Pouvez-vous nous préciser quel est votre rôle sur ce projet?
Bernard Reichen. – «Nous avons en charge la mise en place du concept urbain pour la Rout Lëns. Nous devons également coordonner les déclinaisons thématiques liés à ce concept, c’est-à-dire la mobilité, le paysage, la programmation, l’aspect règlementaire. Il y a à la fois une fonction de concevoir ce territoire urbain et celle qui consiste à organiser le cadre règlementaire de ce projet pour aboutir à un Plan d’Aménagement Particulier (PAP).
Qu’est-ce qui a retenu votre attention sur le projet Rout Lëns?
«Ces questions de la ville d’une manière générale me passionnent. Mais sur ce terrain en particulier, il y a un cadre, qui est l’emboitement des échelles qui est extraordinaire. La mutation urbaine au Luxembourg est actuellement très forte et importante. Un arc urbain, qui passe par Belval, le centre-ville d’Esch-sur-Alzette, le crassier des Terres Rouges, la Rout Lëns, Schifflange, est en train de se définir et est une projection dans le futur. C’est en plus un territoire frontalier, en lien avec le grand territoire agricole français. Ces constructions se passent sur des terrains libérés par l’industrie, mais ce sont aussi des constructions qui se passent à une échelle qui est la réinvention d’un territoire et d’une ville.
C’est un sujet que nous travaillons depuis longtemps. J’ai eu le grand prix d’urbanisme en 2005 sur ces questions de la ville territoire et j’avais appelé cela l’inversion du regard. Il faut apprendre à voir la périphérie de la ville centre, mais aussi à voir ce centre depuis ce nouvel équilibre urbain qui est en train de s’inventer. Rout Lëns, après Belval, est le déclencheur d’un processus qui dépasse largement les 10,5 hectares du projet.
Quelles sont les qualités plus particulières que vous retenez de ce territoire?
«La Rout Lëns est une pièce d’une mosaïque urbaine plus vaste, un élément à la fois autonome et connecté. Autonome, car elle a sa forme et son identité, et connectée, car elle va vivre dans cet ensemble qui va se construire à terme.
L’histoire de Rout Lëns a commencé il y a 40 ans quand le site a été abandonné. Depuis, un ensemble de bâtiments a été conservé, des halles industrielles qui autrefois étaient reliées par un process industriel, mais qui aujourd’hui sont isolées et se présentent plutôt comme une collection d’architectures. Aussi, nous avons pris comme postulat que si ce patrimoine était autrefois relié par un process industriel, il sera relié demain par un process urbain. Notre première idée n’est pas de laisser ces bâtiments comme des témoignages, mais d’en faire la structure même du futur projet, de les relier entre eux pour en faire le centre de la sociabilité de la Rout Lëns, ce que nous avons appelé l’Allée de la culture industrielle. Sur environ 700m, nous aurons une allée qui est le symbole de la culture industrielle et qui relie ces bâtiments affectés à de nouveaux usages. Les halles industrielles qui abritaient autrefois une fonction liée à l’industrie auront demain une fonction liée à la ville. Ce postulat donne la structure urbaine, le fil conducteur de ces futurs espaces urbains. C’est un acte fondateur pour le projet, qui est aussi très identitaire.
Comment abordez-vous la reconquête de ces anciens territoires de l’industrie sur ce site?
«Nous faisons une distinction entre l’histoire et la mémoire. L’histoire est factuelle. La mémoire est plus vagabonde. Ici, elle est l’image d’une période glorieuse, d’une forme de convivialité ouvrière, mais qui occulte la violence de ce passé – la pollution, la vie rude de ces ouvriers. Il faut traiter ces deux questions en même temps.
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L’histoire se traduit dans la reconversion du patrimoine qui répond à des règles codifiées, et à laquelle on peut ajouter l’étude de l’architecture industrielle répétitive. Cette architecture peut se lire selon des motifs, des principes de répétitions, des rythmes, des déformations qui nous amènent à lire ces halles industrielles à la fois comme un bâtiment, mais aussi comme une musique. On peut faire une analogie entre la musique répétitive, de Jean-Sébastien Bach à Philip Glass, et l’architecture des halles industrielles. Ce côté musical est une des racines d’un sentiment euphorisant. On constate d’ailleurs dans le monde entier que l’architecture industrielle a été réappropriée pour accueillir l’art, la création et, par extension, les nouveaux métiers du monde numérique et des nouvelles technologies. Il y a dans ce patrimoine une lecture future qui est différente de la lecture purement industrielle, même si l’objet est le même.
