Marjorie Dabrowski a créé sa propre étude en 2020. (Photo: Simon Verjus/Maison Moderne)

Marjorie Dabrowski a créé sa propre étude en 2020. (Photo: Simon Verjus/Maison Moderne)

Le Concours national d’éloquence Tony Pemmers, organisé par la CJBL et le Paperjam + Delano Club, en partenariat avec BGL BNP Paribas, a eu lieu le 29 juin. 10 jeunes avocats ont eu 8 minutes pour développer une plaidoirie originale, et convaincre le jury.

Demandant autant de verve et de précision que de bons arguments et un vocabulaire ciselé, la plaidoirie est un exercice oratoire subtil. Le , organisé par la CJBL et le Paperjam + Delano Club, en partenariat avec BGL BNP Paribas, a mis en évidence les talents de 10 jeunes membres du Barreau luxembourgeois, le 29 juin.

Dans le jury, figuraient cette année Francis Delaporte (président de la Cour administrative, vice-président de la Cour constitutionnelle et président du jury), la ministre de la Justice (déi Gréng), (président de la Cour supérieure de justice),  (founder et executive chairman de Maison Moderne), ainsi que Pierre-Emmanuel Roux (associate chez Wildgen et lauréat de l’édition 2020 du concours).


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Marjorie Dabrowski a suivi des études de droit à Nancy avant d’intégrer plusieurs études luxembourgeoises. Elle a créé la sienne en 2020. Ses matières préférentielles sont le droit des personnes, le droit de la famille, le droit pénal, ainsi que le droit du travail et de la sécurité sociale. Elle a également suivi au Barreau de Luxembourg une formation professionnelle «avocat pour enfants».

Sa plaidoirie avait pour titre: «Qui ne dit mot consent, existe-t-il une loi du silence?»

«‘Il vient un temps où le silence est une trahison’, avertissait Martin Luther King.

Madame la Ministre,

Monsieur le Président de la Cour supérieure de justice,

Monsieur le Président de la Cour administrative,

Monsieur Koedinger,

Mon Cher Confrère,

Mesdames, Messieurs.

Dans ses pensées embrumées, Jeanne se souvient.

Elle est née en 1962 d’un père boulanger et d’une mère au foyer; une famille sans histoire qu’il est toujours agréable d’entrevoir; une maison coquette sur une grande avenue; où règne la douce odeur du pain perdu; et les effluves gourmands des confitures de maman. Un jardin d’agrément; une très belle chambre d’enfant; on félicite souvent Jeanne pour son visage de poupée; et on la complimente d’être si bien élevée.

L’année 1973 se devait d’être une belle année, Jeanne fête ses 11 ans, le Grand-Duché est en plein essor économique et financier; notre futur Premier ministre est né et le pangolin n’est pas encore commercialisé; à l’école, Jeanne, brillante élève, obtient de bons résultats, Facebook, Netflix et Tik Tok n’existent pas.

Jeanne est une fillette pleine de vie et insouciante…

Et pourtant. 

Vient un soir obscur de printemps, où dans la chambre de Jeanne et en un instant, des poupées de chiffon remplacent ses poupées de cire; confiante en la parole de l’adulte référent, Jeanne obéit lorsque son père, sait trouver les mots justes, pour la soumettre à la loi du silence.

Mais Jeanne ne comprend pas, ne parle pas et ne se soigne pas, elle se tait.

Ce soir-là, elle ne le sait pas encore, mais elle est condamnée à une mort psychique lente, sournoise, mais à une mort psychique indéniable.

Alors, Jeanne grandit, et se laisse emporter par les vers de Victor Hugo: ‘Le sommeil de l’enfance s’achève en oubli’.

Nous sommes en 2021, l’Europe vise un été sans crise et mise sur le vaccin; le Slogan ‘Balance ton porc’ résonne encore plus fort; le mouvement ‘MeToo’ n’est plus un tabou; les masques commencent à tomber; et… Michel Fourniret s’en est allé!

Enfin au carré des indigents il ne pourra plus jamais nuire aux vivants! 

La loi d’avril 2020 instituant l’OKAJU souffle sa première bougie; le législateur a fixé à 16 ans la capacité du mineur à exprimer un consentement sexuel.

Heureux tremblement de terre au ministère! L’inceste: jusqu’ici circonstance aggravante du viol ou de l’abus sexuel deviendra peut-être, avant l’automne, une infraction autonome.

Et déjà, rien que pour tout cela… ces magistrales avancées: Merci! 

Mais… à l’instant où je vous parle… Devant son écran, à l’écoute de ma plaidoirie… Jeanne bondit de son divan, car c’est seulement aujourd’hui que tout lui resurgi. Cet obscur soir de printemps… Où le corps de Jeanne s’enfuit sous le corps de son père… 

Ses cris étouffés.                                                                                                                                                         

Son intimité déchirée.

Son innocence violée.

Et son enfance envolée.

Et ce père! Qui lui bafouillait quelques regrets, mais imposait le silence et exigeait le secret!

Pourtant, qui s’excuse, s’accuse. ‘Qui ne dit mot consent…’ pensait à tort le bourreau.

Mais était-ce vraiment cela qu’un enfant devait retenir des liens du sang? 

Le temps passe… et si les cicatrices répareront le corps, elles ne soulageront pas l’esprit.

