Au Luxembourg comme ailleurs en Europe, le secteur de la banque privée est soumis à un feu nourri de nouvelles réglementations et se doit d’être irréprochable sur des sujets très sensibles et variés comme la prévention de la fraude et des cyberattaques, la lutte contre le financement du terrorisme ou encore l’application des sanctions dans un contexte de guerre en Ukraine… Il se doit également de suivre les attentes du régulateur en matière de finance durable, d’assets digitaux et de protection des investisseurs dans un monde en mouvement où la technologie prend de plus en plus de place au quotidien. «Afin d’évaluer la pression réglementaire qui pèse sur les différents acteurs du secteur financier, nous éditons chaque semestre notre Regulatory Barometer, dans le but de maintenir notre niveau de connaissances et de pouvoir accompagner au mieux nos clients», partage la partner, Risk consulting chez KPMG, Anne-Sophie Minaldo. «Différents axes sont explorés, comme l’ESG, la résilience financière et opérationnelle, la finance digitale, l’industrie des paiements, la protection des investisseurs… Au total, sur les huit thèmes identifiés, la pression réglementaire est aujourd’hui évaluée à 7,3 sur 10, ce qui est tout de même assez élevé.»
Afin d’établir ce baromètre, les experts analysent, d’une part, le volume d’informations généré au départ des textes qui émanent des régulateurs, comme les directives, les règlements, ainsi que les regulatory technical standards (RTS). D’autre part, le baromètre est également calculé sur la base du nombre de visites sur site réalisées par le(s) régulateur(s) sur des sujets donnés et des amendes infligées aux différents acteurs pris en défaut de conformité.
Pression maximale sur la finance durable
Au regard de ce baromètre, plusieurs thèmes impactent plus particulièrement l’activité des gestionnaires de banque privée ou des gestionnaires de fortune indépendants au Luxembourg. «Le premier sujet qui nous occupe touche à la finance durable et aux critères ESG. La pression, évaluée à 8,4/10 au premier semestre 2024, est relativement constante depuis 2022 et provient essentiellement des instances européennes», explique Anne-Sophie Minaldo. Aujourd’hui, les banquiers privés doivent tenir compte des critères ESG dans leur offre, au niveau de leur gamme de produits. Ils doivent aussi être très prudents, voire sceptiques, par rapport à ce que les grands manufacturiers leur présentent comme étant des produits ESG. «Par rapport à 2022, dans un contexte où la réglementation s’affine, on assiste à une déclassification de produits qui, voici un an ou deux, étaient présentés comme conformes à la réglementation ESG et ne le sont plus aujourd’hui. Ils sont délistés par crainte d’être attaqués pour greenwashing», précise Anne-Sophie Minaldo, la responsable du regulatory consulting et du forensic chez KPMG. Dans ce contexte, le principal challenge des acteurs de la banque privée ou de la gestion de fortune, si l’on s’en tient aux produits d’investissement, est d’arriver à effectuer une bonne sélection en amont.
Le régulateur est aussi de plus en plus attentif aux aspects de due diligence. Sur les questions liées à l’environnement, de nombreux critères ont été établis pour évaluer l’impact écologique des investissements. Mais l’Union européenne va très certainement s’intéresser d’ici peu à la deuxième lettre d’ESG, c’est-à-dire l’impact sociétal des produits. «L’Europe a été très productive concernant l’environnement, avec des critères de décarbonation, d’émissions de CO2, de part d’énergie renouvelable. Maintenant, sur la question sociétale, il sera sans doute plus ardu de trouver un trait d’union commun entre les pays européens, relève Anne-Sophie Minaldo. Les niveaux de salaires comme le coût de la vie sont très variables, la notion d’égalité hommes-femmes diffère selon les pays et leur culture, l’accès à l’éducation n’est pas le même partout, etc. On constate toutefois une réelle volonté d’avancer sur ce point, tout comme sur la gouvernance d’ailleurs. En la matière, même si cela concerne moins les banquiers privés que les entités faîtières, les critères ESG doivent être considérés au plus haut niveau de l’organisation. Le régulateur a d’ailleurs remis un bon coup de pression sur les bonnes pratiques de gouvernance en ce début d’année 2024. Le baromètre était tombé à 5 points sur cette question fin 2023, mais il est remonté à 6,9 aujourd’hui.»
