C’est en quelque sorte un retranchement dans du réalisme. Les chiffres, les données, les faits indiquent une trajectoire imprudente, mais on sait très bien qu’on ne peut pas - ou que difficilement - changer le cap, par risque d’offusquer l’un ou l’autre. Tandis qu’on sait que notre modus vivendi individuel ne contribue pas à diminuer son empreinte écologique, on ne veut pas faire de sacrifice avant que ce soit urgent et inévitable.
Exemples en anecdotes
Les finances publiques vont bien aujourd’hui et la situation est amenée à perdurer à court terme. Mais d’ici 2060, à politique inchangée et à condition que l’économie et la population continuent à grandir, le Conseil national des Finances publiques estime que la dette de l’État luxembourgeois atteindrait 161% du PIB. La politique, depuis des années, est également consciente du vieillissement de la population, synonyme d'une tension de financement des retraites. Mais à maintes reprises, les différents partis se contentent de dire qu’ils observent l’évolution de près. Impossible d’agir, lit-on entre les lignes, car des mesures impopulaires avant l’urgence sont synonymes de représailles lors du prochain scrutin. «Jo, mee bon».
Paperjam interrogeait en début d’année un ministre en marge d’une conférence: «les dépenses atteignent un tel niveau que si la croissance perdait en vélocité, le calcul n’y serait plus. C’est du poker ce que vous faites?» La réponse n'était pas dénuée d'humour: «C’est toujours du poker». Après avoir fait preuve de «responsabilité» en début de mandature, chaque gouvernement, à l’approche du prochain scrutin, déballe le «super soaker» et arrose les électeurs. «Après moi le déluge» pourrait penser un jeune ou des parents. «Jo mee bon».
Lors de la conférence étudiante «Reel» en 2016, le vice-Premier ministre, Étienne Schneider (LSAP), déclarait devant une centaine d’étudiants, qu’aucun autre gouvernement avant celui-ci n’aurait entrepris autant pour réduire l’écart entre les premiers salaires dans le secteur privé et ceux dans le secteur public. Interpellé sur le fait que son collèguede parti, le ministre en charge de la fonction publique, Dan Kersch, avait signé un accord salarial avec la fonction publique qui n’était pas prévu dans l’accord de coalition, Étienne Schneider rétorquait: «Jo mee bon»: comment pourrait-on refuser une augmentation des salaires des fonctionnaires alors que l’économie tourne à une croissance de 4%?
La boule de cristal
En 2011 la presse interrogeait les ministres Claude Wiseler (CSV) et Jeannot Krecké (LSAP) lors d’une conférence de presse, pourquoi donc le Grand-Duché aurait besoin de si grandes réserves de pétrole (projets de réservoirs avortés ou en attente depuis), alors que le pays souhaite réduire ses émissions de carbone en réduisant sa consommation de carburants fossiles? Un ministre soufflait à l’autre «réponds pas», tandis que l’autre, visiblement vexé répondait: «Oui j’en connais qui savent prédire l’avenir. Moi je ne sais pas ce qu’il y aura dans dix ans». En d’autres termes «Jo mee bon».
En effet, tout peut se dégrader à cause d’une nouvelle crise économique ou à l’inverse s’améliorer grâce à un (nouveau) miracle économique. Lors du vote sur le Plan d’aménagement général de la capitale en avril dernier, on entendait la bourgmestre, Lydie Polfer (DP), déclarer en réponse aux critiques des effets collatéraux de la croissance, que compte tenu des développements protectionnistes à l’étranger, «croyez-moi, il ne faudra bientôt plus s’énerver à cause des nombreux chantiers et embouteillages». «Jo mee bon», quoi.
Outre le transport, la croissance met aussi la pression sur le logement. De quoi interpeller le chef de fraction du CSV et très vraisemblable futur Premier ministre, Claude Wiseler, qui estime qu’il est «inacceptable» qu’un jeune luxembourgeois soit dépendant de ses parents pour s’acheter un logement. Est-ce que cela signifie que le CSV est désormais en faveur d’un impôt sur l’héritage? «Ah non», répond Claude Wiseler. Il faudra donc sans doute compter sur les aides de l’État, qui ne font souvent qu’attiser les prix? «Jo mee bon».
Et il y a cette missive récurrente de la «taxation des logements vacants»: depuis des années on entend Xavier Bettel (DP), mais surtout le LSAP revendiquer cette taxe qui pourrait mobiliser du logement. Pour ne pas admettre que taxer les logements, c’est embêter les nombreux propriétaires-électeurs, les partis capitulent pour cause de «protection des données». Au lieu de s’inspirer des modèles de taxation implémentés au Canada — ce pays d’extrême gauche… «Jo mee bon».
Cure de réalisme pour tous
Tous les partis y succombent à ce «Jo mee bon». Déi Gréng suivent depuis leur entrée au gouvernement en 2013 une cure de réalisme. On aimerait bien augmenter le prix des cigarettes, mais ce niveau élevé de «qualité de vie» dépend de chaque centime en recettes. Idem pour le tourisme à la pompe. Les écolos ne voulaient-ils pas légaliser le cannabis et priver la scène criminelle d'une source de recettes? «Jo mee bon». Déi Gréng allaient jusqu’à débattre lors de leur congrès au mois de mars de deux chapitres fondamentalement opposés: d’une part «Qualité de vie pour tous» et d’autre part «un commerce international équitable». N'est-ce pas un peu naïf, incompatible, ou simplement complètement incohérent? Si, mais, «jo mee bon».
