À nos lecteurs: nous avons décidé de republier cette série de trois articles sur le private equity, un sujet qui demeure d’une actualité brûlante au Luxembourg.
Pendant l’âge d’or du private equity (PE), entre 2016 et 2022, la Place s’était habituée à des taux de croissance à deux chiffres. Avec le , «nous revenons à une croissance plus réaliste», estime le CEO de la Luxembourg Private Equity & Venture Capital Association (LPEA), .
Si l’écosystème espère retrouver progressivement la dynamique passée, son porte-parole voit aussi des bénéfices dans la situation actuelle: «Cela nous permet de nous concentrer sur d’autres aspects essentiels de notre activité (opérations, digitalisation, relation avec les investisseurs et renforcement des équipes), au lieu de devoir courir en permanence pour relancer le prochain fonds.»
Malgré le climat économique, les fonds d’investissement alternatifs (en général) et les fonds de PE (en particulier) ont progressé en 2023 en termes de valeur. Tout va très bien, Madame la Marquise?
Stéphane Pesch. – «Il faut évidemment rester réaliste, mais oui, malgré les vents contraires, le marché luxembourgeois montre une forte vitalité. Les fonds alternatifs ont franchi la barre des 2.000 milliards d’euros, ce qui constitue un résultat important. Nous sommes convaincus que, dans quelques années, l’alternatif représentera plus de la moitié de la valeur des actifs des fonds luxembourgeois.
Avec les marchés privés comme moteurs de cette croissance?
«C’est un fait que le PE continue d’être la stratégie dominante parmi les fonds alternatifs au Luxembourg. Si on prend une définition large du PE, incluant notamment les fonds d’infrastructure, les fonds de fonds, le capital-risque, les fonds secondaires, la dette privée et les actifs en difficulté («distressed»), nous nous approchons de deux tiers des fonds alternatifs. Plus nous collaborons efficacement au sein de l’écosystème, plus nous pourrons accélérer cet équilibrage. L’enjeu n’étant évidemment pas de gagner une médaille: dans l’idéal, toutes les catégories grandissent à la même vitesse.
Comment se traduit concrètement le ralentissement du PE au Luxembourg?
«Les conséquences sont relativement limitées. Elles n’ont rien à voir avec celles, beaucoup plus massives, observées dans le monde des fonds liquides après la crise de 2008, où nous avons assisté à des corrections sévères, des actifs dévalorisés voire invendables et des fermetures de fonds. Actuellement, même si nous ressentons un ralentissement, celui-ci impacte principalement le rythme de levée et de création de nouveaux fonds, le volume des transactions ainsi que les revenus indirects générés par ces activités. Mais tous les fonds existants continuent de générer des revenus.
Ce ralentissement frappe les gestionnaires alors qu’ils doivent également investir dans les talents, la technologie…
«Effectivement. Il faut continuer à progresser, faute de quoi nous risquons de prendre du retard. Si nous ne sommes pas prêts lorsque le marché redémarrera, nous ne serons pas en position de force pour tirer pleinement parti des nouvelles opportunités.
Comment la LPEA aborde-t-elle ce ralentissement?
«Dans de telles périodes, certaines dépenses comme le marketing ou les voyages d’affaires sont souvent réduites, ce qui est un peu dommage. À la LPEA, nous avons choisi au contraire d’intensifier nos efforts, notamment en multipliant les roadshows pour promouvoir le Luxembourg de manière plus active. Nous nous sommes dit: la période est moins faste, donc il faut y aller plus fort et être encore plus visible.
La consolidation est surtout une tendance chez les prestataires de services.
Que sait-on du nombre de fonds actifs au Luxembourg?
«Leur nombre continue d’augmenter, bien que plus lentement qu’auparavant. Nous n’avons pas de chiffre global exact à l’instant T, mais les rapports mensuels des fournisseurs d’informations financières indiquent régulièrement des lancements de nouveaux fonds. D’autre part, il existe une corrélation entre les actifs sous gestion et le nombre de structures.
Peut-on parler de consolidation dans le PE au Luxembourg?
«La consolidation est surtout une tendance, depuis plusieurs années, chez les prestataires de services. Souvent, cette consolidation est positive, avec de grands prestataires qui acquièrent des plus petits pour élargir leur offre et améliorer leur qualité de service voire conquérir de nouveaux marchés. Parmi les exemples notables, nous avons IQ-EQ, Alter Domus et Apex, qui se sont renforcés grâce à ces acquisitions.
Chez les gestionnaires, la consolidation est moins fréquente, mais nous avons vu des cas où un gestionnaire sans expertise historique en PE en acquiert un autre pour se renforcer rapidement dans ce domaine. Ce qu’on ne voit guère au Luxembourg, mais qu’on essaie de thématiser, ce sont les ‘GP stakes’, où un gestionnaire investit dans un autre dans une optique de coopération à long terme et de développement.
Quelles sont les perspectives du PE au Luxembourg?
«Elles sont positives: la croissance se poursuit malgré le ralentissement, et l’engouement reste très fort. Nous ne pouvons qu’être optimistes.
Comment maintenir cette dynamique?
«La clé est de travailler sur notre compétitivité. Nous sommes encouragés par l’énergie et la volonté de changement du nouveau gouvernement, qui souhaite apporter des améliorations positives. Il y a également, et c’est essentiel, une excellente coopération entre les associations financières et l’autorité de contrôle pour aligner nos objectifs et rester compétitifs.