Le focus se porte sur le conseil en investissement, tant pour les banques que pour les PSF d’ailleurs.
Toujours en relation avec l’offre d’investissement durable, au-delà de la bonne compréhension des produits qu’ils proposent, les conseillers en investissement doivent aujourd’hui apprendre à mieux connaître les besoins et les attentes de leurs clients. «Le focus se porte sur le conseil en investissement, tant pour les banques que pour les PSF d’ailleurs. À partir du moment où vous proposez ces prestations de services, vous êtes une Mifid firm», relève Anne-Sophie Minaldo. «Sur ce sujet, au-delà des exigences fixées autour des produits, les prestataires doivent redoubler d’efforts afin de collecter les préférences ESG de leurs clients. Le but est de s’assurer d’atteindre le meilleur alignement possible entre leur offre et les attentes de la clientèle. On voit que les régulateurs mettent à la fois un coup de pression sur ces Mifid firms, mais aussi sur les management companies, qui font de la gestion à un niveau plus collectif.»
En ce sens, l’Autorité européenne des marchés financiers (Esma) a notamment publié de nouvelles guidelines, applicables depuis octobre 2023. «Après une phase de préparation, l’Esma a annoncé qu’elle allait lancer ce que l’on appelle les common supervisory actions dès 2024. Elle demande aux autorités locales et européennes de lancer des missions d’inspection afin de voir comment les critères de durabilité sont intégrés dans les stratégies d’investissement, comment est mené le suitability assessment du client et de vérifier, in fine, si la gouvernance autour des produits est à la hauteur des attentes.»
Un cadre pour la finance digitale
Après l’ESG, le deuxième grand axe sur lequel une pression constante est mise par les organes de surveillance depuis 2022 concerne la finance et les assets digitaux. «Selon notre baromètre, le niveau est de 7 sur 10. Ces sujets, s’ils ne sont pas moins importants que la finance durable, sont étroitement liés à la technologie et à l’innovation, domaines qui exigent une montée en compétences dans les rangs du régulateur», précise Anne-Sophie Minaldo. Mais il faut s’attendre à une montée en gamme des compétences du régulateur en la matière, et donc de ses exigences réglementaires. «On s’est par exemple aperçu que tout ce qui touche aux digital assets, aux tokens, à la technologie des registres distribués ou à la digital ledger transaction, autrement dit, le fait de pouvoir organiser différemment la détention ou l’échange de titres, crée une nouvelle gamme de risques qui doit être adressée de manière plus transversale. Si vous prenez par exemple la nouvelle directive européenne sur la résilience opérationnelle, elle inclut très largement l’aspect risque cyber et IT.»
La dématérialisation du monde de la finance oblige ses acteurs à mieux contrôler la technologie mise en œuvre, les infrastructures et les données utilisées, afin d’en garantir la sécurité. «Aujourd’hui, pour les banquiers privés et les asset managers, le développement de la finance digitale est source d’opportunités. Ces nouvelles catégories d’actifs permettent de diversifier l’offre, en complément des actifs traditionnels ou ESG. Néanmoins, nous les encourageons à se former à ces nouveaux sujets et aux risques associés, y inclus celui relatif au blanchiment d’argent. Les crypto mixers représentent notamment un risque élevé de blanchiment en raison de la non-traçabilité des transactions. La nouvelle réglementation Mica est l’une des réponses du régulateur, tout comme la révision des textes européens liés à la lutte contre le blanchiment et la création de l’AMLA», constate Anne-Sophie Minaldo. Avec le règlement Mica, qui entrera en vigueur dès cette année, l’Union européenne se dote pour la première fois d’un cadre réglementaire harmonisé pour le marché des crypto-actifs. Celui-ci s’applique à la fois aux établissements traditionnels du secteur financier et aux nouveaux acteurs qui émergent au niveau de l’écosystème crypto, qui sont engagés dans l’émission, l’offre au public et l’admission à la négociation de crypto-actifs ou qui fournissent des services associés au sein de l’UE.
