Je pense que nous tous, qui ne sommes pas experts, avons sous-estimé au départ le coronavirus.» Quand la présidente de la Commission européenne Ursula von der Leyen fait ce mea-culpa le 18 mars au quotidien allemand Bild, elle en a scrupuleusement choisi chaque mot. Alors que la crise sanitaire sévit et endeuille de nombreux pays, elle tente de diluer la responsabilité politique.
«On voit dans cette crise qu’on est resté dans un entre-deux, les décisions ne sont prises ni grâce à une intégration européenne complète ni par des mesures intergouvernementales», déplore le politologue Philippe Poirier, de l’Université du Luxembourg.
Du coup, les nuages noirs s’accumulent au-dessus de l’Union européenne tandis que les États membres se mobilisent face au Covid-19. Les critiques fusent car «Bruxelles a réagi trop tard et trop mollement». Alors que les traités européens prévoient des mesures en cas de fléau sanitaire et que des initiatives pouvaient être prises au sein de l’espace Schengen, certains pays ont joué leur carte personnelle, pris des dispositions diverses sans que l’Union ne joue un rôle de coordination ni ne hausse le ton.
La santé, une matière avant tout nationale
Coupable idéale? , spécialiste du droit européen, partner au sein du cabinet Arendt & Medernach, professeur aux universités de Liège et de Paris II, nuance. «La santé est avant tout un enjeu national. Elle n’est pas au cœur de la construction du projet européen. Comme ce domaine est très personnel, touche aux personnes, chaque État a voulu garder son indépendance et la main sur son système de santé. L’Europe n’a donc pas la possibilité de prendre des directives ou d’instaurer des règlements en la matière», indique-t-il. Ce qui explique des manières de faire parfois très différentes d’un pays à l’autre, tant au niveau des décisions que des techniques mises en œuvre.
Reste qu’il y avait cependant un rôle de coordination qui pouvait être joué «comme cela est prévu par l’article 168 du traité sur le fonctionnement de l’Union». Celui-ci indique en effet «qu’un niveau élevé de protection de la santé humaine est assuré dans la définition et la mise en œuvre de toutes les politiques et actions de l’Union. L’action de l’Union, qui complète les politiques nationales, porte sur l’amélioration de la santé publique et la prévention des maladies et des affections humaines et des causes de danger pour la santé physique et mentale. Cette action comprend également la lutte contre les grands fléaux, (…) la surveillance de menaces transfrontières graves sur la santé, l’alerte en cas de telles menaces et la lutte contre celles-ci.»
De plus, le Centre européen de prévention et de contrôle des maladies, établi à Stockholm, a mal apprécié l’ampleur de la crise sanitaire, estimant voici quelques semaines que «l’épidémie ne serait pas trop grave». Quant au Comité de sécurité sanitaire de la DG Santé de l’Union européenne, installé au Luxembourg, il était tout simplement aux abonnés absents.
L’Europe n’est pas un super-État
Reste maintenant à savoir pourquoi de tels manquements sont apparus au grand jour. L’une des réponses tient en une faiblesse de la construction européenne elle-même. «L’Europe n’est pas un super-État, analyse Philippe-Emmanuel Partsch. C’est un ajour en plus des États, un grand marché unique, mais qui n’a pas l’appareil administratif qui va avec. Il y a moins de fonctionnaires européens que de fonctionnaires à la Ville de Paris! C’est ce que l’on appelle une ‘administration de conception’, avec des moyens d’action réduits, qui ne peuvent être enclenchés que par le cadre juridique qu’elle élabore, les actions de la BEI, via la politique monétaire ou de la concurrence…» À la crise du coronavirus, il fallait une réponse rapide… qui ne pouvait donc être donnée.
Comme en 2008 avec la crise financière, j’ai le sentiment qu’on a aussi cru cette catastrophe très éloignée de nous. On a eu du mal à imaginer que cela allait aussi nous frapper, et on a donc tardé à prendre des mesures radicales.
