L’attractivité du marché du travail pour les candidats du secteur financier reste clé pour l’avenir de la Place. Pourtant, à l’instar de bien d’autres, l’industrie financière fait face à de nombreux défis. Mais pour le Luxembourg, l’enjeu est encore plus important d’avoir un secteur financier compétitif, comme l’explique Gwladys Costant, co-présidente de la FR2S (Federation for Recruitment Search & Selection): «Nous avons besoin d’un secteur financier rentable pour assurer la compétitivité de notre pays à court et moyen terme ainsi qu’une pérennité dans plusieurs domaines. Malgré tout, cette compétitivité n’est pas acquise.»
Également co-présidente de la FR2S, Nathalie Delebois, observe qu’une situation particulière s’installe depuis quelques années sur le marché local du recrutement des profils financiers: «Nous avons un marché de l’emploi qui est extrêmement tendu et compliqué, où les talents sont rares. De ce fait, le “turnover” dans les entreprises est assez élevé.» Ce qui peut s’expliquer par un marché de l’emploi dynamique, un taux du chômage bas et de nombreuses offres d’emploi pour les profils financiers. «La prise de risque de changer de poste est quasiment inexistante. Pour certains métiers, les candidats sont simplement harcelés tous les jours», ajoute-t-elle, précisant que cela amène une majorité de candidats n’étant pourtant pas en recherche active d’emploi à finalement se laisser tenter et faire valoir leurs revendications. Un phénomène qu’elle observe régulièrement.
La prise de risque de changer de poste est quasiment inexistante. Pour certains métiers, les candidats sont simplement harcelés tous les jours.
De plus, le marché du recrutement luxembourgeois s’avère vaste, comptant une centaine de cabinets. Mais tous n’appliquent pas les mêmes standards déontologiques. «Ça crée des situations extrêmement compliquées pour les candidats. Il n’est pas rare que le CV d’un candidat se retrouve chez son propre employeur», illustre . Pareille pratique par des cabinets ne porte pas seulement préjudice aux candidats, mais aussi à l’ensemble de la profession. C’est pourquoi la FR2S a défini une charte éthique pour ses membres, contenant, par exemple, l’obligation de disposer d’un bureau au Luxembourg et d’interviewer les candidats. À ce titre, la co-présidente de FR2S note une concurrence accrue de la part de cabinets anglo-saxons travaillant pour le compte d’institutions financières installées au Luxembourg. «De nombreux cabinets anglo-saxons font du tort au marché luxembourgeois parce qu’ils ont une approche purement transactionnelle dans la réalisation de leurs missions, utilisant un CV comme n’importe quel autre produit de consommation.»
Les effets sur les candidats
Se retrouvant fortement sollicités, des candidats tombent alors dans une «surconsommation d’opportunités», déplore Gwladys Costant, qui constate d’ailleurs que «certains candidats donnent l’impression de faire du shopping alors qu’il s’agit de leur carrière». Cela génère parfois des habitudes «discutables», souligne, quant à elle, Nathalie Delebois. «Très courtisés, ils se sentent parfois comme des divas. Certains candidats doivent démarrer un nouveau contrat et changent d’avis la veille, d’autres pratiquent le “ghosting” en ne donnant plus signe de vie. Les prétentions salariales sont en spirale. Les candidats ont désormais l’habitude de recevoir plusieurs offres en même temps.» Tant de comportements qui n’existaient pas dans un passé encore récent. Il arrive même que des candidats se retrouvent tellement sollicités qu’ils en arrivent à supprimer leurs profils sur les réseaux sociaux ou à bloquer les emails en provenance de recruteurs.
Au quotidien, il y a des missions que nous n’arrivons pas à remplir, soit parce que nous manquons de candidats soit parce que la fonction ne correspond pas aux attentes du marché.
La difficulté du métier des recruteurs du secteur financier est également due à la pénurie de talents. «Il y a un volume d’opportunités sur le marché qui est supérieur au volume de candidats.» Il arrive donc que les recruteurs doivent refuser des missions alors que pour proposer un candidat à un client, il leur faut une réserve d’une centaine de profils identifiés. «Au quotidien, il y a des missions que nous n’arrivons pas à remplir, soit parce que nous manquons de candidats soit parce que la fonction ne correspond pas aux attentes du marché», regrette Gwladys Costant. En effet, les institutions financières ont aussi leur rôle à jouer en veillant à ce que les fonctions qu’elles offrent soient attractives pour les candidats. «Les entreprises fonctionnent encore trop sous un modèle de segmentation des responsabilités. Cela ne correspond pas au besoin des candidats de comprendre l’entreprise dans laquelle ils peuvent avoir un rôle et un impact.» La réponse des employeurs aux difficultés de recrutement est donc parfois financière. «C’est problématique dans la mesure où l’on va surpayer des fonctions avec une valeur ajoutée discutable.» Par conséquent, le coût du travail sur la Place est parfois potentiellement plus élevé qu’ailleurs.