Les assets digitaux permettent aux banques privées d’élargir leur offre, avec un time-to-market accéléré et une gestion à moindre coût.
Sur ces sujets digitaux, le régulateur est encore en quête de solutions, conscient de l’ampleur de la tâche et du fait que la technologie s’immisce dans toutes les strates de l’économie. «D’une part, il est important de réguler de manière spécifique la finance digitale. D’autre part, il faut aussi revoir l’ensemble du cadre réglementaire. Pour vous donner un exemple, un sujet comme la résilience opérationnelle doit obligatoirement inclure le risque IT, avec des garanties à apporter quant à la sécurité de l’infrastructure, mais aussi des données et des accès», précise la head of regulatory services.
Dans cet univers de plus en plus connecté et ouvert, les banquiers privés comme les gestionnaires de fortune doivent redéfinir leur stratégie pour profiter des atouts de la technologie, tout en veillant à garantir la sécurité et la résilience de leur modèle. «Aujourd’hui, la question est de voir comment saisir au mieux les nouvelles opportunités. Les assets digitaux permettent aux banques privées d’élargir leur offre, avec un time-to-market accéléré et une gestion à moindre coût. L’intérêt de se diversifier sur ces actifs est bien réel. Toutefois, il faut aussi être bien conscient des risques encourus et des coûts associés, que l’on parle de data protection ou de cybersécurité. Au regard de ces enjeux, à l’avenir, chaque acteur va devoir réfléchir à son positionnement sur le marché et à la plus-value qu’il peut apporter», confie Anne-Sophie Minaldo.
La protection du consommateur
Le troisième grand sujet à l’agenda des banquiers privés est celui de la protection de l’investisseur. La Commission européenne a présenté l’an dernier son Retail Investors Protection Package. Son objectif est de donner aux investisseurs retail les moyens de prendre des décisions d’investissement en adéquation avec leurs besoins et leurs préférences, tout en veillant à ce qu’ils soient traités équitablement et, surtout, dûment protégés. «En ce début d’année 2024, la pression réglementaire sur ce sujet était évaluée à 6,8 sur 10. À ce propos, il est important de noter que cet aspect de protection du consommateur s’imbrique à tous les niveaux, que l’on parle de finance classique, durable ou digitale. Mais il est clair aussi que plus le banquier privé va mettre en place des moyens de communication ou de gestion des actifs innovants, plus ces questions de protection de la donnée et de l’investisseur vont devenir centrales», partage Anne-Sophie Minaldo. À l’avenir, l’un des défis sera de s’assurer qu’une instruction, donnée au travers d’une plateforme dématérialisée, reste sûre, fiable, sous contrôle. «L’arrivée des robo-advisors, et maintenant de l’IA générative, est suivie de près par le régulateur. Son rôle est de s’assurer que l’intérêt commercial des acteurs de recourir à de telles technologies ne se fasse pas au détriment de l’intérêt ultime de l’investisseur.»
L’arrivée des robo-advisors, et maintenant de l’IA générative, est suivie de près par le régulateur.
Pour terminer ce tour des grands sujets réglementaires qui occupent les banquiers privés luxembourgeois, impossible de ne pas s’arrêter un instant sur la lutte contre le blanchiment d’argent et le financement du terrorisme. Si tous les acteurs connaissent le sujet, la pression est aujourd’hui placée sur le know your transaction (KYT). «Il faut être bien conscient aujourd’hui qu’il est de la responsabilité du banquier privé ou du wealth manager, en première ligne, de suivre les transactions de ses clients. En la matière, il est demandé à la banque d’identifier la fraude avant que l’opération ne soit approuvée par le système», partage Anne-Sophie Minaldo. Des règles de base ont été édictées. Par exemple, une transaction doit générer une alerte si elle dépasse un montant donné ou si un nouveau pays apparaît soudainement dans l’écosystème du client. «Il est aussi important de souligner que, dans cette matière, le régulateur pousse pour que les acteurs mettent en place des solutions technologiques de détection de fraude, agissant de manière préventive, en ayant notamment recours à l’IA pour imaginer des analyses de plus en plus fines des transactions», ajoute-t-elle. Les cybercriminels ont souvent un coup d’avance et sont à l’affût de toutes les failles possibles. Ils utilisent l’intelligence artificielle pour tromper leurs victimes. En réponse, il est devenu indispensable d’utiliser les mêmes armes pour se défendre.