Néanmoins, la situation exceptionnelle aurait justifié des mesures exceptionnelles. Et le passé récent aurait dû servir de leçon. «Comme en 2008 avec la crise financière, j’ai le sentiment qu’on a aussi cru cette catastrophe très éloignée de nous. On a eu du mal à imaginer que cela allait aussi nous frapper, et on a donc tardé à prendre des mesures radicales. On est un peu des victimes de notre confort. C’est assez similaire à ce que Stefan Zweig explique dans 'Le Monde d’hier', décrivant cette société européenne insouciante qui va s’effondrer suite à deux guerres mondiales.»
La crise grecque aussi aurait dû revenir dans les mémoires. «Bien avant 2012, la Cour des comptes alertait sur le déficit grec et sa comptabilité nationale ne respectant pas les standards. Personne n’a voulu l’entendre, et puis la catastrophe est survenue.» Dans ce cas, l’Europe va réagir rapidement «car on est dans un sujet économique, décisif pour l’Europe». Très différent de la santé, «qui n’est pas au départ dans son ADN».
La crise sanitaire est donc quelque part déjà «une occasion manquée pour l’Europe».
Démontrer sa plus-value
Mais tout vient à point à qui sait attendre. Et l’Union a finalement pris une décision historique en assouplissant ses règles budgétaires. Une mesure prévue dans les traités et le pacte de stabilité dans certaines circonstances. La clause dérogatoire, introduite en 2011, permettant un déficit public supérieur à 3% pour une période déterminée, a donc été actionnée. «Mais quand la crise sera passée, on en reviendra à l’orthodoxie budgétaire. C’est une mesure de sauvetage ponctuelle, pas structurelle.»
Faut-il, dès lors, se montrer optimiste ou pessimiste pour la survie de l’Union européenne? «Cela va dépendre des prochains mois, note encore Philippe-Emmanuel Partsch. Il y a beaucoup de critiques pour le moment, mais la partie n’est pas encore jouée. L’Europe doit montrer quelle est sa plus-value.»
Pour Philippe Poirier, d’un point de vue politique, «il faut que les États tiennent la ligne et visent à une meilleure hiérarchisation et coordination de ce qui relève de l’Union ou de ses États membres, dans toutes les politiques publiques et pas uniquement sur le fonctionnement de l’Union économique et monétaire. Ensuite, il faut un système dans lequel on puisse savoir qui a la responsabilité et donc qui peut être sanctionné démocratiquement. La question de la réorganisation de l’Europe va en tout cas se poser obligatoirement.»
Le marché unique est encore trop fragmenté, et il y a toujours trop d’obstacles protectionnistes. Un exemple: nous avons 40% de population de plus que les États-Unis, mais aussi 40% d’échanges de biens et de marchandises en moins. Nous devons aller vers un marché unique plus libéralisé.
Philippe-Emmanuel Partsch attend pour sa part de voir «comment on va absorber le choc de la crise et assurer la relance alors que le monde est assis sur une montagne de dettes publiques. En Europe, la rigueur budgétaire offre une marge de manœuvre. Mais l’Europe va devoir sérieusement réfléchir à la manière d’augmenter sa croissance potentielle. Selon moi, le marché unique est encore trop fragmenté, et il y a toujours trop d’obstacles protectionnistes. Un exemple: nous avons 40% de population de plus que les États-Unis, mais aussi 40% d’échanges de biens et de marchandises en moins. Nous devons aller vers un marché unique plus libéralisé.» Et des mesures sont possibles «rapidement, sans que cela coûte».
La crise doit être l’occasion «de mettre en place des mesures structurelles fortes», tout en tenant compte «des différences de culture entre les États, dont les institutions ne sont pas toutes habituées à travailler main dans la main». Cela avec bienveillance. Comme les critiques doivent l’être aussi. «Comme toutes les équipes nouvellement constituées, celles de Christine Lagarde et d’Ursula von der Leyen avaient besoin d’un peu de rodage. Mais on leur a supprimé le tour de chauffe.» De leur part, on attend maintenant «un travail d’architecte pour construire un triangle stable entre justice sociale, développement économique et économie écoresponsable.» Un fameux défi et un enjeu de taillle.