Pour la Rout Lëns, il en va de même. Nous souhaitons exploiter les caractéristiques de ces ensembles patrimoniaux pour les projeter dans le futur avec des colorations programmatiques: le magasin TT, ancien lieu de la convivialité et solidarité, sera laissé dans son caractère, mais deviendra le lieu de la rencontre, des circuits courts, d’une forme de solidarité de notre temps; les turbines qui sont un bâtiment impressionnant qui sera dédié à la culture, l’art et au coworking pour les entreprises liées à la création; la halle des soufflantes, par sa position et sa taille, serait consacrée aux sports et aux loisirs; le portique est un lieu de rencontres naturel et sa halle suspendue sera rallongée pour accueillir coworking et cohabitation; le poste d’aiguillage, qui est un peu à l’écart, servira de maison d’hôte. Nous prenons les caractéristiques de ces bâtiments et nous les incluons dans un nouveau récit qui sera la structure de ce quartier.
En quoi le projet est-il innovant?
«Dans les défis, il y a un préalable à tout cela: l’automobile sera l’invitée du quartier, mais elle ne dessine plus l’espace. Tout l’espace est piétonnier et l’automobile est admise dans des parkings qui sont eux-mêmes amenés à évoluer avec le report de la voiture.
L’innovation est liée aujourd’hui à un ensemble de facteurs d’évolutions. Quand on fait une approche thématique, par exemple la voiture, on met en exergue qu’elle ne dessinera pas la ville. Après, c’est à nous d’assumer dans le dessin urbain les conséquences de cette action qui est le corolaire d’un espace piétonnier nouveau qui est l’Allée de la culture industrielle.
Autre sujet: quand on regarde ce site aujourd’hui, on a un sentiment d’abandon, de ruine. Le sentiment de vie n’est pas contenu dans les bâtiments eux-mêmes, mais dans la végétation qui reprend ses droits, qui est résurgente. La végétation va devenir un thème pour le futur. Il faut aussi prendre en compte le réchauffement climatique. Par conséquent, nous travaillons cette renaturation à la fois comme un sentiment végétal et comme un ilot de fraicheur qui va compenser des ilots de chaleur.
Les défis à relever sont d’inventer le milieu habité futur, un milieu qui doit répondre à des critères d’évaluation et des facteurs d’évolution qu’il faut identifier dès le départ du projet.
La préservation des ressources est aussi un point important. Est-il pris en compte dans votre développement?
«Pour un projet urbain, il faut relier le milieu dans lequel les habitants vivent, qui répond à une démarche de confort et qui permet une culture urbaine, à la question des objectifs collectifs. La gestion de l’eau – sa préservation, son recyclage – en fait partie. Il est aussi question d’un quartier bas carbone qui est une équation entre la façon de construire, de renaturer, de concevoir les équipements de chauffage… Quand je parle des défis de construction d’un milieu habité, cela inclut toute la partie performancielle. Aujourd’hui, il n’est pas possible de faire un projet de ce genre sans avoir une grille de lecture quantifiable et vérifiable. C’est notre travail et celui de tous les spécialistes qui concourent au projet. Nous travaillons d’ailleurs avec un spécialiste sur la création d’une cité nourricière, comme une ferme urbaine qui concentrerait toute l’activité d’animation et de recherche et d’avoir ensuite le moyen de fédérer un milieu qui est plutôt favorable, car les jardins ouvriers sont nombreux et la plaine côté français est favorable à la création d’un vaste système de circuits courts. Cette ville nourricière est un volet entier du projet.
On n’habite pas une machine, on habite un lieu.
La démarche est identique pour la mobilité. Quand on analyse la question de la ville européenne, le développement durable a toujours été l’art et la manière d’apaiser les tensions entre la ville des mouvements, des flux, et la ville des lieux. C’est une sorte de mouvement perpétuel où l’on crée des infrastructures que l’on corrige par la suite, notamment pour insérer des transports collectifs. Ce petit pays est en train de fonctionner comme une grande métropole. Une métropole doit résoudre ses problèmes de congestion automobile. Rout Lëns arrive au moment où la politique de transport va permettre de réduire progressivement la place de la voiture. C’est une grille de lecture qui est indissociable du plaisir d’habiter. On n’habite pas une machine, on habite un lieu. La performance fait partie du contexte, mais ne dispense pas de créer des lieux de sociabilité dignes de ce nom.
