Carlo Thelen: «La gravité de la pénurie de ressources est désormais reflétée à travers les indicateurs macroéconomiques; les entreprises de certains secteurs naviguent déjà en eaux troubles.» (Photo: Mike Zenari/archives)

Carlo Thelen: «La gravité de la pénurie de ressources est désormais reflétée à travers les indicateurs macroéconomiques; les entreprises de certains secteurs naviguent déjà en eaux troubles.» (Photo: Mike Zenari/archives)

Les vaccinations commencent à porter leurs fruits, des programmes de relance à grande échelle visent à stimuler l’économie, et la demande en particulier, et les consommateurs sont impatients de laisser la pandémie derrière eux et de se tourner vers l’avenir. Les circonstances semblent donc propices à une reprise dynamique de l’économie européenne et luxembourgeoise. Mais la hausse des prix et le manque de matières premières et de main-d’œuvre pourraient-ils venir jouer les trouble-fêtes?

L’Europe perdante dans la course mondiale aux ressources

En effet, les délais d’approvisionnement s’allongent et les prix de nombreuses matières premières et produits intermédiaires – des métaux industriels et rares aux denrées agricoles, en passant par le bois et les semi-conducteurs – sont montés en flèche depuis le début de l’année, alimentant ainsi les craintes d’une spirale inflationniste. Ainsi, les prix du bois, pétrole, cuivre et palladium ont augmenté de respectivement 409%, 130%, 99% et 54% entre le 6 mai 2020 et le 7 mai 2021.

Mais quelles sont les raisons de cet emballement? La réponse dépend largement de la ressource considérée. Ainsi, les intempéries et un climat parfois capricieux ont des répercussions sur les prix des produits agricoles, tout comme certaines tensions géopolitiques. Sachant que le dollar est la référence internationale en matière de prix des matières premières, la baisse de son cours a également entrainé une hausse des prix des matières premières. Et bien sûr, la pandémie continue de faire des ravages dans l’organisation mondiale de la production, de l’approvisionnement et de la logistique, ce qui affecte directement et indirectement l’offre. Par ailleurs, les marchés chinois et américain se sont redressés avant les autres et achètent d’énormes quantités de matières premières, mettant sous pression la demande des produits afférents.

Et l’Europe dans tout cela? La relance économique arrivant après celle des grandes puissances, le Vieux Continent semble déjà à la traine dans cette «course mondiale aux ressources» (ce qui n’est pas sans rappeler les retards européens pris en matière des produits sanitaires et vaccins…), ce qui risque de peser sur l’organisation, l’approvisionnement et in fine la rentabilité des entreprises européennes et de freiner la reprise. À cela s’ajoutent un manque de visibilité et une grande incertitude – une combinaison qui peut laisser plus d’un dirigeant d’entreprise perplexe.

En outre, les ambitions climatiques de l’Union européenne feront inévitablement grimper la demande de matières premières. La raison en est que l’expansion des énergies renouvelables et de l’électromobilité, entre autres, peut certes être plus durable à long terme, mais nécessite d’énormes quantités de métaux et de terres rares à court terme. Globalement, l’Agence internationale de l’énergie (AIE) s’attend à ce que la demande de matières premières quadruple d’ici 2040 si l’on veut maintenir le réchauffement de la planète en dessous de deux degrés. Si l’on veut atteindre l’objectif de neutralité climatique d’ici 2050, la demande serait même multipliée par six!

La flambée des prix des matières premières pourrait ainsi rendre la transition écologique beaucoup plus coûteuse que prévu, ce qui à son tour se traduirait par des coûts plus élevés pour les entreprises et les citoyens.
Carlo Thelen

Carlo Thelendirecteur général de la  Chambre de commerce

La flambée des prix des matières premières pourrait ainsi rendre la transition écologique beaucoup plus coûteuse que prévu, ce qui à son tour se traduirait par des coûts plus élevés pour les entreprises et les citoyens.

Afin de faire face à cette demande croissante de ressources, la création de l’Alliance européenne des matières premières est à saluer. L’Alliance vise à «identifier les obstacles, opportunités et possibilités d’investissement à toutes les étapes de la chaîne de valeur des matières premières, de l’exploitation minière à la valorisation des déchets, tout en abordant en même temps la durabilité et les impacts sociaux».

