La CEO de Creos, Laurence Zenners, a gentiment appelé le gouvernement à accélérer le processus d’autorisation d’extension du réseau pour que le Luxembourg soit parfaitement interconnecté. (Photo: Guy Wolff/Maison Moderne)

La CEO de Creos, Laurence Zenners, a gentiment appelé le gouvernement à accélérer le processus d’autorisation d’extension du réseau pour que le Luxembourg soit parfaitement interconnecté. (Photo: Guy Wolff/Maison Moderne)

Hasard du calendrier, la Commission européenne publiait ce mercredi son rapport sur l’état de l’Union de l’énergie alors que la sensible question de la connexion du Luxembourg aux réseaux électriques européens s’est posée lors de la deuxième édition de l’Industry Day de la Fedil, organisé à L’Atelier.

L’histoire n’a probablement jamais atteint le Luxembourg en dehors de l’intérêt de Claude Turmes: le 18 juin, la Suède a rejeté un projet de construction d’une interconnexion sous-marine de 700MW entre la Suède et l’Allemagne, invoquant l’inefficacité du marché allemand de l’électricité et la crainte que cette mesure ne fasse grimper les prix de l’électricité. Le câble à 600 millions d’euros aurait permis à l’Allemagne, dès 2025 ou 2026, de profiter de l’électricité à moindre coût en provenance de la mer Baltique, où les Suédois multiplient les initiatives, la dernière étant l’installation d’une nouvelle mégacentrale à biogaz à Hörby.

L’ex-ministre de l’Énergie a retrouvé, ce mercredi à L’Atelier pour la deuxième édition de l’Industry Day de la Fedil, son ton tranchant – qui ne l’a jamais vraiment quitté – pour dénoncer une tendance émergente en Europe, celle que nous appellerons «l’isolement énergétique»: certains pays ont fait de nombreux efforts, ont consenti de gros investissements ou profitent de leur proximité avec la mer pour construire des infrastructures dont ils tirent une énergie à moindre coût qu’ils ne sont pas pressés de partager avec d’autres États membres.

Mais reprenons: les industriels européens payaient le charbon au même prix que leurs concurrents et paient désormais l’électricité trois à quatre fois plus cher, ce qui nuit à leur compétitivité. Non seulement leurs concurrents peuvent avoir de meilleurs prix mais aussi exporter vers les pays des industriels européens qui ne peuvent pas s’aligner. Pour retrouver un peu de souffle, en pleine transition, les Européens doivent continuer à intégrer le marché de l’électricité. Autrement dit à le fluidifier, à lui donner de la flexibilité.

First movers, first… bénéficiaires

«La situation est très différente en Europe. La France et le Luxembourg ont réduit l’impact industriel de 2017 et 2023. L’Allemagne stagne. Le Danemark a augmenté de 62% sa production verte, juste devant la Suède, l’Espagne et le Portugal. Qu’est-ce qu’ils ont en commun: ils sont les first movers dans l’énergie renouvelable. Parce qu’ils ont bougé très tôt et très fort et plus fort que ce que les lobbys industriels leur ont demandé de faire, ces pays ont pris les bénéfices», a expliqué l’ancien ministre.

Là où la Commission européenne appelle, dans son nouveau rapport sur l’état de l’Union de l’énergie, à poursuivre le développement du réseau européen électrique au rythme d’ambitions assez «modestes», 15% d’interconnectivité en 2030, l’ancien patron de la Banque centrale européenne, Mario Draghi, invite dans son rapport à faire passer cette question au niveau paneuropéen, à ce que la Commission européenne définisse un cadre réglementaire européen.

