On court par envie de liberté, de réaliser une performance, de remporter une victoire contre soi-même, ou les autres. (Photo: Nader Ghavami/Maison Moderne/Archives)

On court par envie de liberté, de réaliser une performance, de remporter une victoire contre soi-même, ou les autres. (Photo: Nader Ghavami/Maison Moderne/Archives)

L’ING Night Marathon de Luxembourg aura lieu le 28 mai et attirera des milliers de coureurs.  D’une pratique confidentielle ou réservée à une élite sportive, le running est maintenant un phénomène de masse. Dont de nouvelles mutations sont perceptibles.

Dans les rues, dans les bois ou dans les parcs. Qu’il vente, qu’il pleuve, qu’il neige ou que le soleil rende l’atmosphère suffocante. Seuls, en couple, en groupes plus ou moins importants, avec leur chien en laisse… Les coureurs à pied sont de plus en plus nombreux et occupent de plus en plus largement l’espace public. Une impression qui se confirme dans les chiffres. En France, une étude récente a recensé 16 millions de coureurs, dont 12 millions chaussent leurs baskets au moins une fois par semaine et qui, pour la moitié, ont participé à une course officielle dans l’année. La croissance du nombre de pratiquants est exponentielle. En 2020, met en avant l’Observatoire du running, 1,4 million de nouveaux coureurs ont effectué leurs premières foulées. 72% de ceux-ci sont restés en mouvement l’année suivante. Si des chiffres précis ne sont pas disponibles concernant le Luxembourg, il n’y a aucune raison objective que l’engouement soit différent. C’est en tout cas ce que pense et analyse Olivier Bessy, sociologue du sport, spécialiste de la course à pied et professeur à l’Université de Pau, qui vient de publier le premier d’une série de trois ouvrages: courir. De 1968 à nos jours. Tome 1. Courir sans entraves.

La révolution de 1968

Si l’engouement pour la course à pied connaît une accélération, le phénomène n’est en réalité pas nouveau. Mais ce n’est pas l’exploit de Philippidès, qui avait parcouru les 42,195km séparant Marathon des portes d’Athènes pour annoncer la victoire grecque sur les Perses en 490 avant J.-C., qui va y contribuer. Durant des siècles, courir reste marginal. Et lors des deux premiers tiers du 20e siècle, cela reste encore très confidentiel. «La course à pied est une pratique qui est alors réservée aux athlètes. On court dans les stades, pour s’entraîner, mais pas en dehors», fait remarquer Olivier Bessy.

L’émergence dans le grand public va être propulsée par une source de motivation très puissante: la liberté, enfant de la «révolution» de mai 1968. «Cette année est en effet un moment fondateur, raison pour laquelle l’histoire que je retrace dans mon livre débute à cette date. La logique est assez simple: pour courir, il faut une motivation, et cette motivation sera cette liberté qui émerge à la fin des années 60. Tout part de là», poursuit Olivier Bessy. Le running sort alors des stades, pratiqué aussi sous la forme dilettante du jogging. Les premières courses populaires sont également organisées, «mais doivent parfois lutter contre la conservatrice Fédération française d’athlétisme qui ne voit pas cela d’un très bon œil, il y a un vrai bras de fer entre deux mondes qui s’opposent».

Mais le mouvement pour une pratique populaire est enclenché. Une revue comme Spiridon, à partir de 1972, y contribue. Les grands marathons internationaux en font de même. «Aux USA, le marathon de New York, à partir de 1970, va jouer ce rôle.» En 1971, le marathon de Neuf-Brisach, en France, est le premier événement du genre organisé par un club et non directement par la fédération. Signe des temps, on appelle une telle organisation un «marathon libre». Le marathon de Paris s’élance en 1976 sous l’impulsion du Stade français, presque de manière confidentielle avec seulement 150 coureurs. Le parcours sera laborieux pour devenir l’événement de masse qu’il est de nos jours. «Un autre exemple éloquent est le marathon de Madrid, créé en 1978 et qui est porté par la fin du franquisme en Espagne», note Olivier Bessy.