En consolidant la résilience et l’autonomie stratégique des chaînes de valeur des terres rares et des aimants en Europe, tout en réduisant la dépendance à l’égard des pays tiers (comme la Chine, qui représente actuellement 98% des importations de terres rares, selon la Commission), il s’agit d’une étape clé dans le renforcement des écosystèmes industriels qui dépendent des matières premières. Toutefois, l’Alliance européenne des matières premières ne fournit pas de solutions à court terme.

L’industrie frappée de plein fouet

La gravité de la pénurie de ressources est reflétée désormais à travers les indicateurs macroéconomiques; les entreprises de certains secteurs naviguent déjà en eaux troubles. Selon une enquête de l’institut Markit, les industriels européens indiquaient en avril que, globalement, leurs prix d’achat de produits utilisés dans la fabrication de biens finaux avaient enregistré la plus forte hausse depuis le début de la collecte de ces données. En Allemagne, 45% des entreprises manufacturières souffraient de goulots d’étranglement au niveau des achats en avril, selon une étude de l’institut Ifo – le chiffre le plus élevé mesuré depuis 1991. Il est donc clair que la pénurie de matières premières et de produits intermédiaires constitue un risque réel pour la relance de l’Europe et sa compétitivité à l’échelle mondiale.

La situation au Luxembourg est tout à fait comparable. À tel point que le Comité de conjoncture a décidé d’accorder des mesures exceptionnelles de chômage partiel aux entreprises du bâtiment et de la construction qui souffrent actuellement d’une pénurie d’approvisionnement en matières premières. En outre, les perspectives d’évolution des prix des industriels sont à leur plus haut niveau depuis 10 ans, selon les enquêtes de conjoncture du Statec. En mars, les prix en sortie d’usine observés pour l’industrie dans son ensemble ont augmenté, sur un an, de 3,6% au Luxembourg et de 2,3% dans la zone euro, soit bien plus que ne le suggère le taux d’inflation.

Un véritable cercle vicieux pourrait se mettre en place puisque la pénurie de matériaux risque d’exacerber d’autres tendances déjà problématiques, comme l’impasse sur le marché immobilier luxembourgeois, et de pousser davantage les prix à la hausse.

Le retour de l’inflation – temporaire ou durable?

Qui dit augmentation des prix, dit naturellement inflation. Aux États-Unis, où l’économie tourne à plein régime depuis des semaines, dopée par les programmes de relance gigantesques de l’administration Biden, l’inflation, à 4,2% en avril 2021, a largement dépassé l’objectif de la Federal Reserve[1]. Dans la zone euro, les prix à la consommation ont augmenté de 1,6% sur un an en avril, selon Eurostat, principalement sous l’effet d’une normalisation des prix du pétrole[2] et des pénuries de certains matériaux. Eurostat s’attend à ce que cette tendance se poursuive en prévoyant que l’inflation annuelle atteindra 2% en mai, toujours sous l’effet d’un bond des prix de l’énergie, qui ont augmenté de 13% par rapport à l’année dernière. Compte tenu de ce niveau relativement modéré, les banquiers centraux européens appellent au calme et n’envisagent pas de resserrer leur politique monétaire expansionniste – probablement aussi parce qu’une hausse des taux d’intérêt pourrait conduire des économies déjà fortement endettées (notamment du sud de l’Europe) au bord de la faillite.

L’inflation au Grand-Duché est traditionnellement supérieure à la moyenne européenne: le Statec rapporte une inflation de 2,1% en avril – un niveau qui excède légèrement l’objectif d’une inflation «inférieure à, mais proche de 2%» de la Banque centrale européenne. Un regard sur nos pays voisins montre que l’inflation y est également en hausse. En Allemagne, les prix à la consommation ont augmenté de 2% sur un an en avril[3]. En Belgique, tout comme en France, l’inflation a été plus modérée, à un taux de 1,2% sur la même période[4].

Indexation et pénurie de main-d’œuvre, d’importants désavantages dans une phase de reprise

Contrairement à la majorité des économies européennes (et donc de facto concurrentes), le Luxembourg dispose d’un mécanisme d’indexation automatique des rémunérations qui est étroitement lié à l’inflation. Cette particularité – souvent justifiée par son apport à la cohésion sociale – peut compromettre la rentabilité et donc la compétitivité des entreprises locales lorsque la croissance économique est davantage axée sur la progression de l’emploi (résident et non-résident) que sur celle de la productivité apparente du travail – ce qui est précisément le cas au Grand-Duché[5].

