Emilie Serrurier-Hoël, à gauche, et Sandrine De Vuyst, à droite. (Photo: Romain Gamba/Maison Moderne)

Emilie Serrurier-Hoël, à gauche, et Sandrine De Vuyst, à droite. (Photo: Romain Gamba/Maison Moderne)

Emilie Serrurier-Hoël et Sandrine De Vuyst, vice-présidentes du Private Banking Group Luxembourg de l’ABBL, évoquent les enjeux du secteur, dans un contexte marqué par une hausse constante des coûts.

Nous sortons d’une année difficile, marquée par des crises majeures. Les conséquences économiques de la guerre en Ukraine auront-elles un impact durable sur le secteur de la banque privée?

(E. S.-H.). – «Au Luxembourg comme ailleurs, la crise économique consécutive à la guerre a eu un réel impact sur le marché, les actifs, et donc également la banque privée. Les conséquences pour les portefeuilles des clients ont ­toutefois varié en fonction de différents paramètres, notamment de leur appétence au risque. Les clients à la stratégie plus défensive ont ainsi peut-être souffert plus que d’autres, dans la mesure où le marché obligataire dans lequel ces clients étaient historiquement plus investis a également souffert en 2022 à cause de la hausse des taux d’intérêt, et ce de manière assez inédite. Sur l’ensemble des actifs-clés du marché, au niveau mondial, on peut chiffrer les pertes à hauteur de 8 à 10%.

Comment la banque privée s’adapte-t-elle à cette situation? Comment conseiller correctement les clients dans ce contexte?

(S. D. V.). – «Le rôle du banquier privé, dans les moments de crise comme en période plus calme, est d’éduquer le client et de faire preuve de pédagogie à son égard. Si certains d’entre eux sont très bien entourés pour tout ce qui concerne la gestion financière de leurs avoirs, ce n’est pas une généralité. Certains clients ont vraiment besoin qu’on leur explique ce qui se passe et ce qui peut être fait pour limiter la casse.

Une banque sur cinq n’est pas profitable.
Emilie Serrurier-Hoël

Emilie Serrurier-Hoëlvice-présidenteABBL

E. S.-H. «Les clients ont notamment montré un intérêt pour des produits de niche, qui peuvent servir de barrage contre l’inflation, comme des opportunités d’investissement dans l’infrastructure, ou des produits à capital garanti pour envisager les rendements futurs avec un peu plus de sérénité. Ceci étant dit, il s’agit d’actifs qui ne sont pas forcément accessibles à tout le monde non plus. Chaque situation est unique et demande une réponse personnalisée.

Au-delà de cette crise, la banque privée, comme l’ensemble du secteur financier, est également confrontée à des évolutions réglementaires incessantes depuis plusieurs années. Quels sont les défis liés à cette réalité?

S. D. V. «Le réglementaire reste au cœur de nos préoccupations. Actuellement, l’agenda est surtout occupé par les réglementations de type ESG, comme SFDR et la dernière évolution de Mifid. Celles-ci requièrent la mise en place de nombreuses nouvelles procédures; nous devons donc y consacrer un temps considérable et cela fait évidemment grimper les coûts liés à la compliance.

E. S.-H. «Ces réglementations sont certes vertueuses, mais leur complexité peut finir par causer l’effet contraire de ce qui était recherché. En effet, alors que leur but premier est de protéger le consommateur, les réglementations finissent par rendre certains documents et certaines procédures difficilement lisibles et compréhensibles, même pour les professionnels. L’interprétation des réglementations prend en outre une importance considérable, et le rôle de l’ABBL, dans ce contexte, est de définir une ligne claire pour l’ensemble des acteurs de l’industrie afin de les aider à savoir ce qu’ils peuvent faire ou non, de leur recommander les bonnes pratiques.

En raison de la pression induite par les coûts de la compliance, les mouvements de consolidation auxquels nous assistons depuis plusieurs années au Luxembourg risquent-ils de se poursuivre?

E. S.-H. «Même si l’évolution des actifs sous gestion dans les banques privées luxembourgeoises est en hausse constante depuis la crise financière de 2008 (599 milliards d’euros en 2021 contre 225 milliards d’euros en 2008), le nombre d’acteurs a beaucoup diminué. Et, selon les dernières statistiques de l’ABBL, une banque sur cinq n’est pas profitable.