«C’est probablement la chose la plus importante pour le Luxembourg», a assuré Claude Turmes sur scène. «Pourquoi? L’Allemagne aura de l’électricité à des prix compétitifs en 2030, grâce à l’énergie renouvelable. 80% de renouvelable. Nous sommes un pays à risque, qui ne sera jamais un champion parce que notre énergie renouvelable sera toujours plus chère. Mais nous devons nous allier avec les installations off-shore et permettre au marché intérieur de fonctionner. Draghi a demandé à européaniser les investissements énergétiques verts et le réseau énergétique vert. Si les Pays-Bas n’investissent pas plus que seulement pour eux-mêmes dans les réseaux, l’électricité off-shore qui sera bon marché dans le nord de l’Europe n’arrivera jamais au Luxembourg.»

Jusqu’à 425 milliards à investir d’ici 2030 dans les réseaux

Il y a deux questions cachées là, celle d’une normalité européenne, d’un maillage européen où tous les producteurs apportent leur électricité à toute l’Europe et où jouent l’offre et la demande. Et celle du financement de ces travaux. Pourquoi ceux qui produisent déjà assez d’énergie verte construiraient une infrastructure pour en vendre à leurs voisins alors qu’ils pourraient voir des industriels s’installer chez eux… Il suffit de voir le tourisme mondial de l’industrie du minage de bitcoin pour comprendre à quel point cela n’est pas une vue de l’esprit.

Selon la Commission européenne, sur les 584 milliards d’euros d’investissements nécessaires dans le domaine de l’électricité en Europe d’ici 2030, 375 à 425 milliards doivent être investis dans les réseaux de distribution. Qui va payer cela?

Une inquiétude relayée sur scène par la CEO de Creos, . «Ce qui est la partie compliquée et intéressante pour le moment est le fait qu’on passe d’un univers centralisé de production à une production décentralisée qui est extrêmement dépendante du climat. Nous sommes dans une transition énergétique, marquée par une augmentation de la demande pour de l’électricité.»

Accélérer le processus administratif

«Il y a deux sujets qui sont importants. D’abord, des investissements doivent être réalisés. Par exemple, nous investissons de 200 à 300 millions d’euros par an. Dans le réseau. À Luxembourg. Seulement pour ce petit pays», a fait remarquer Mme Zenner. «Ensuite, si nous passons à un mode décentralisé, moins contrôlé, il y a des questions de flexibilité qui se posent, des opportunités, y compris pour l’industrie, mais qui nécessitent que nous prenions en compte d’autres points de vue que ceux d’aujourd’hui. L’énergie n’est pas disponible comme ça. Il y a un travail en commun que nous devons faire, avec tous les partenaires, l’industrie, les producteurs, les consommateurs, qu’ils soient individuels ou grands consommateurs... Si vous voulez augmenter le réseau, il y aura une partie à un moment qui nécessitera davantage de coûts. Ce qui manque souvent dans la discussion, c’est la vue holistique, sur toute la question énergétique. C’est un moment délicat, mais nous devons agir vite.»

Et quand le maître de cérémonie, le responsable de la politique industrielle de la Fedil, Gaston Trauffler, lui demande avec une pointe de malice ce qu’il faudrait faire, devant le Grand-Duc héritier Guillaume et le ministre de l’Économie, (DP), à l’agenda déjà surchargé, Mme Zenner eut un regard vers le premier rang, admettant qu’avoir un gros client comme Google et un certain data center à Bissen faciliterait les discussions. «Pour l’électricité, nous avons besoin d’accélérer les processus d’autorisation, ce qui n’est pas simple. Nous travaillons sur notre réseau à 380kV depuis des années. Normalement, nous devrions passer à la phase d’autorisation bientôt…» Aller vite, encore... Aller plus vite, surtout. Mais pas que. «Nous avons des plans de développement du réseau, de haut niveau. Ils sont surtout sur le réseau de transport d’électricité. Nous devons savoir quelle énergie est nécessaire, quel type d’énergie, à quel endroit exactement. Cela améliorera la planification et le financement.»

D’autant que la même discussion se posera dans des termes sensiblement identiques pour l’hydrogène… Le Luxembourg aurait un autre coup à jouer: le rapport de la Commission européenne pointe l’intérêt d’un jumeau numérique européen des réseaux d’électricité.