En période de forte inflation, les entreprises en sont doublement pénalisées: par le renchérissement des matières premières et par l’augmentation du coût salarial via l’indexation. Selon les dernières prévisions du Statec, le prochain index pourrait déjà tomber vers la fin de l’année 2021, à un moment où la reprise devrait battre son plein.

Une telle hausse du coût salarial de 2,5% s’ajouterait à celle de +2,8% du salaire social minimum de 2,8% à partir du 1er janvier 2021. Les surcoûts qui en résultent pour les entreprises pèsent spécifiquement sur les secteurs à forte intensité de main-d’œuvre.

La main-d’œuvre faiblement qualifiée du pays risque de souffrir le plus de ces hausses, alors que les entreprises se tournent nécessairement davantage vers la main-d’œuvre plus qualifiée des pays voisins.
Carlo Thelen

Carlo Thelendirecteur général de la Chambre de commerce

La main-d’œuvre faiblement qualifiée du pays risque de souffrir le plus de ces hausses, alors que les entreprises se tournent nécessairement davantage vers la main-d’œuvre plus qualifiée des pays voisins. De manière générale, le manque de main-d’œuvre qualifiée, qui figure en tête de liste des défis des entreprises dans le Baromètre de l’économie de la Chambre de commerce, empêche nombreuses entreprises de répondre au mieux aux besoins de leurs clients et de réaliser ainsi leur plein potentiel. De ce fait, la pénurie de la «ressource» main-d’œuvre, en plus du coût salarial comparativement plus élevé, désavantage les entreprises locales par rapport à leurs pendants étrangers et risque de freiner le développement de l’activité économique au Luxembourg.

Pour limiter l’impact négatif du mécanisme actuel de l’échelle mobile des salaires, il y a lieu d’adopter un indice des prix à la consommation national «durable», en excluant du panier de référence tous les produits fossiles, nocifs pour la santé ou auxquels le principe du pollueur-payeur pourrait s’appliquer, tout en prévoyant une compensation adaptée pour les ménages les moins favorisés via une augmentation ciblée de l’allocation de vie chère (par exemple pour compenser des hausses du prix des produits de chauffage)[6]. Un tel «panier durable» permettra d’aligner le système d’indexation sur la politique climatique ambitieuse du Luxembourg (qui vise, entre autres, à désinciter la consommation d’énergies fossiles en les rendant plus chers, notamment via une hausse des droits d’accises ou d’autres taxes).

Si actuellement le Luxembourg semble avoir mieux résisté aux assauts de la crise économique, grâce à des finances publiques relativement saines et des aides rapidement mobilisées, qui permettent d’ailleurs encore actuellement de repousser la possible vague de faillites tant redoutée, un certain nombre de risques pourraient freiner le potentiel de reprise s’ils venaient à se matérialiser. À court terme, un certain nombre de «manques» pourraient contraindre à ralentir la production: manque de matières premières bien sûr, mais également de main-d’œuvre qualifiée, un des défis considéré comme le plus important par les entreprises selon les enquêtes de la Chambre de commerce.

À moyen et plus long termes, une attention particulière devra être portée au financement des conséquences de la crise, mais également aux défis liés à la démographie, comme le financement des pensions. Recommandation d’ailleurs partagée par le Conseil de l’Union européenne, qui dans son avis sur le programme de stabilité du Luxembourg pour 2021 paru ce 2 juin, encourage le pays à «[…] donner la priorité aux réformes structurelles budgétaires qui concourront au financement des priorités des politiques publiques et contribueront à la viabilité à long terme des finances publiques, notamment en renforçant la couverture, l’adéquation et la viabilité des systèmes de santé et de protection sociale pour tous».

[1] Source: U.S. Bureau of Labor Statistics

[2] Il convient de garder à l’esprit que le prix de pétrole a été artificiellement augmenté, à savoir par une réduction drastique de l’offre de pétrole de l’OPEP. Dans une moindre mesure, une taxe CO2 dans certains pays fait encore monter le prix.

[3] Source: Statistisches Bundesamt

[4] Sources: STATBEL et INSEE

[5] Voir Fondation Idea (2016), «Inflation, Index et Productivité: un possible ménage à trois?» pour plus de détails sur ce sujet.

[6] Cf. Actualités & Tendances n° 24: «Un ‘panier durable’ pour le Luxembourg» de la Chambre de commerce

Carlo Thelen est directeur général de la  et cet article est disponible sur  avec accord de l’auteur.