Même constat du côté des forces vives: le patronat reconnait certains défis en ce qui concerne la croissance des inégalités, mais avertit que toute hausse d’impôt ou nouvel impôt sur le capital chasserait du capital. Les syndicats, eux, demandent des revalorisations salariales, sans pour autant savoir comment les financer sans que le Luxembourg ait à s’alimenter dans des niches qui tirent profit au détriment d’autres nations. «Jo, mais bon».
Ces paradoxes ne sont pas neufs, même si par le passé, on préférait encore donner la faute aux autres. A l'époque où il était encore Premier ministre, Jean-Claude Juncker devait répondre aux critiques de sa politique de l’«arrosoir». Il rétorquait que c’était toujours le parti partenaire de la coalition qui favoriserait cette politique, tandis que le CSV freinerait. Même chose en matière de fiscalité juste: à l'époque c'était les partenaires de coalition qui empêchaient d'aller plus loin. Maintenant qu'il est Président de la Commission européenne, c'est la faute aux Etats membres, dont le Luxembourg.
Cherche pas, t’as tort
En revanche, malgré les difficultés conjoncturelles et les calendriers électoraux successifs, la politique n'est pas restée sans agir et elle n'est pas la seule à devoir encaisser des reproches. Les citoyens, eux aussi ont leurs responsabilités. Ne devrions-nous pas nous-mêmes nous demander ce que nous faisons pour donc contribuer à un monde meilleur?
Nous offrons, pourquoi pas en fin d'année quelques sous à des oeuvres de charité, mais nous sommes ravis de ne pas devoir nous-mêmes nous occuper des démunis? Nous nous plaignons des prix élevés, mais ne demandons-nous pas toujours plus pour nous-mêmes quand nous vendons un bien ou quand nous demandons notre salaire? Nous allons faire nos courses là où c'est le moins cher, mais ne savons-nous pas très bien que cela n'encourage pas des meilleurs salaires ou une meilleure qualité du produit ou service? Pardon de me répéter, mais : ne voulons-nous pas tous du changement, sans pour autant vouloir changer nos habitudes?
À l’aube de 2018, face à l’urgence de réagir aux développements sociaux, démographiques, et environnementaux, on ne peut qu’espérer que finissent les blame-games ou les retranchements dans le réalisme et que le débat s’élargisse à du «structurel».
À l’aube de 2018 qui marque le début d'une campagne électorale qui sera sans doute dominée par les questions liées à la croissance du pays, on ne peut qu'espérer que les politiques, les médias et le public sauront débattre outre la polémique et engager dans la controverse.
Choisir entre les sacrifices
Mises à part les positions et propositions des différents camps, il conviendra d'expliquer que moins de croissance - ou plus de croissance qualititative - est envisageable, mais impliquera des sacrifices bien plus à court terme avec même le risque de réserver au Grand-Duché un sort identique que celui de Detroit.
Il conviendra d'expliquer que continuer ainsi sans adapter l'aménagement du territoire demandera les sacrifices dont la population a eu un avant-goût au cours des dernières années. Il conviendra d'expliquer qu'adapter comme il faudrait l'aménagement du territoire demandera des sacrifices aussi. La question sera donc de choisir entre les sacrifices.
Dans un pays qui figure sur le podium des États les plus riches du monde, il faut recadrer les priorités et donner un sens à tous celles et ceux qui travaillent pour pouvoir un jour espérer avoir un toit qui leur appartient, à celles et ceux qui s’engagent dans le bénévolat sous toutes ses formes et surtout à ceux qui n’ont pas d’espoir ou de motivation. Ce sens ne peut qu’être au XXI siècle celui d’une société d’égalité des chances et d’un encadrement de la croissance qui bénéficie à tous.
Les initiatives d’Étienne Schneider avec Rifkin, les appels de François Bausch (Déi Gréng) à changer de mentalité, ou encore l’appel du Grand-Duc de passer à la vitesse supérieure dans la lutte contre le réchauffement climatique «en allant plus loin dans les mesures annoncées, en trouvant de nouveaux partenaires et de nouveaux financements (…) ou en adoptant tout simplement de nouveaux comportements comme individus» : ces intentions, aussi louables soient-elles, devront être suivies d'actes.
Finies les «on doit en discuter» ou «il faut attendre, les mesures n’auront leur effet que dans quelques années». Et pour reprendre cette autre expression luxembourgeoise omniprésente avant et pendant la crise de 2009, mais désormais absente: les efforts, quelles que soient leurs formes, doivent être supportés par tous, mais en particulier les «épaules les plus larges».
Et pour arrondir ce billet, une citation d’un des derniers discours de John F Kennedy s'applique: «le politicien athénien, Solon, avait décrété que c’était un crime qu’un citoyen se dérobe à la controverse».