La consolidation va se poursuivre, ou prendre d’autres formes, comme une limitation des embauches. Il faut ajouter aux coûts de la compliance la pression qui pèse sur les marges, les clients étant de plus en plus attentifs à ce qu’ils paient pour les services d’une banque privée.

Nombre de banques privées au Luxembourg, trier par taille des actifs sous gestion.  (Graphique: Maison Moderne. Source: Clarity on performance of Luxembourg private banks – ABBL-KPMG 2022)

Nombre de banques privées au Luxembourg, trier par taille des actifs sous gestion.  (Graphique: Maison Moderne. Source: Clarity on performance of Luxembourg private banks – ABBL-KPMG 2022)

S. D. V. «La tendance à la consolidation n’est toutefois pas aussi rapide que prévu, et elle dépend d’un certain nombre de paramètres, dont le type de business dans lequel chaque structure est active. En 2021, selon l’étude menée conjointement par l’ABBL et KPMG (Private Banking Report), ce sont six banques privées qui ont été acquises, qui ont fusionné ou ont été liquidées. Alors que Luxembourg comptait encore 66 banques privées en 2015, on n’en compte désormais plus que 48.

Les choix stratégiques effectués peuvent avoir un impact sur ce phénomène, tout comme la taille de chaque société: une certaine masse critique est indispensable pour faire face à ces coûts, à moins que le business model soit très simple, concentré sur un certain type d’investissement ou de marché. On voit toutefois que c’est le développement de la réglementation qui est majoritairement responsable de ce phénomène de consolidation, car il touche aussi les autres sociétés soumises à la réglementation, comme les ManCo ou les external asset managers, par exemple. 

La digitalisation est aussi un enjeu-clé pour les acteurs du secteur financier. À ce niveau, la banque privée semble parfois avoir eu un temps de retard. Qu’en est-il aujourd’hui?

E. S.-H. «Tout le secteur va vers une digitalisation accrue, que ce soit au niveau de ce que l’on voit – la relation avec le client – ou de ce que l’on ne voit pas – le back-­office. Par contre, il est clair que la demande de notre clientèle pour des solutions digitales, bien que réelle, reste toutefois moins élevée que celle qui s’exprime au niveau des banques de détail, où à peu près tout peut se faire désormais en ligne. Cela se traduit de façon très simple: les clients de la banque privée accordent encore une importance prépondérante à la relation humaine, aux interactions avec leur banquier.

On voit toutefois se développer l’utilisation d’outils d’aide à la décision ou de solutions permettant de faciliter certaines procédures simples (signature électronique, échanges sécurisés de documents…). Au-delà des évolutions au niveau de l’interaction avec le client, il est également essentiel d’automatiser une série de tâches au niveau du middle-office et du back-office, afin de gagner en compétitivité.

Le Luxembourg apporte une réelle plus-value au niveau de l’expertise pour appréhender les problématiques transfrontalières.
Sandrine De Vuyst

Sandrine De Vuystvice-présidenteABBL

N’y a-t-il pas un risque de voir certains pure players, qui proposent d’investir facilement en ligne, capter une partie de la clientèle des banques privées? La banque privée doit-elle également permettre d’investir dans des actifs plus controversés mais proposés par ces plateformes, comme les cryptomonnaies?

S. D. V. «À ce stade, nous ne considérons pas ces plateformes de placement en ligne comme de véritables concurrents. Certains autres développements digitaux qui existent depuis longtemps et étaient considérés comme l’avenir de nos métiers – je pense par exemple aux robo-advisors – n’ont pas toujours eu le succès espéré. Beaucoup de ces acteurs ont d’ailleurs aujourd’hui disparu. Il y a certainement des choses intéressantes à intégrer, mais il ne faut pas aller, dès à présent, vers le tout-digital. Les clients de la banque ­privée valorisent toujours les relations humaines plutôt que le digital.

E. S.-H. «Quant aux cryptomonnaies, je pense qu’il est indispensable d’attendre une réglementation sur le sujet, afin de donner plus de garanties à nos clients. L’arrivée prochaine de réglementations européennes comme celle des Markets in Crypto-Assets (Mica) devrait permettre de mieux sécuriser les investissements dans ces actifs. Par ailleurs, la mise au point d’une cryptomonnaie européenne régulée devrait aussi rendre plus attractif l’investissement dans les cryptos.

Au-delà de la concurrence des acteurs digitaux, quels sont aujourd’hui les principaux pays concurrents du Luxembourg en matière de banque privée? Comment le pays se distingue-t-il encore vis-à-vis de ces places?