De nombreux coureurs évoquent le plaisir pur de courir, ou la volonté de rester en forme, de perdre du poids, de se réunir avec des copains.

Olivier Bessysociologue du sport, spécialiste de la course à pied et professeurUniversité de Pau

On court donc par envie de liberté, mais ensuite, de nombreuses autres motivations se devinent. L’envie de réaliser une performance, de remporter une victoire contre soi-même, ou les autres, évidemment. «Cela n’a pas disparu, mais cette performance s’est décalée. Cette dimension s’est hybridée d’autres ambitions: la culture, l’histoire… Cela n’a pas échappé aux spécialistes du marketing qui proposent des courses dans des lieux historiques, ou des packages qui englobent la course et des visites culturelles. Mais la performance reste une source de motivation, même si de nombreux coureurs évoquent le plaisir pur de courir, ou la volonté de rester en forme, de perdre du poids, de se réunir avec des copains… La plupart restent néanmoins très bien équipés sur le plan technologique pour surveiller leur performance, c’est un signe qui ne trompe pas», commente Olivier Bessy. Le niveau des performances va aller crescendo car les coureurs se préparent mieux, le matériel évolue, la diététique fait son apparition… Dans le même temps, les très grands marathons mondiaux se développent pour compter des dizaines de milliers de coureurs au départ.

Au début des années 90, la course à pied entre dans une nouvelle ère, celle de l’ultra. «Les distances s’allongent, les efforts s’accumulent, les dénivelés augmentent… C’est la grande époque des ultra-trails qui s’ouvre. Les événements deviennent aussi hyper médiatisés», rapporte Olivier Bessy. Alors que courir un marathon était auparavant vu comme un exploit, cela en devient banal face à ces amateurs qui avalent 148km d’une traite dans les Alpes ou traversent La Réunion en diagonale.

L’anti-marathon

Tout cela va durer jusqu’en 2008, quand les premières interrogations voient le jour. Faut-il toujours courir plus? Plus longtemps? Plus haut? Un autre regard se pose sur les très grands événements et la pollution que les courses génèrent. Le marathon vert de Rennes voit le jour en 2011, tandis qu’en 2008, naît l’écomarathon de La Réunion. Les distances ultras demeurent, les grands marathons internationaux aussi. «Mais on sent plus que poindre des interrogations autour de ces courses d’ampleur importante. Est-ce que j’ai encore envie de participer à un grand barnum? Est-ce que payer entre 120 et 200 euros se justifie? Quel est l’impact d’une telle course sur l’environnement? C’est une grosse tendance des 10 dernières années. Alors qu’il y a une pléthore de courses – avec aussi de nouvelles tendances comme les Spartacus Races, par exemple – et une concurrence très rude, c’est devenu un très gros challenge pour les organisateurs que de trouver le bon équilibre.» On voit donc aussi les «anti-marathons» être de plus en plus nombreux. Depuis 1985, le ­marathon du Medoc propose de traverser le vignoble bordelais en profitant de 23 dégustations de vins, mais aussi d’huîtres et d’entrecôtes… À Liège, le Beer Lovers’ Marathon est construit sur le même principe, la bière remplaçant le vin. Les organisateurs qui, parfois, se croyaient intouchables doivent bien constater que quelque chose est en train de changer. Le dernier marathon de Paris en témoigne. Il devait être celui de la relance, capitalisant sur des coureurs rendus impatients suite aux reports des courses en raison du Covid. Il n’en a rien été. Ils avaient été 49.000 en 2019 à s’élancer dans les rues de la capitale française. Ils n’ont été «que» 37.000 en 2022. Signe des temps, sans aucun doute.

Cet article a été rédigé pour l’édition magazine de  parue le 25 mai 2022. Le contenu du magazine est produit en exclusivité pour le magazine. Il est publié sur le site pour contribuer aux archives complètes de Paperjam.

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