Puisque nous sommes encore dans la période des vœux, quels sont les vôtres pour l’industrie luxembourgeoise en 2024?
. – «Que le Luxembourg fasse partie de ce mouvement de renouveau industriel voulu en Europe, et que nombre d’espaces économiques préparent. On voit des pays comme la France avoir des ambitions industrielles crédibles et une politique qui semble aller de pair. Je souhaite donc à l’industrie luxembourgeoise de faire partie de ce mouvement. Pour que cela réussisse, il faut des préalables: un accès à l’énergie à prix compétitif, des charges administratives réduites et une relance de l’activité. Parce qu’on voit ce qui se passe dans la construction et d’autres secteurs, avec un ralentissement qui freine la demande et se répercute non seulement sur les entreprises du secteur, mais aussi sur les industries qui les fournissent.
La volonté politique va-t-elle dans ce sens aujourd’hui?
«Sur le plan européen, ce sont pour l’instant beaucoup de paroles. On parle de souveraineté économique, de réindustrialisation. Mais l’Europe a connu des politiques peu favorables à l’industrie donc aujourd’hui, c’est peut-être plus difficile de prendre le virage. Deuxièmement, la prise de décision est aussi plus difficile puisqu’il faut un consensus entre États. Au niveau national, lorsque je lis le programme de coalition du gouvernement, je constate que tous les ingrédients sont là, et qu’il faut cuisiner la soupe!
Qu’est-ce qui fait la spécificité du tissu industriel luxembourgeois?
«Il n’existe pas vraiment ‘une industrie luxembourgeoise’, mais plutôt des industries. Elles œuvrent pour l’automobile, la construction, l’électronique... La spécificité majeure, c’est qu’elles produisent des quantités qui dépassent largement ce qu’elles ne pourraient jamais vendre dans le pays. Elles ne s’installent ici que parce qu’elles regardent l’Europe et le monde. La matière première vient de l’étranger, la force de travail vient des pays voisins, l’énergie est importée, et la production est écoulée souvent à 100% à l’étranger. Le marché européen, l’euro, la libre circulation des travailleurs sont donc très importants pour nous. Aucune industrie ne pourrait survivre tant en termes d’approvisionnement qu’en termes de commercialisation au sein de nos frontières, c’est le cas depuis le 19e siècle. Après la guerre, le pays est entré en union économique avec la Belgique, et a fait partie des fondateurs de ce qui est devenu l’UE. Et c’était tellement normal que le Luxembourg en fasse partie, sans quoi il serait resté agraire.
Lorsque je lis le programme de coalition du gouvernement, je constate que tous les ingrédients sont là, et qu’il faut cuisiner la soupe!
C’est plutôt un frein ou un avantage pour un investisseur?
«Tant que l’Europe et le marché européen fonctionnent, c’est un avantage. Ce qui attire ici est tout ce qui a trait aux cadres réglementaires et législatifs, aux procédures administratives, à la fiscalité. C’est ça qui fait qu’un investisseur s’implante ici, et pas à Arlon ou à Trèves. Mais cela peut aussi nous rendre plus fragiles et nous devons être conscients que l’attrait d’un investisseur, c’est aussi être capable d’accueillir facilement et convenablement ses travailleurs.
Comment se porte le tissu industriel luxembourgeois?
«Une partie se porte moins bien en raison de la situation économique. À cause du ralentissement dans la construction, certaines industries ne sont pas à plein régime. Avec cette demande plus faible, la concurrence non européenne a tendance à arriver sur nos marchés avec des prix assez bas. On constate aussi que ceux qui sont intensifs en énergie souffrent encore des prix de l’électricité et du gaz. Ceux qui ont acheté en 2022 ou en 2023 sur les marchés à terme, avec des contrats fermes pour une année ou pour deux, pensant se mettre à l’abri des fluctuations. Cela leur a donné un coût prévisible, mais qui aujourd’hui dépasse celui du marché spot. Il y a d’autres industries qui, traditionnellement, achètent sur le marché spot et sont aujourd’hui mieux loties. Ce qui a aussi pesé, c’est la progression rapide du coût salarial, avec l’inflation et l’adaptation des salaires.
Quelles sont les entreprises qui s’en sortent le mieux?