E. S.-H. «Les concurrents les plus sérieux du Luxembourg en matière de banque privée restent la Suisse, pour tout ce qui concerne l’asset management, et, dans une moindre mesure, le Royaume-Uni. Le Luxembourg a toutefois ses spécificités qui font du pays un incontournable, particulièrement pour les clients européens. Selon l’étude annuelle ABBL/KPMG 2021, 86% de l’ensemble des actifs sous gestion dans des banques privées européennes sont issus d’Europe. Malgré leurs atouts, la Suisse et le Royaume-Uni ne font en effet pas partie de l’Union européenne et ne peuvent donc pas accéder à ce marché via le régime de la libre prestation de services.

Composition des portefeuilles des clients, par type d’actifs (tous types de services confondus). (Graphique: Maison Moderne. Source: Clarity on performance of Luxembourg private banks – ABBL-KPMG 2022)

Composition des portefeuilles des clients, par type d’actifs (tous types de services confondus). (Graphique: Maison Moderne. Source: Clarity on performance of Luxembourg private banks – ABBL-KPMG 2022)

S. D. V. «Là où le Luxembourg apporte une réelle plus-value, c’est au niveau de l’expertise pour appréhender les problématiques transfrontalières. Nous concentrons, dans le pays, un écosystème très riche pour aborder ces questions souvent très complexes. Et puis, il faut rappeler l’image très positive dont bénéficie le pays à l’étranger, avec sa stabilité politique, son triple A… Pour les personnes fortunées extérieures au pays, le Luxembourg reste dès lors un endroit idéal pour diversifier ses placements en toute sécurité.

Quels défis devront être relevés dans les prochaines années pour faire en sorte que le pays reste compétitif par rapport à ses concurrents?

S. D. V. «Notre principal souci, actuel et à venir, est de continuer à attirer des talents. Comme l’indique l’enquête annuelle ABBL/KPMG, 60% des participants affirment désormais rencontrer des difficultés de recrutement, alors qu’ils n’étaient que 45% en 2017. Nous sommes aujourd’hui confrontés à une réelle pénurie – ne serait-ce qu’en ce qui concerne les banquiers privés et les fonctions compliance – qui, sur le long terme, peut représenter un vrai danger pour l’industrie de la banque privée au Luxembourg.

Plusieurs leviers doivent être utilisés pour parvenir à régler ce problème: la rémunération, la formation, la mobilité, le logement… Ce dernier point est particulièrement critique et nous ne manquons jamais une occasion d’en discuter avec d’autres structures, comme la Chambre de commerce, l’Alfi, l’UEL, etc. En cette année électorale, il y a urgence à mettre ce sujet à l’agenda et à prendre rapidement des mesures concrètes.»

Offre de services d’investissement, en pourcentage des actifs sous gestion.  (Graphique: Maison Moderne. Source: Clarity on performance of Luxembourg private banks – ABBL-KPMG 2022)

Offre de services d’investissement, en pourcentage des actifs sous gestion.  (Graphique: Maison Moderne. Source: Clarity on performance of Luxembourg private banks – ABBL-KPMG 2022)

E. S.-H. «C’est en effet un sujet d’inquiétude. Il y a quelques années, on pouvait encore convaincre des Parisiens de rejoindre Luxembourg en leur offrant un salaire supérieur, en leur garantissant un quotidien plus agréable, en famille. Aujourd’hui, ces arguments sont moins valables, notamment en raison des difficultés à se loger dans le pays. Soit ils devront consacrer une grande partie de leur salaire au logement, soit ils seront contraints de résider en dehors du pays et devront dès lors passer beaucoup de temps sur la route chaque jour, tout en étant pénalisés par les contraintes limitant le recours au télétravail. 

C’est un autre aspect qui fait qu’il est difficile d’attirer des travailleurs étrangers dans le monde post-Covid: un Français qui habite Bordeaux pourra travailler à distance pour une banque parisienne, en s’y rendant physiquement seulement une fois par semaine, en train. Il devient difficile pour nous de rivaliser avec de telles propositions.»

Cette interview a été rédigée pour le supplément  de l’édition de  parue le 29 mars 2023. Le contenu du magazine est produit en exclusivité pour le magazine. Il est publié sur le site pour contribuer aux archives complètes de Paperjam.

.

Votre entreprise est membre du Paperjam + Delano Business Club? Vous pouvez demander un abonnement à votre nom. Dites-le-nous via