Toutes ces réglementations ont beaucoup d’implications au niveau des organisations, en ayant un impact sur les opérations quotidiennes jusqu’à la gouvernance de l’entreprise, en passant par sa capacité de mettre en œuvre la technologie. «Tous les sujets évoqués ont un impact fort sur la stratégie des banques et des assets managers. Pour exister demain, il faut se plonger très sérieusement dans le sujet de la finance durable. De la même manière, les acteurs vont devoir s’aventurer sur le terrain complexe des digital assets, sans quoi leurs clients iront chercher cette offre ailleurs. En Europe, d’où provient encore 80 % de la clientèle de banque privée au Luxembourg, le principal concurrent reste la Suisse. Pour une clientèle à l’empreinte internationale, l’Asie est historiquement connue pour son appétence au risque plus élevée, avec des règles de gouvernance moins exigeantes sur des produits plus risqués. Il revient donc au Luxembourg, et à l’Europe en général, à se positionner pour préserver sa compétitivité à l’échelle mondiale.» Une Europe qui veut, d’une part, accélérer les mouvements financiers, dynamiser le marché et placer l’investissement au service de l’économie réelle et qui, d’autre part, met une pression réglementaire de plus en plus forte sur les acteurs financiers, qui doivent mener leur barque entre ces deux courants contraires.
Quel positionnement stratégique pour la banque privée luxembourgeoise
L’offre de produits
Demain, comment l’offre de produits de la banque privée va-t-elle évoluer? «Sur ce point, il faut distinguer sans doute les banques qui ont la capacité de développer des produits d’investissement en interne, et d’autres qui ont une architecture plus ouverte et s’appuient sur des prestataires externes», explique Anne-Sophie Minaldo. «Mais, en règle générale, toutes sont confrontées aux mêmes enjeux, qui sont de trouver les bons produits, de répondre aux préférences de leurs clients, de s’inscrire dans une démarche RSE, de s’appuyer sur des outils digitaux pour simplifier les process dans un univers réglementaire toujours plus complexe.»
L’avenir des banques
Quel avenir pour les banques qui n’ont pas la taille critique pour répondre à l’ensemble de ces défis? «Il est effectivement important, pour certaines banques privées, de réfléchir à leur positionnement futur, poursuit la head of regulatory services de KPMG. Pour certaines grandes institutions, cela peut faire du sens de rester actives sur tous les terrains. Pour les acteurs de plus petite taille, des choix devront être faits. Soit ils investissent massivement sur les sujets où ils sont déjà très performants afin de devenir les meilleurs, soit ils souhaitent se diversifier et explorer de nouveaux horizons. Dans ce cas, il faut être prêt à assumer les coûts associés.»
Le défi du paiement instantané
Le paiement instantané fait partie des sujets stratégiques liés au développement de leur offre sur lesquels les banques luxembourgeoises doivent se positionner. «Lorsqu’on observe le marché, la plupart des banques privées luxembourgeoises sont membres de la zone Sepa, alors que le paiement n’est pas leur cœur de métier. Le paiement instantané, qui devient la norme, introduit de nouvelles exigences, ajoute l’experte. Il faut pouvoir contrôler de façon immédiate le donneur d’ordre, le receveur, le but de la transaction… Cette faculté implique de nouveaux développements en matière d’automatisation et des coûts.»
Cet article a été rédigé pour le supplément de l’édition de parue le 24 avril. Le contenu du magazine est produit en exclusivité pour le magazine. Il est publié sur le site pour contribuer aux archives complètes de Paperjam.
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