«Celles qui sont grandes spécialistes voire championnes dans leur domaine, à la pointe du progrès, avec une production que l’on trouve peu ailleurs. Elles se différencient par un produit plus performant, à haute valeur ajoutée. C’est une façon de se mettre à l’abri d’une pression sur les prix: si vous êtes unique, vous êtes immunisé contre ce phénomène de concurrence. Nous avons des acteurs de ce type au Luxembourg, qui s’en sortent malgré les coûts de l’énergie, le ralentissement économique et la pression sur les prix, alors que d’autres vont prendre sur leurs marges ou leurs coûts. On peut citer DuPont et son Tyvek, et c’est pourtant une industrie qui n’est pas nouvelle, présente depuis les années 1960 et qui parvient à garder son avantage compétitif. On peut aussi citer Ceratizit dans les métaux durs, qui a des concurrents, mais s’efforce d’être à la pointe dans l’innovation, mais aussi dans le recyclage, et tout cela réduit sa vulnérabilité.
Comme l’a dit la CEO de Luxinnovation récemment, «innover c’est obligatoire»?!
«Absolument. C’est une condition sine qua non. D’abord, concernant les procédés, sans quoi ils risquent de ne plus être efficaces avec le temps. L’automatisation dans les procédés, c’est déjà une innovation. On parle de plus en plus d’y introduire l’intelligence artificielle, pour la maintenance par exemple. Je pense que 2024 pourrait être une année où l’industrie sera à la recherche de ces solutions technologiques pour améliorer sa situation. Vient ensuite le produit, pour se différencier, répondre et anticiper la demande.
Lorsque l’entreprise a peu de marge de manœuvre pour des augmentations de salaire au-delà de l’index, ce sont forcément des moments plus tendus.
Fin 2023, il y a eu un peu de remue-ménage dans des entreprises, avec parfois un dialogue social rompu. S’agit-il de cas isolés ou d’une menace plus globale qui pèserait sur l’industrie?
«Parfois, il y a des situations économiques difficiles. Si tout tourne bien, c’est plus facile de trouver des accords, quoique, chez Cargolux, ça tournait pas mal, et il y a eu un conflit social. Mais il est clair que lorsque l’entreprise a peu de marge de manœuvre pour des augmentations de salaire au-delà de l’index – qui fait parfois déjà souffrir des entreprises parce qu’elles ne peuvent pas répartir dans les mêmes ordres de grandeur dans leur prix de vente –, ce sont forcément des moments plus tendus. Si je regarde 2022-2023, à quelques exceptions, les partenaires sociaux ont réussi à trouver un terrain d’entente. Nous savons aussi qu’il y a bientôt les élections sociales et que cela explique que tous les cinq ans, il y a un peu un changement de ton chez les syndicats qui doivent se positionner, montrer leur profil, nous sommes habitués. De façon générale, je pense que nous vivons bien avec notre image, qui n’est pas inventée, une image vécue de paix sociale. Cette paix sociale et cette façon de faire au Luxembourg sont un élément qu’un investisseur ne néglige sans doute pas.
Nous avons évoqué la dépendance au marché européen des industries du pays, qu’attendez-vous des élections européennes?
«Dans le monde dans lequel nous travaillons, les réglementations et initiatives sont souvent européennes : la réglementation du digital, l’orientation de la politique de recherche, le soutien de la transition énergétique, l’innovation, tout ça, c’est européen. L’énergie est encore une responsabilité nationale, mais l’organisation du marché, l’agenda, la décarbonation, tout ça aussi est européen. Après les européennes, il y aura à nouveau des grands rendez-vous électoraux dans des pays importants en Europe qui, fin 2024 voire en 2025, politiquement, pourraient être très différents d’aujourd’hui, et peut-être moins pro-européens. Il n’est pas sûr que l’attitude actuelle de pro-construction européenne, pro-marché intérieur soit encore majoritaire après les élections.
Quels projets faudrait-il rapidement porter au niveau européen?
«Nous travaillons depuis deux ans sur un grand projet sur les chaînes d’approvisionnement durable, qui doit être fait à l’européenne car les approches nationales seraient une catastrophe. Il y a deux avantages: le premier, c’est l’harmonisation, si je connais les exigences de la directive pour le Luxembourg, je les connais pour les autres pays. Deuxième avantage: puisque tout le bloc européen a les mêmes exigences, il détient une force et un poids pour imposer ses standards à l’extérieur. Je pourrais citer d’autres chantiers urgents, comme le détachement où nous sommes toujours en demande de nouvelles réglementations.
Le Net-Zero Industry Act (…) est une fenêtre d’opportunité permettant des autorisations plus rapides, spécifiques à ces industries.
Dans votre analyse de l’accord de coalition, vous souhaitez une mise en place rapide du Net-Zero Industry Act. Pourquoi est-ce une «urgence»?