La pénurie des talents provient aussi de la manière de recruter des institutions financières, étant basées sur l’exigence d’expériences professionnelles passées similaires. Même si quelque peu dépassé, le recrutement uniquement selon des critères de compétences techniques reste bel et bien privilégié sur la Place. De la sorte, les entreprises estiment obtenir plus rapidement une valeur ajoutée des candidats, n’ayant alors pas besoin de les former. Cependant, recruter davantage sur base de la capacité d’adaptation et d’apprentissage des candidats semble nettement plus judicieux aux yeux de Gwladys Costant, «d’autant plus qu’énormément de compétences techniques vont devenir obsolètes dans les 24 mois».
La bataille des talents est européenne
Les pénuries de talents dans le secteur financier luxembourgeois touchent essentiellement les métiers qui incluent des aspects réglementaires, juridiques, de contrôle ou de conformité. Pourtant, ces métiers sont amenés à évoluer rapidement, nécessitant des compétences de gestion de projet, d’analyse et de transformation de processus. Autant de «soft skills» difficiles à dénicher chez les candidats, peut-être moins exploitables au début d’une prise de poste, mais qui génèrent une valeur ajoutée à long terme pour les employeurs qui investissent dans leur formation.
Nous risquons de perdre la bataille des talents contre les pays frontaliers.
Au-delà des complexités propres au marché local, les deux années de crise sanitaire ont été marquées par l’usage intensif du télétravail dans le secteur financier. Mais «les limites du télétravail pour les travailleurs frontaliers depuis le 1er juillet constituent un point majeur que les politiques vont devoir résoudre en définissant un cadre fiscal et de sécurité sociale adapté», estime Nathalie Delebois. «C’est ce qui va être déterminant dans les mois à venir parce que nous risquons de perdre la bataille des talents contre les pays frontaliers.» En effet, des places financières comme Paris et Francfort commencent à devenir de plus en plus attrayantes pour les candidats frontaliers. Par exemple, «des candidats qui sont basés à Metz ou à Thionville sont de plus en plus motivés pour aller travailler à Paris. Ils mettent à peine plus de temps pour se rendre à Paris qu’à Luxembourg et peuvent faire du télétravail sans limite de temps», explique Nathalie Delebois. C’est sans compter que les gestionnaires d’actifs basés à Paris offrent davantage de postes dans le «front office», au plus proches des investisseurs, alors que le Luxembourg reste spécialisé dans «le back office». Le bruit court même parmi les recruteurs luxembourgeois qu’il est fiscalement moins intéressant pour certains candidats français de venir travailler au Luxembourg.
Comment faire pour faciliter l’intégration de tous les jeunes qui viennent de l’étranger, avec des coûts de logement extrêmement élevés et une intégration pas toujours facile en raison d’une communauté de jeune encore faible?
Les pénuries de talents n’épargnent plus aucune place financière européenne. Dès lors, la guerre des talents n’est plus tant au niveau du Luxembourg et de ses pays voisins, mais bien au niveau du continent. «Nous ne sommes pas les seuls à nous remettre en question sur les moyens pour attirer les bons profils», admet Gwladys Costant. Les recruteurs étrangers viennent donc chasser sur le marché local. «C’est de bonne guerre», note la co-présidente de la FR2S, mais encore faut-il parvenir à garder les talents dans le pays. Ce qui l’amène à s’interroger: «Comment faire pour faciliter l’intégration de tous les jeunes qui viennent de l’étranger, avec des coûts de logement extrêmement élevés et une intégration pas toujours facile en raison d’une communauté de jeune encore faible?» Surtout que «quand nous trouvons des candidats pour des clients au Luxembourg, ce sont des candidats déjà présents dans le pays. Dire que nous attirons de nouveaux candidats en masse de l’étranger, n’est plus vrai», précise Nathalie Delebois.
Autant d’enjeux pour lesquels les membres de la FR2S aimeraient avoir l’écoute du monde politique et des dirigeants d’entreprises du pays.
Cet article est issu de la newsletter Paperjam + Delano Finance, le rendez-vous hebdomadaire pour suivre l’actualité financière au Luxembourg.