouvons être là en appui.

Il y a le restaurant à proprement parler, mais il y a également ce qui l’environne. Est-ce que le contexte géographique et économique compte au moins autant que l’ADN du client, qui est si important pour vous?

«L’analyse de marché est indispensable. J’illustre: Wiltz est une ville très vivante, avec beaucoup de maisons pour les jeunes familles. Cela fixe un périmètre. Alors, oui pour un établissement familial à Wiltz. Oui pour un glacier. Un trois étoiles, en revanche, c’est non. Il faut également identifier où en sera la ville dans les cinq ou dix prochaines années. On travaille avec Agora pour la restauration sur Esch-Belval actuellement. On étudie les logements, le site de l’université… À proximité des étudiants, on pourrait proposer un bar à soupes. Pour les personnes du troisième âge, il faudrait songer à autre chose. Les lieux, les tendances, c’est la base.

Votre rôle aux côtés des clients s’arrête le jour de l’inauguration de l’établissement?

«C’est le cas pour tous les métiers concernés par la conception d’un restaurant. Chacun boit un verre le jour de l’ouverture, et c’est terminé. Mais pas pour nous. Nous n’acceptons que les projets où nous assurons un suivi de deux ans minimum. Notamment pour veiller à ce que le concept continue d’exister tel qu’il a été imaginé. Nous pouvons même intervenir sur place. L’idée est de poursuivre une mission de conseillers.

Avant de déménager vos activités à Wasserbillig en 2023, vous avez exercé pendant plus de 10 ans en Allemagne, à Trèves. En comparaison avec votre pays natal, qu’est-ce qui singularise le marché luxembourgeois?

«Le rapport à la nourriture est beaucoup plus culturel au Luxembourg, en France et en Belgique, où l’on apprend dès que l’on est petit la joie qu’il y a à manger et à boire, qu’il ne l’est en Allemagne. C’est plus convivial d’exercer ici, il y a davantage de plaisir au Luxembourg.

Et globalement, on y mange bien selon vous?

«Oui. Mais il y a parfois un manque d’authenticité.

Connaître la personne en face de moi afin que le projet lui ressemble. 
Sandra Leidner

Sandra Leidner

Dans votre parcours, l’univers de la gastronomie a toujours été présent?

«Je suis issue d’une famille où le fait de manger ensemble est culturellement important. Plus tard, j’ai eu des petits jobs dans la restauration, comme beaucoup de monde. Mais de là à en faire mon métier… Moi, je voulais être éducatrice. En parallèle, je travaillais dans le monde du théâtre, côté coulisses. Un copain a ouvert un restaurant à Trèves, je lui ai donné des coups de main, on a commencé à suivre ensemble différents cours. Le chemin s’est fait comme ça.

54 ans et cheffe d’entreprise. Au-delà, comment vous définissez-vous?

«Je suis très stratégique. Comme avec les marionnettes, j’aime tirer des ficelles pour parvenir à un équilibre. J’ai occupé tous les postes dans la restauration, jusqu’à la plonge, pour savoir avec exactitude de quoi il retournait. J’aime travailler entourée de collaborateurs, on ne peut jamais réaliser quelque chose en étant seule. À mon âge, je me vois comme un mentor pouvant leur inculquer le métier de la restauration avec sérieux. Je n’ai pas besoin d’être en première ligne.

En tant qu’inventrice de lieux, d’où proviennent vos influences?

«J’ai de la chance, j’ai une excellente mémoire. Dix ans après, je peux me souvenir d’une série d’assiettes aperçues dans un restaurant à Lisbonne et du nom de leur créateur. C’est comme dans un livre, tous les chapitres de mes souvenirs sont bien rangés. Mon capital, c’est ma tête.

Quelles sont les difficultés auxquelles vous vous heurtez?

«Le respect. Si cela ne tenait qu’à moi, les plateformes où l’on peut déposer un avis seraient fermées aux personnes n’étant pas du métier. Pour telle personne, bien manger signifie une chose. Mais pour une autre personne, cela signifie autre chose. Le jugement est prononcé en fonction de nos seules compétences.

Le métier n’est pas suffisamment considéré?

«Tout le monde connaît quelqu’un qui connaît quelqu’un qui connaît quelqu’un qui a ouvert un restaurant… On suppose que c’est facile. Mais c’est tout sauf un métier facile. Je prends l’exemple du restaurant du vélodrome de Mondorf. Il ne suffit pas de connaître des restaurateurs du village pour un projet de cette ampleur. Après quelque temps, la commune est revenue vers moi en disant s’être trompée de direction. Mais cela vaut aussi pour les restaurateurs. Passer d’une petite salle de 30 couverts à une salle de 4.000 personnes… Il faut garder les pieds sur terre.