Il y aura aussi toute une réflexion sur les modes d’habiter. pour mieux connaitre les ressentis de l’habitat pendant cette période exceptionnelle que nous venons de vivre avec le confinement.
Est-ce que tous ces éléments permettent d’aboutir à un projet qui devient résilient?
«La ville européenne apparait aujourd’hui comme un long chemin vers la ville stabilisée. Au départ, c’est une ville palimpseste, où il s’agit d’apaiser les tensions entre les flux et les lieux comme nous l’avons évoqué précédemment. Mais après quelques siècles, un phénomène de sédimentation est apparu, car la ville ou plutôt un fragment de celle-ci a été lu comme parfait. C’est l’apparition de l’idée patrimoniale. La ville qui jusque-là a toujours été en mouvement se retrouve alors figée.
Aujourd’hui, la notion de palimpseste n’a plus accès au temps long. Nous devons faire un palimpseste du temps court, si bien qu’au lieu de travailler sur l’accumulation progressive, nous travaillons sur la gestion progressive des incertitudes.
Prenons l’exemple des cartes de transports que nous devons établir aujourd’hui pour un nouveau quartier. Ce sont des cartes ambitieuses, mais qui sont sujettes aux arbitrages politiques et économiques, et qui font qu’on n’a pas tout de suite la bonne solution. Aussi, pour le projet Rout Lëns, nous avons fait de l’insertion préventive, c’est-à-dire que nous avons réservé des tracés d’autobus, de transport en site propre, qui seront mis en œuvre ou non. Nous travaillons par rapport à des hypothèses, qui sont multiples. La première des résiliences est de ne pas injurier l’avenir sur cette question des transports.
Autre exemple: le parking. Aujourd’hui, nous devons répondre à un règlement qui nous amène à construire 350 places de parking. Mais nous avons aussi entre les mains des prévisions qui montrent que nous allons réduire à l’avenir notre dépendance à la voiture. C’est pourquoi nous choisissons de construire un parking qui est conçu pour être déconstruit et recyclé. Dès le départ, nous faisons le pari d’un parking qui a la capacité de changer de fonction. Nous choisissons également de ne pas construire de parking souterrain relié aux logements, mais plutôt de les placer à quelques mètres, qu’ils deviennent ainsi un service à la personne qui pourra évoluer indépendamment de sa relation avec l’habitation. Ce sont de petits gestes, mais qui sont des coups de pouce non négligeables en faveur de la résilience.
Nous sommes dans une rivalité entre l’urbanisme de tracé, de plan, et l’urbanisme des modes de vie.
Cette question de la résilience s’inscrit donc comme des hypothèses de travail qui peuvent être mises en œuvre dans des temporalités plus lointaines, avec une capacité de choix important.
Alors qu’après la guerre, l’espace avait changé plus vite que la société, nous sommes aujourd’hui dans la situation inverse: la société évolue plus vite que l’espace. Nous pouvons considérer que la ville de demain existe plus ou moins aujourd’hui, mais pas la façon de la vivre. Nous sommes dans une rivalité entre l’urbanisme de tracé, de plan, et l’urbanisme des modes de vie. L’évolution autour du monde numérique est tellement importante qu’on peut considérer que, pour la première fois depuis longtemps, la transformation de l’espace et la transformation de la société peuvent se faire dans un même mouvement. C’est une démarche de projet qui est différente, encore plus dans la spécificité frontalière luxembourgeoise.
Nous partons du principe que “la ville de la portée de la voix et de la promenade” comme le disait Lewis Mumford, va être mise en place sur l’allée de la Culture industrielle, mais il y a d’autres proximités à inventer: la proximité vers Belval, le centre-ville d’Esch… Par le vélo, la marche ou les transports collectifs, les gens vont avoir accès à une “ville à la carte”. Une ville que chacun compose en fonction de ses pratiques, son imaginaire, ses déplacements, ses usages. Une offre urbaine qui est pratiquée différemment dans une journée d’une personne à l’autre. C’est un cycle étonnant dans lequel la notion de la résilience se situe dans le projet, et dans l’environnement du projet.
