Cette dernière question n’est pas anodine alors que le Tribunal de grande instance de Paris avait, trois mois auparavant, jugé que la revente de jeux vidéo était parfaitement licite(2). Revenons néanmoins en arrière: les interrogations entourant la transmissibilité de contenus digitaux en tous genres ne sont en effet pas récentes. À ce sujet, d’aucuns se souviendront peut-être de la retentissante affaire ReDigi, à l’occasion de laquelle une Cour fédérale de New York avait, en 2013, décidé que la revente de morceaux de musique achetés auprès de l'iTunes Store constituait une violation de droits d’auteur et qu’une telle revente était dès lors interdite(3). Une année auparavant, la CJUE avait, à l’inverse, préféré ouvrir la voie à la revente de logiciels d’occasion à travers sa décision UsedSoft(4).
La revente d’e-books est interdite
D’après la récente décision Tom Kabinet, les e-books ne peuvent donc pas être revendus. La CJUE a en effet statué que, selon le droit européen en matière de droits d’auteur, la revente constitue une nouvelle «communication au public» pour laquelle l’autorisation du titulaire des droits d’auteur relatifs aux œuvres en question est requise.
Cette affaire avait pour toile de fond le modèle commercial de la société néerlandaise Tom Kabinet qui exploitait un marché en ligne pour les e-books d’occasion. Les personnes ayant acheté des e-books auprès de cette plateforme avaient la possibilité de les revendre à Tom Kabinet et de supprimer leurs propres exemplaires. Des associations d’éditeurs néerlandaises y ont vu une violation des droits d’auteur et ont porté l’affaire devant la justice néerlandaise, qui l’a, à son tour, transmise à la CJUE.
Pourquoi les e-books ne devraient-ils pas pouvoir être revendus? Après tout, il s’agit d’une pratique courante en ce qui concerne les livres imprimés. Tout en se prononçant en faveur des associations d’éditeurs néerlandaises, la CJUE a, entre autres, fait valoir que l’intérêt des titulaires des droits d’auteur à être rémunérés de manière adéquate était considérablement plus affecté par la revente d’e-books qu’en cas de revente de livres imprimés. Cela s’explique notamment par le fait qu’à l’inverse des livres imprimés, une copie numérique ne se détériore pas avec les usages successifs qui en sont faits. Ainsi, un livre électronique peut être revendu à l’infini, de sorte à constituer un parfait substitut aux copies nouvellement créées, ce qui n’est manifestement pas le cas pour les livres imprimés. La CJUE a par ailleurs précisé que la revente des livres numériques constitue dans le cas présent une communication au public, eu égard, d’une part, au nombre considérable de personnes pouvant simultanément avoir accès aux œuvres en question et, d’autre part, au nombre d’entre elles qui pouvaient avoir successivement accès à celles-ci, nombre qui, en l’espèce, était particulièrement élevé.
La différence entre e-books et logiciels
Pourquoi la CJUE n’a-t-elle pas suivi la décision qu’elle avait rendue au sujet des logiciels informatiques dans l’affaire UsedSoft?
La réponse est un peu technique. Contrairement aux logiciels informatiques qu’elle avait soumis à l’épuisement du droit de distribution (théorie selon laquelle l’auteur ne peut plus s’opposer à la libre circulation de son œuvre, y compris sous forme de revente, une fois qu’il a autorisé sa reproduction ou sa commercialisation), la CJUE a estimé que cette théorie ne pouvait s’appliquer aux e-books alors que ceux-ci relèvent du droit de la communication au public, qui, lui, n’est pas susceptible d’épuisement. Dans ces conditions, toute nouvelle communication au public, comme la revente, devra être soumise à l’autorisation du titulaire des droits d’auteur.
Indépendamment des arguments juridiques, la CJUE a également estimé qu’à l’inverse des logiciels rapidement obsolètes, les œuvres littéraires sans support matériel gardent pleinement leur utilité, nonobstant le temps qui passe et le nombre d’acquéreurs successifs.
De leur côté, les juges français, en autorisant la revente de jeux vidéo, avaient préféré suivre la solution UsedSoft. Néanmoins, comme les jeux vidéo peuvent être caractérisés d’œuvres protégées au même titre que les e-books, l’on ne peut exclure que cette position soit inversée en deuxième instance et que la Cour d’appel, saisie de l’affaire, transpose la décision Tom Kabinet aux jeux vidéo. Affaire à suivre…
E-books et modèles commerciaux innovants?
La décision Tom Kabinet encouragera sans doute les maisons d’édition à trouver des solutions créatives, à l’instar du streaming en matière de musique, films ou séries télévisées (Spotify, Netflix, etc.), fournissant une diffusion des œuvres en continu, sans transfert de propriété, alors que le marché des e-books n’offre pas ce type d’accès à l’heure actuelle.
(1) CJUE, 19 décembre 2019, Tom Kabinet, C-263/18, ECLI:EU:C:2019:1111.
(2) TGI Paris, 17 septembre 2019, n° 16/01008.
(3) Capitol Records, LLC v. ReDigi Inc., 934 F. Supp. 2d 640 (S.D.N.Y. 2013).
(4) CJUE, 3 juillet 2012, UsedSoft, C‑128/11, C‑128/11.