Professionnellement, la paralysante séquence Covid qui s’est éloignée de nous après de longs mois de brouillard vous a-t-elle donné des sueurs froides?

«Cela a été une phase très difficile. Mais pour le moyen et le long terme, j’estime qu’il s’agit d’une chance pour la profession. Ceux qui maîtrisent le métier et qui travaillent bien continuent d’afficher complet. Pour ceux qui avaient ouvert un établissement en escomptant s’offrir une Porsche dans les trois ans, cela a été un coup d’arrêt dans leur façon de faire. Le Covid a fait le tri entre les bons et les mauvais professionnels. Être un bon professionnel, ce n’est pas avoir la meilleure recette de crème brûlée. C’est l’être avec son cœur.

Vous citez la crème brûlée parce qu’il s’agit d’un péché mignon?

«Mon plat préféré est tout à fait simple: une crêpe salée accompagnée de pommes de terre rôties et d’une salade verte. Le plat de ma grand-mère. Elle me le proposait chaque samedi. C’était le goût de l’amour. Encore aujourd’hui, j’ai l’impression de renouer avec mes 3 ans lorsqu’on me le sert.

Il vient de là cet attachement à l’authenticité qui est le vôtre…

«Maintenant que vous le dites, c’est peut-être ma grand-mère qui a influencé ma philosophie dans le travail.»

Avec le Luxembourg, une histoire truffée de hasards

À l’adolescence, son tout premier boyfriend était luxembourgeois. L’évocation du souvenir lui tisse une moue amusée. Sandra Leidner et le Grand-Duché, ça ne date pas d’hier. Et comme nombre de love stories, celle-ci est rythmée de malicieux hasards. Le premier de la série survient tandis qu’elle a 26 ans et qu’elle prête main-forte à des amis gérants d’un restaurant de belle facture à Trèves, d’où elle est originaire. Un soir, l’ancien directeur général de Luxair, Roger Sietzen, est présent en salle à table. Il l’interpelle: «Je souhaite que nous travaillions ensemble.» Il a pour idée de confier à la jeune femme la responsabilité de l’activité de restauration de Luxexpo. «Il a eu un feeling…» Elle dit banco. Avant de se re­trouver à la tête d’une escouade de 350 collaborateurs et d’avoir la charge de réceptions en grande pompe. Pression. «J’ai tout vu, tout appris.»

Huit ans plus tard, rebelote. Sans grande conviction, Sandra Leidner répond, «un dimanche après-midi» de désœuvrement, à l’appel d’offres concernant le catering de la Philharmonie. À son grand étonnement, sa candidature emporte la mise. «1.500 personnes tous les jours, aux débuts. Dans ces conditions, on n’a plus de vie. Or, j’aime ma vie.» Après deux années, elle décide de bifurquer. Et se lance à son compte, dans la conception de restaurants. Premier client: Frank Steffen. Il lui glisse: «Notre activité traiteur doit monter en standing, vas-y…» Elle y va. «On a fait la Collection Luxembourg, La Table de Frank, Quai Steffen…» Depuis, les projets – une quarantaine en 15 années d’exercice – se sont multipliés. Parmi les plus récents, l’enseigne Schou, à Schouweiler, ou le restaurant d’entreprise de Schroeder & Associés et ses près de 450 collaborateurs.«Si Roger Sietzen n’était pas venu manger ce soir-là…», s’étonne encore cette fille de gérants d’un salon de coiffure, 54 ans à présent, à qui son père avait soufflé un jour: «Ce qui compte dans la vie, ce n’est pas ce que tu fais, mais avec qui tu fais les choses.» Plus qu’un mantra, un porte-bonheur.

De Trèves à Wasserbillig

Tout en continuant d’y résider, Sandra Leidner a pris des distances symboliques avec Trèves, sa ville d’origine. L’an dernier, elle a transféré ses activités professionnelles côté luxembourgeois, à Wasser­billig, où le concept studio qui porte tout simplement son nom compte désormais cinq salariés, dont deux jeunes recrues titu­-laires de masters en business management et en conception culinaire. «Pratiquement 100% de ma clientèle est luxembourgeoise. Au fond de moi, je suis plus luxembourgeoise qu’allemande. S’installer ici, c’est un petit pas en direction de mes clients», explique Sandra Leidner, qui a très longtemps exercé en solo, sans collaborateurs pour l’épauler. Son agence fête ses 15 ans d’existence.

Qu’il s’agisse de projets d’entreprises ou commandés par une commune, Sandra Leidner, 54 ans, a toujours un plan en tête pour les restaurants qu’elle est en charge de concevoir.

Cet article a été rédigé pour l’édition magazine de paru le 24 janvier 2024. Le contenu du magazine est produit en exclusivité pour le magazine. Il est publié sur le site pour contribuer aux archives complètes de Paperjam.  

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