Alors, pour vivre ou plutôt pour survivre, l’esprit de Jeanne a choisi le déni. L’amnésie traumatique.

Le délai de prescription d’un viol étant fixé à 10 ans à compter de la majorité du mineur victime, Jeanne, comprend très vite que pour elle c’est trop tard; une soustraction suffit: les faits sont prescrits.  ‘Quelle injustice cette prescription!’ s’écrit-elle.  Ne serait-ce pas là une double peine?

Mesdames, Messieurs les Membres du Jury, n’est-il pas venu le temps d’abroger cette loi du silence et d’oser l’imprescriptibilité des crimes sexuels commis sur des mineurs?

Personnellement, je le pense. 

Pourquoi? Parce que selon les sondages qui restent bien évidemment biaisés par une loi du silence encore bien trop présente, l’inceste toucherait un enfant sur 10, c’est-à-dire, 2 à 3 enfants par classe… oui… c’est énorme!

Parce que l’inceste tout comme l’ensemble des crimes sexuels sur mineurs engendrent des conséquences incommensurables, une destruction totale ou partielle de l’individu, de l’identité physique et psychique de l’enfant: flash-back, amnésie, troubles du sommeil, stress, anxiété, dépression, perte d’estime de soi, phobies…, sans compter qu’une personne sur deux agressée sexuellement dans l’enfance tentera de se suicider au cours de sa vie!

Parce que la violence des traumatismes vécus génère un stress extrême et la libération d’hormones spécifiques (l’adrénaline et le cortisol), qui, pour ne pas endommager le cœur et le cerveau déclenchent un mécanisme de sauvegarde, qui lui-même fait disjoncter le circuit des émotions et de la mémoire: c’est l’amnésie traumatique. Elle touche une très grande majorité de victimes de crimes sexuels, et peut durer des mois voire des années, voire toujours… s’il ne survient pas ce que l’on nomme: la ‘réminiscence brutale’.

Parce qu’en l’état actuel du droit seuls les crimes contre l’humanité sont imprescriptibles.  Mais au fond, quelle différence? Nos enfants ne sont-ils pas le berceau de l’avenir de notre humanité? Ne doit-on pas rendre justice à l’enfant violé, qui restera longtemps persuadé qu’il ne vaut rien, bien qu’il soit encore capable de tout?

Parce que la prescription légalise l’oubli, protège les agresseurs mais pas leurs victimes, le délai de prescription ne doit pas être simplement allongé, mais purement et simplement abrogé lorsque cela concerne les plus vulnérables d’entre nous: nos enfants!

IM-PRES-CRIP-TI-BI-LI-TE! À lui seul, ce mot résonnerait comme un avertissement fort, à l’égard des criminels potentiels et réduirait considérablement les risques de récidive!

Parce que l’imprescriptibilité pourrait aussi bénéficier à la présomption d’innocence. Un accusé, peut-être à tort, pourrait venir se défendre même des années plus tard, au cours d’un débat équitable et d’une procédure contradictoire, et éventuellement prouver son innocence avant que la ‘Justice des médias’ ne s’en empare!

Parce qu’affronter l’absence éventuelle de preuve n’est pas plus insurmontable que de ne pas pouvoir essayer d’en réunir;  et parce que le philosophe BAYLE le disait bien, ‘Il n’y a point de prescription contre la vérité: les erreurs, pour être anciennes n’en sont pas meilleures’.

 Si subsidiairement, vous n’étiez pas favorables à une imprescriptibilité totale, pourquoi ne pas accorder une reconnaissance toute spécifique aux victimes ayant souffert d’amnésie traumatique?

J’en appelle, pour cela, à notre connaissance des infractions dites occultes, pour lesquelles le délai de prescription court à compter du jour où l’infraction a pu être découverte dans des conditions permettant l’exercice de l’action publique.

Pourquoi ne pas appliquer ce principe à l’amnésie traumatique?

Pourquoi ne pas faire courir le délai de prescription à partir du moment où la personne se souvient des violences qu’elle a subies, sous réserve du rapport d’un expert psychiatre?

Pensons à toutes les Jeanne, ses fillettes et ses petits garçons, qui ont oublié pour ne pas mourir et qui ne pourront jamais être entendues.

Jeanne, quittera très tôt son milieu familial pour se consacrer à ses études, son ultime refuge.

Elle construira, sa vie d’adulte, sur les bases si fragiles d’une enfance traumatisée.

Et parce que les lettres apaisent les maux, Jeanne se passionnera pour la littérature et fera sienne la poésie regrettée d’Emile Hemmen:

‘L’enfance avait le goût du pain,

l’odeur du bois brûlé,

des lits cirés,

des petits pots de confiture.

Le feu fêtait ses villes de chaumes,

entre deux chutes de neige.

Racines d’ancêtre,

se mêlant aux miennes.

Il faisait beau,

dans mes saisons d’enfance’.

Mesdames, Messieurs,

Ce fut un honneur de plaider devant Vous ce soir en faveur de l’imprescriptibilité; afin qu’aucune loi du silence ne puisse subsister;  et pour qu’aucun souvenir d’enfant ne reste enfermé dans une chambre dont on aurait perdu la clef.

Rendons simplement, à ces victimes oublié(e)s, leur dignité.»