Nous avons pris le parti pris du patrimoine vivant, c’est-à-dire du changement d’usage.
Que pensez-vous de la polémique qui est en cours autour des Keeseminnen?
«À titre personnel, je ne considère pas qu’il y ait de polémique. Nous avons pris le parti pris du patrimoine vivant, c’est-à-dire du changement d’usage. Mais il y a une deuxième question qui est la question mémorielle. On peut aussi envisager à cet endroit d’avoir un “témoignage”, en ayant un bâtiment “fantôme”.
Le portique métallique n’était pas au départ dans les bâtiments conservés. Mais je me suis aperçu que sa présence était quand même importante, ancrée dans l’esprit collectif. La présence physique de ce portique est aussi considérable. J’ai donc proposé qu’il fasse partie des jalons du projet. Puis s’est posée la question plus délicate des constructions en béton qui l’entourent. Là pour le coup, les conserver serait comme conserver un grand fantôme. Ce n’est pas inenvisageable, mais cela répondrait à une autre logique.
La conservation du patrimoine industriel peut être envisagée avec différentes approches: le haut fourneau U4 à Uckange est préservé comme un objet unique qui témoigne et transmet; l’IBA de la Ruhr a montré une approche du patrimoine en mouvement, de la transformation, avec un discours du récit qui prime sur le discours de l’objet; à Belval, la ruine industrielle est traitée comme une grande sculpture, elle est préservée comme un spectacle. Mais tous ces projets mémoriels sont portés par des investissements et des responsabilités publics.
Rout Lëns est un projet privé et intégrer les Keeseminnen comme un bâtiment mémoriel n’est pas compatible avec son économie. Assurer sa préservation, sa gestion, ses visites sont des démarches qui répondent à une logique de projet public.
Une demande de classement patrimoniale a été déposée, mais reste pour le moment en suspens. Nous sommes ouverts à une discussion. Toutefois, le projet Rout Lëns n’a pas la capacité à porter seul cette charge.
Les photos de Bernd et Hilla Becher de la Rout Lëns qui sont conservées au MOMA montrent la force inouïe de ce site il y a quelques années. Aujourd’hui, nous n’en sommes plus là. Nous arrivons dans le projet à un moment donné qui est autre que ce temps où le site était encore en activité. Nous fabriquons une lecture du patrimoine au profit de la mémoire et des attentes pour un monde futur.
Nous fabriquons une lecture du patrimoine au profit de la mémoire et des attentes pour un monde futur.
Cette question mémorielle, au sens de la pure conservation d’un morceau d’objet, nous ne l’abordons pas. Mais nous sommes prêts à l’intégrer, s’il y a une volonté publique pour cela.
Le portique sera intégré au projet, mais la partie en béton des Keeseminnen est une démarche complémentaire. Et ce n’est pas le chemin qui a été choisi. Le permis de démolir a été déposé et accepté depuis longtemps. Ce n’est pas un phénomène nouveau, mais il arrive maintenant à maturité dans une ambiance qui n’est pas faite pour la concertation.
Je tiens aussi à rappeler que nous devions faire une grande réunion de concertation le 16 mai, réunion qui a été empêchée à cause des conditions actuelles et qui est reportée en septembre. Mais cela me contrarie, car la question du patrimoine est très vivace au Luxembourg et la discussion ne peut pas encore avoir lieu.
Que nous apprend la crise du Covid-19 pour l’urbanisme?
«Cette crise va nous inciter non pas à faire de la science-fiction, mais à bien comprendre le présent. Nous avons vécu une expérience grandeur nature. Le fait que l’homme soit menacé et la nature au repos est une inversion de sens incroyable. Jamais je n’aurais pensé vivre cela un jour dans ma vie. Michel Serres dans “Le contrat naturel” a écrit sur cette nécessité de contractualiser avec la nature à partir du moment où l’homme est devenu une force naturelle, donc capable de changer le climat. Un changement s’opère et doit porter sur la renaturation, les transports, la question de la proximité, du télétravail… Rien que par l’observation de ce qui s’est passé en deux mois, nous pouvons voir des signes qui ne sont en rien un changement radical et total, mais une évolution du ressenti et du comportement.»