Ce n’est pas seulement le nombre de personnes qui compte, c’est ce qu’elles font.
Qu’en est-il de l’attraction et de la rétention des talents?
«Il s’agit d’un sujet récurrent et crucial. Si nous voulons continuer à évoluer au Luxembourg, nous devons non seulement maintenir notre réputation en tant que back et middle office, mais aussi attirer des gestionnaires et des ‘fundraisers’ – soit des spécialistes qui collectent des fonds auprès des investisseurs. Nous devons discuter de l’ouverture de ces rôles à Luxembourg. Même si ce ne sera pas adapté à tous les grands groupes, surtout ceux qui réalisent la plupart des transactions dans d’autres pays à travers le monde, augmenter le nombre de fonctions liées à la gestion et à la collecte de fonds est à notre portée et enrichira notre écosystème financier.
Comment le Luxembourg peut-il évoluer vers un centre de compétences complet en PE, couvrant tous les aspects de l’industrie de A à Z?
«Nous devons élever le niveau de notre offre éducative et de formation pour inclure non seulement la gestion, mais aussi des compétences en valorisation, gestion des risques, négociation et autres domaines essentiels du PE. C’est pourquoi nous avons créé notre propre académie digitale et collaborons avec des institutions telles que la House of Training et HEC Liège pour développer des programmes adaptés.
J’insiste: ce n’est pas seulement le nombre de personnes qui compte, c’est ce qu’elles font au Luxembourg. Nous avons ainsi créé un événement privé, appelé Investment Circle et dédié aux gestionnaires de fonds, afin qu’ils puissent présenter leurs derniers produits aux investisseurs luxembourgeois. Pour attirer de nouveaux gestionnaires, c’est essentiel qu’ils ne voient pas seulement le Luxembourg comme un lieu de création de fonds, mais aussi comme un hub où ils peuvent développer une relation avec de nouveaux investisseurs.
Dans le contexte du PE au Luxembourg, quelle place prend la technologie aujourd’hui?
«L’automatisation est essentielle pour optimiser notre écosystème. D’autres questions restent ouvertes, comme la tokénisation, un concept intéressant mais dont l’application concrète a mis un certain temps. L’IA est un sujet que nous suivons de près. Nous allons créer un club dédié au sein de la LPEA pour explorer ses applications pratiques, particulièrement dans les processus pré-deal comme la due diligence et l’analyse des dossiers. Certains acteurs utilisent déjà des outils d’assistance informatique pour la gestion des risques et des scénarios de stress.
Les décisions d’investissement ne dépendent pas des seules entités locales.
Concernant la prise de décision dans le PE au Luxembourg, comment répondez-vous aux critiques selon lesquelles les grandes entités mondiales présentes ici n’ont pas de réelles structures de décision locales?
«Personnellement, je ne suis pas d’accord avec ce genre de critiques passéistes. Il est important de définir d’abord ce que veut dire ‘réelle structure de décision locale’. Si nous parlons ici uniquement de pure gestion de portefeuille, de sélection de sociétés cibles, de négociation et d’acquisition, il est tout à fait vrai que ces tâches, dans une grande majorité des cas, se font dans des équipes du groupe qui ne sont pas forcément au Luxembourg (quartier général ou pays de l’investissement par exemple). Cela dit, la liste des entités qui délivrent ces services localement continue à s’étoffer année après année.
Alors en quoi ces critiques sont-elles «passéistes»?
«Elles le sont sous l’angle d’une augmentation de tâches de plus en plus proches voire au cœur des structures de fonds, de la société de gestion ou des investissements. Ces dernières années ont vu une nette augmentation de nouveaux profils spécialisés au Luxembourg dans des domaines variés comme la valorisation, la gestion des risques, la conformité et même la gestion des relations avec les investisseurs, la collecte de fonds, sans oublier de nos jours un vif intérêt pour la partie transactionnelle (M&A) et les financements.
Rome et Luxembourg ne se sont pas faites en un jour, mais nous travaillons sans relâche avec la communauté et d’autres partenaires afin de rendre le pays encore plus attrayant pour ce genre de profils dans un futur proche.
Pourquoi semble-t-il y avoir si peu d’investissements des fonds de PE dans les entreprises luxembourgeoises?
«Cette question revient souvent. Premièrement, les décisions d’investissement ne dépendent malheureusement pas de nous et des seules entités locales. Deuxièmement, la question de la présence de cibles adéquates en nombre suffisant, comme des start-up et PME, est et reste centrale. Les investisseurs ne vont pas modifier leur stratégie globale simplement pour convenir au marché local, à moins qu’il n’y ait un mandat spécifique comme celui du Digital Tech Fund. Dans ce cas, le gouvernement luxembourgeois, avec d’autres actionnaires, a explicitement mandaté un de nos gestionnaires pour investir dans des start-up locales et faciliter leur croissance et expansion.
Ajoutons que nous avons quand même pu observer des grandes transactions dans des sociétés luxembourgeoises – j’ai cité IQ-EQ et Alter Domus – sans oublier d’autres gérants qui n’ont pas hésité à investir dans des sociétés locales de production artisanale. Il est dès lors important de bien connecter le monde des PME et du PE afin d’augmenter le potentiel d’interactions et d’opportunités.»
Cet article a été publié initialement le 10 septembre 2024.