L’expérience en cours à Rome ne doit être nullement appréhendée par des discours simplificateurs, prévient Philippe Poirier. (Photo: Maison Moderne)

L’expérience en cours à Rome ne doit être nullement appréhendée par des discours simplificateurs, prévient Philippe Poirier. (Photo: Maison Moderne)

La formation du gouvernement italien, composé du Mouvement 5 étoiles et de la Ligue, et ses conditions de naissance marquent la fin du consensus entre les États européens à l’origine du traité de Rome en 1957. 

Au fil des six décennies, un consensus parmi leurs élites économiques et politiques avait été établi avec comme principes directeurs: l’économie sociale de marché, la méthode communautaire dans la fabrication des politiques publiques de l’Union, le partage sans cesse croissant des souverainetés des États membres de l’Union, dont l’euro est la meilleure illustration, et le renforcement des solidarités tant territoriales qu’économiques, le tout dans une logique fonctionnaliste. Si ce consensus n’existe plus, c’est parce que les sociétés européennes (et leurs récits sur l’Union, y compris parmi les élites) n’ont fait que diverger les unes par rapport aux autres sur ses éléments constitutifs.

Droit et libéralisme économique

À l’économie sociale de marché, association de la puissance publique et de l’économie de marché, s’est substitué progressivement l’ordo-libéralisme, c’est-à-dire la force «pure» du droit, couplée au libéralisme économique comme seule règle de fonctionnement de l’Union. La déclaration du commissaire européen Günther Oettinger à l’endroit du nouveau pouvoir romain est une illustration parmi d’autres de cette première substitution: «Les marchés vont apprendre aux Italiens à bien voter.» 

Triumvirat

La méthode communautaire, c’est-à-dire, parmi d’autres choses, l’initiative législative par la Commission européenne au regard des principes de subsidiarité et de proportionnalité, a été aussi graduellement réduite. Une troïka exécutive et législative composée du directoire de l’Allemagne et de la France, du conseil informel des ministres de l’Eurozone et d’une gouvernance associant acteurs publics et privés dans la fabrication de la loi européenne de plus en plus au bénéfice des seconds, particulièrement avec l’entrée en vigueur du traité sur la stabilité, la coordination et la gouvernance, s’est mise en place.

Le président du Conseil italien, Giuseppe Conte, s’est d’ailleurs présenté comme le légitime ‘avocat du peuple’ au moment de son investiture.

Philippe Poirier, politologue

«Démocratie rédemptrice»

Ce triumvirat limite de fait l’exercice de la démocratie représentative au niveau et dans l’Union européenne en dépit de l’article 10 du traité de Lisbonne, la responsabilisation politique identique à celle d’un gouvernement devant un Parlement des pouvoirs européens et la participation équilibrée des États européens à l’Union, indépendamment de leur taille et de leur situation «écopolitique». Dès lors, une partie des sociétés européennes s’est réfugiée et se radicalise de plus en plus dans ce que nous nommons la «démocratie rédemptrice», autrement dit une conception souverainiste dans la prise de décision qui ne fait pas ou peu de distinction entre la loi et l’état de société, réduisant les mécanismes de délégation et de concertation au minimum. 

Le président du Conseil italien, Giuseppe Conte, s’est d’ailleurs présenté comme le légitime «avocat du peuple» au moment de son investiture (comme si ses prédécesseurs ne l’avaient pas été), et son gouvernement a innové par la création d’un ministre «du Parlement et de la démocratie directe», configuration institutionnelle unique jusqu’alors dans les démocraties européennes.

Une Union ingouvernable

La délégation de souveraineté à l’Union, c’est-à-dire admettre que les États membres ne sont plus capables d’assumer seuls certains défis écologiques, économiques, sécuritaires et technologiques, mais aussi transférer simultanément des compétences identiques à l’Union, s’est transformée progressivement en de multiples statuts et droits asymétriques pour les États membres, rendant «ingouvernable» l’Union. Des États se sont ainsi lancés dans des «coopérations renforcées» (neuf États autorisés par le Conseil européen peuvent décider ensemble de nouvelles politiques publiques qui ne s’appliqueront qu’à eux), alors que d’autres bénéficient de clauses d’exemption, c’est-à-dire le droit de ne pas participer à certaines politiques communes européennes déjà existantes.

La nature du nouveau pouvoir italien est en réalité l’incarnation de l’état des sociétés, des gouvernements et des institutions européennes qui se sont éloignés à divers degrés des principes fondateurs de l’Union née à Rome.

Philippe Poirier, politologue

Autonomie et séparation

La dernière substitution s’opère sous nos yeux. La cohésion sociale et territoriale, autrement dit l’idée qu’il est nécessaire de partager les risques, d’opérer des transferts économiques et financiers en contrepartie d’une responsabilisation de la dépense publique et d’une éthique commune des affaires publiques, est remplacée par l’affirmation de l’autonomie et de la séparation sous le poids notamment de la globalisation économique et migratoire.

Le discours de la Ligue porte en Italie, car les sociétés européennes ne veulent pas partager la responsabilité du contrôle des confins de l’Union et elles sont persuadées que leurs modèles nationaux et/ou régionaux économiques et leurs niveaux de développement seront mieux à même de répondre séparément aux défis susmentionnés des globalisations. Le cynisme du gouvernement français en matière d’immigration en est le meilleur exemple.

La démocratie représentative comme réponse

En conséquence, l’expérience en cours à Rome ne doit être nullement appréhendée par des discours simplificateurs au regard des innovations déterminantes et parfois tragiques que la société politique italienne a apportée à l’histoire politique européenne. Le fascisme, le communisme, la démocratie chrétienne, la social-démocratie fédéraliste y sont nés et/ou y ont trouvé une force incroyable qui a irradié par la suite les autres sociétés européennes. La nature du nouveau pouvoir italien est en réalité l’incarnation de l’état des sociétés, des gouvernements et des institutions européennes qui se sont éloignés à divers degrés des principes fondateurs de l’Union née à Rome.

Leurs restaurations et invocations ne sauraient suffire pour autant. Un nouvel «aggiornamento» culturel, économique et politique est nécessaire, mais cela suppose que les uns et les autres partagent et responsabilisent politiquement réellement les pouvoirs européens. La meilleure réponse à la démocratie rédemptrice, c’est la démocratie représentative. De la gouvernance européenne, il faut venir au gouvernement des Europes. 

Philippe Poirier, titulaire de la Chaire de recherche en études parlementaires à l’Université du Luxembourg, sera professeur de science politique invité à l’Université de Turin à partir du 1er septembre 2018.