«L’IRA aux États-Unis produit des résultats et crée un cadre qui fait que si je suis dans le développement de batteries ou d’installations liées à l’hydrogène, j’ai intérêt à m’installer là-bas. L’Europe a fait le Net-Zero Industry Act pour réagir, en créant aussi un cadre favorable aux industries qui sont dans la transition énergétique. C’est une fenêtre d’opportunité permettant des autorisations plus rapides, spécifiques à ces industries. Un État membre pourrait positivement discriminer des industries dans ce secteur et serait fortement encouragé à libérer des sites industriels pour accueillir ce type d’activité. Évidemment, avec un type d’activité qui convienne au pays. Ainsi, le Luxembourg ne viserait pas une gigafactory de 2.000 salariés parce que ce n’est pas ce qui colle avec qui nous sommes. Comme toute fenêtre, un jour, elle se ferme. Le marché se crée maintenant. C’est maintenant que le marché des pompes à chaleur est en pleine croissance, que le marché des véhicules électroniques décolle... Sautons dedans, parce que cela signifierait investir dans des activités d’avenir sur des marchés porteurs et en croissance. Ce n’est pas tous les jours qu’on a des opportunités de marchés comme ça.
Il y a aussi un enjeu de taille: la décarbonation, avec des secteurs qui peinent plus que d’autres. Pourquoi?
«Les plus grands défis sont dans les procédés qui ont besoin de beaucoup de chaleur, de très hautes températures, comme la production de verre plat, le réchauffement de l’acier pour le laminé, le clinker pour le ciment. C’est là où, en termes d’investissement et de coûts opérationnels, on voit les plus grandes difficultés. Au Luxembourg, on a quatre ou cinq unités qui sont concernées. En attendant, ces secteurs doivent acheter des quotas de CO2 qui sont devenus plus chers. Conséquence, tous leurs produits seront structurellement plus chers, soit parce que le producteur de verre et d’acier ou de ciment a dû acheter les quotas, soit parce qu’il a réussi à décarboner son activité, au prix d’un gros investissement et de coûts opérationnels plus élevés.
Dans votre analyse, vous défendez l’idée de zones d’activités économiques modernes, c’est-à-dire? Il n’y en a pas assez?
«Il n’y en aurait pas assez si l’on avait de nouveaux gros projets. Sur des projets qui dépassent une certaine taille, on l’a vu pour Google, c’est compliqué. Il y a des places libres dans certaines zones, mais parfois elles sont réservées aux entreprises qui prévoient de s’agrandir. Il faut savoir que l’industrie libère aussi des terrains, comme à Wiltz, à Clervaux, à Schifflange, à Hollerich, des entreprises se relocalisent et ce mouvement n’est pas fini. L’idée est d’intégrer davantage de principe de circularité dans les zones; penser à des collaborations. Par exemple, une usine qui a de la chaleur excédentaire pourrait en servir d’autres. On peut envisager des installations de production ou de stockage d’énergie communes, des infrastructures partagées (locaux, cantine, parkings ou salles de réunion). C’est un message à la politique car il faut un ‘upfront investment’; que quelqu’un mette l’argent. Derrière, je pense que l’industriel ne serait pas contre être facturé si cela lui évite de gros travaux ou des lourdeurs administratives sur la construction d’un bassin de rétention par exemple.»
L’arrivée de l’industrie au Luxembourg
Avant l’essor industriel, le secteur agricole était considéré comme le plus important. Mais au 19e siècle, les premières grandes industries lui volent la vedette, que ce soit l’industrie du cuir dans le nord, ou les forges dans le sud. À la fin du 19e siècle, la sidérurgie prend son essor, les usines se regroupent pour former l’Arbed. À cette époque, le pays se classe en sixième position des producteurs mondiaux de fonte, et au huitième rang mondial des producteurs d’acier. En 1951, Goodyear est la première grande firme américaine à s’implanter dans le pays. Dans les années 1960, l’industrie sidérurgique recule, entre 1975 et 1985, la production d’acier est divisée par deux et la sidérurgie perd 50 % de ses emplois. Le gouvernement et la politique de diversification économique se focalisent sur le développement de la place financière. Parallèlement, le secteur de la chimie reprend des forces, avec Tarkett et Accumalux. Le caoutchouc et le plastique constituent alors une branche importante. Aujourd’hui, l’économie luxembourgeoise enregistre – après l’Allemagne – la plus forte proportion d’entreprises innovantes dans l’UE.
Cet article a été rédigé pour l’édition magazine de , paru le 24 janvier 2024. Le contenu du magazine est produit en exclusivité pour le magazine. Il est publié sur le site pour contribuer aux archives complètes de Paperjam.
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