Philippe Poirier: «Ce que l’on pourrait dénommer la ‘démocrature d’opinion’ contribue non seulement à ‘déforcer’ le principe du gouvernement représentatif, mais aussi à ‘désocialiser’ politiquement tant les représentants que les représentés.» (Photo: Maison moderne / archives)

Philippe Poirier: «Ce que l’on pourrait dénommer la ‘démocrature d’opinion’ contribue non seulement à ‘déforcer’ le principe du gouvernement représentatif, mais aussi à ‘désocialiser’ politiquement tant les représentants que les représentés.» (Photo: Maison moderne / archives)

Nos systèmes politiques sont pris du vertige de l’opinion artificielle fabriquée par l’exécution permanente de sondages dont la valeur scientifique est parfois suspecte, par l’immédiateté des communications politiques via notamment les réseaux sociaux et par la mise en place d’une certaine impérativité du mandat politique. Ce que l’on pourrait dénommer la «démocrature d’opinion» contribue non seulement à «déforcer» le principe du gouvernement représentatif, mais aussi à «désocialiser» politiquement tant les représentants que les représentés. Elle crée aussi les conditions d’une plus grande instabilité des comportements politiques et érode, à une vitesse vertigineuse, la légitimité des gouvernements à peine nommés.

Le Luxembourg, bien qu’il soit à fois une démocratie représentative, plutôt en bonne forme en comparaison des autres États fondateurs de l’Union, et dans la pratique, une démocratie consociative, c’est-à-dire un système où la loi est produite par le dépassement des clivages partisans exprimés aux élections entre représentants de chaque culture politique qui le compose et par l’interaction de multiples acteurs publics et privés dans la durée, échappe de moins en moins à cette transformation.

Les gouvernements sont de moins en moins jugés sur leurs bilans en fin de mandature ou sur leurs politiques publiques au long cours.

Philippe Poirier, titulaire de la chaire de recherche en études parlementaires

La «démocrature d’opinion» est la conjonction de deux phénomènes. D’une part, les gouvernements sont de moins en moins jugés sur leurs bilans en fin de mandature ou sur leurs politiques publiques au long cours, mais sur leur rapidité à distribuer, tout au long de leur exercice, des récompenses symboliques et financières auprès des électorats qui les ont portés au pouvoir et/ou sur les interprétations qu’ils délivrent de manière instantanée sur une actualité politique et/ou économique (pour illustration les dernières circonvolutions du dernier Conseil européen à Bruxelles sur l’immigration).

D’autre part, des représentations et des hiérarchisations d’objets politiques se construisent et des décisions sont annoncées en continu par les gouvernements alors même que leurs retranscriptions dans la loi sont différées par le système de gouvernance à multiples niveaux caractéristique de l’Union européenne, la nature même du travail parlementaire et les moyens réels mis en œuvre pour son exécution administrative, créant ainsi les conditions du doute auprès d’une partie des citoyens vis-à-vis des institutions de la démocratie représentative comme instrument d’efficacité.

Un tiers des électeurs avaient modifié leurs votes partisans par rapport aux législatives sans que nous puissions identifier un effet de causalité fort.

Philippe Poirier, titulaire de la chaire de recherche en études parlementaires

Moins de 35% des Européens dans le dernier eurobaromètre du printemps 2018 considèrent que l’Union, le gouvernement et le Parlement, compris comme institutions, sont pertinents pour la résolution des problèmes politiques et économiques que rencontrent leurs sociétés. Aux législatives d’octobre 2013, dans l’étude Elect, que nous avions coordonnée pour le Parlement, près d’un tiers des Luxembourgeois s’étaient déterminés au cours de la semaine précédant l’élection! Aux Européennes de juin 2014, toujours dans la même étude, un tiers des électeurs avaient modifié leurs votes partisans par rapport aux législatives sans que nous puissions identifier un effet de causalité fort, à l’exception de manière «relative» des conditions de la formation du gouvernement…

Comment la «démocrature d’opinion» s’est installée?

En premier lieu, l’opérationnalisation et la diffusion quasi continue de résultats de sondages (en raison même d’un marché des plus concurrentiels et d’une utilité commerciale par des médias eux-mêmes) accréditent à tort l’idée qu’il existerait une opinion publique en soi sur tout événement ou personnalité politique, supposant que les personnes soient suffisamment informées pour délivrer une appréciation cohérente et définitive sur telle ou telle loi.

Il ne s’agit pas ici de discréditer la mesure de l’opinion et les instituts qui y participent (nous en sommes partie prenante), mais de souligner que bien souvent les citoyens «subissent» des questionnaires et/ou sont confrontés à des résultats d’enquête de manière constante sans qu’ils soient forcément instruits ou préoccupés de tel ou tel sujet. Pire, des pseudo sondages en direct sur les réseaux sociaux et sur les médias audiovisuels (par exemple les chaînes d’information ou durant des talk-shows) prolifèrent désormais, sans aucune valeur scientifique et/ou déontologique. Pourtant, ils sont souvent considérés pour «vrais»!

Les élus se sont transformés ou sont perçus comme tels par une partie des électeurs comme des commentateurs.

Philippe Poirier, titulaire de la chaire de recherche en études parlementaires

En second lieu, à tort ou à raison, les élus se sont transformés ou sont perçus comme tels par une partie des électeurs comme des commentateurs à la place d’être des acteurs de la loi et/ou incarner des alternatives politiques attractives. Il ne s’agit pas ici de critiquer là encore le recours aux réseaux sociaux par les politiques, mais d’attirer plutôt l’attention sur le fait que les contenus et les formes actuelles de leur communication (particulièrement celle des chefs de gouvernement et ceux qui dans l’opposition aspirent à le devenir), loin de développer une narration compréhensible et à portée cognitive de leurs actions législatives ou de leurs propositions électorales, provoquent au contraire une distanciation et une indifférence croissante auprès d’une partie des électeurs.

Le vote obligatoire au Luxembourg empêche de mesurer les effets négatifs d’une telle communication, mais nous savons toutefois que moins d’un tiers des électeurs se souvenaient «positivement» ou «négativement» des politiques publiques décidées par le gouvernement sortant et toujours en 2013 moins de 10% avaient arrêté leurs choix en fonction des programmes politiques publiés par les partis!

L’impérativité du mandat politique (...) devient en quelque sorte une règle supplémentaire du fonctionnement d’un système politique.

Philippe Poirier, titulaire de la chaire de recherche en études parlementaires

En troisième lieu, l’impérativité du mandat politique, bien qu’elle n’existe pas dans toutes les constitutions de l’Union, devient en quelque sorte une règle supplémentaire du fonctionnement d’un système politique par les effets combinés d’enquêtes d’opinion à répétition et la nature de la communication politique susmentionnée. La construction de l’objet politique, la politique publique envisagée et les moyens mobilisés pour le traiter, la prise de décision, l’évaluation, son éventuel retrait et la sanction s’établissent désormais en partie et, pour des questions parfois essentielles, en direct, sur les réseaux sociaux par un nombre de plus en plus restreint d’acteurs politiques «prisonniers» de leurs «followers».

Tout ce qui constitue l’objectivisation d’un problème, l’interrelation sociale, la prise de distance, le débat, la médiation des intérêts à travers le Parlement, les partis politiques, les organisations non gouvernementales, les institutions co-législatives, sont dès lors «court-circuités». Chacun peut le mesurer dans les 15 derniers jours au regard des décisions prises sur la politique migratoire en consultant les comptes Twitter de Sebastian Kurz, d’Emmanuel Macron, de Mark Rutte, de Matteo Salvini, et leurs interconnections permanentes.

Les électorats se déterminent très majoritairement sur la situation économique du pays laissée par le gouvernement sortant.

Philippe Poirier, titulaire de la chaire de recherche en études parlementaires

Depuis 1999, toutes les études électorales et référendaires que nous avons menées au Luxembourg et/ou au niveau européen, notamment par le recours combiné des sondages de multiples natures (quant à leurs échantillons et à leurs modes d’administration) et des groupes de discussion (études commanditées par la Chambre des députés, European Values Study, European Elections Studies, etc.) montrent que d’autres réalités existent et sont pour le moins occultées par cette «démocrature d’opinion».

Primo, les électorats se déterminent très majoritairement sur la situation économique du pays laissée par le gouvernement sortant et sur l’évaluation des compétences économiques réelles ou supposées de leurs challengeurs.

Secundo, leurs votes sont motivés non seulement par l’amélioration de leur pouvoir d’achat, mais aussi et surtout par la valorisation et la reconnaissance de leur travail dans leur entreprise et/ou dans leur institution. L’attachement à la valeur «travail» exprimée et réitérée pose d’ailleurs un défi à tous les gouvernements et à leurs oppositions alors même que les processus de production économique en provoquent une certaine dépersonnalisation grâce à la digitalisation et à la robotique.

Le citoyen, indépendamment de son positionnement dans la «hiérarchie sociale», agit et vote aussi en fonction de ses représentations, pratiques et consommations culturelles.

Philippe Poirier, titulaire de la chaire de recherche en études parlementaires

Tertio, les Luxembourgeois et les Européens ne réduisent pas le politique à une simple technique de gouvernement et à la satisfaction de biens de consommation, les interrogations et les projections sur l’identité constitutive de leurs sociétés et les conditions et les rythmes de leurs transformations demeurent. Le citoyen, indépendamment de son positionnement dans la «hiérarchie sociale», agit et vote aussi en fonction de ses représentations, pratiques et consommations culturelles, qu’elles soient langagières, géographiques, religieuses et/ou philosophiques, etc. Le corps électoral ne s’est pas encore converti majoritairement à la «démocrature d’opinion».

L’offre politique renouvelée dans le cadre du gouvernement représentatif peut toujours l’empêcher.

Philippe Poirier est titulaire de la chaire de recherche en études parlementaires à l’Université du Luxembourg.