Il arrive que Wikipédia soit instrumentalisé à des fins d’influence de l’opinion publique en matière commerciale ou juridique. En revanche, n’est-il pas surprenant que le champ de la théorie économique en fasse les frais? La chose est pourtant bien réelle. Le 29 juillet dernier, Wikipédia a pris la décision de bloquer toute modification sur sa page qui traite de la récession, suite à un phénomène de «guerre de l’édition». De manière frénétique, une série de contributeurs n’ont eu de cesse d’enregistrer et annuler des modifications quant à la définition de la récession.
Cette tentative d’influer sur le débat économique s’inscrit dans la foulée du refus de Joe Biden de qualifier l’économie américaine comme en état de récession. Dans une déclaration devant un groupe de chefs d’entreprise réunis à la Maison-Blanche, le 28 juillet, le président américain a déclaré: «Il va y avoir beaucoup de discussions aujourd’hui à Wall Street et parmi les experts pour savoir si nous sommes en récession. (…) Mais si vous regardez notre marché du travail, les dépenses de consommation et l’investissement des entreprises, nous voyons également des signes de progrès économique au deuxième trimestre.»
Plus tôt dans la journée, la secrétaire d’État au Trésor, Janet Yellen, s’adressait à des journalistes, appelant à «éviter une bataille sémantique» pour déterminer si l’économie du pays se trouve en récession.
Lire aussi
Deux trimestres, ce n’est pas significatif
Alors que la croissance du PIB américain enregistrait ce jour-là des valeurs négatives aux premier et deuxième trimestres de l’année, respectivement de -1,6% et -0,9%, les médias et commentateurs ont rapidement conclu que la récession touchait les États-Unis. Et ils n’ont pas tort, du point de vue de la notion de récession technique. «En général, dans la presse, avec deux trimestres de croissance négative du PIB, on parle de récession», observe Peter Vanden Houte, chief economist pour la Belgique et le Luxembourg chez ING, contacté par Paperjam. Quant à eux, «les économistes ont plutôt tendance à appeler cela une récession technique», explique-t-il, ajoutant: «Ça ne correspond pas nécessairement à une vraie récession.»
En général, dans la presse, avec deux trimestres de croissance négative du PIB, on parle de récession. Les économistes ont plutôt tendance à appeler cela une récession technique. Ça ne correspond pas nécessairement à une vraie récession.
Avec la récession technique, la grille de lecture reste limitée. «La croissance américaine a été négative au cours des deux derniers trimestres, mais si vous comparez le deuxième trimestre 2022 avec le deuxième trimestre 2021, il y a par contre une croissance positive. (…) Dans ce cas, nous ne pouvons pas vraiment parler d’une récession», observe Peter Vanden Houte. Apportant davantage de finesse, cette manière de calculer détermine la récession comme une croissance négative en glissement annuel. Malgré tout, «très peu de pays utilisent cette définition».
Anticipant le débat, la Maison-Blanche publiait, le 21 juillet, un article sur son site web qui déclarait le National Bureau of Economic Research (NBER) comme «le marqueur officiel de la récession». L’article expliquait alors que le NBER définit une récession comme «une baisse significative de l’activité économique qui s’étend à l’ensemble de l’économie et qui dure plus de quelques mois». Pour ce faire, le NBER scrute les variations au niveau de six facteurs:
– le revenu réel des ménages moins leurs dépenses;
– la masse salariale non agricole;
– l’emploi;
– la production industrielle;
– les ventes réelles des produits manufacturés et du commerce;
– la consommation des ménages.

Depuis décembre 2021, les variables de la mesure d’une récession sont en hausse aux États-Unis. Ces variables vont au-delà de la simple mesure de variation du PIB. Bank of America
Depuis décembre 2021, force est de constater que ces six facteurs n’ont fait qu’augmenter, malgré une baisse du PIB au cours des deux derniers trimestres. Au regard d’une telle évolution de ces critères, il est difficile de décrire l’économie américaine comme étant en récession.
À la manœuvre, des organismes privés
Toutefois, l’annonce d’une récession peut être tardive. «Le NBER a l’habitude de prendre beaucoup de temps avant de déclarer une récession», indique Peter Vanden Houte. «Dans le passé, il est déjà arrivé que la récession touchait à sa fin ou était déjà terminée au moment où le NBER déterminait sa date de début.» En effet, le NBER ne peut diffuser ses conclusions qu’une fois toutes les données publiées et que la tendance se confirme.
Bien que mentionné par l’administration Biden comme l’organisation en charge de trancher en matière de récession, le NBER n’a pas le statut d’organe officiel. Sur son site web, le NBER se présente comme «une organisation privée et non partisane». Basée à Cambridge, au Massachusetts, l’organisation est soutenue «par des subventions d’organismes gouvernementaux et de fondations, des contributions d’entreprises et de particuliers, des revenus d’abonnements et des revenus de portefeuille».
Dans le passé, il est déjà arrivé que la récession touchait à sa fin ou était déjà terminée au moment où le NBER déterminait sa date de début.
De l’autre côté de l’Atlantique, c’est le Centre for Economic Policy Research (CEPR) qui est en charge de déterminer les périodes de récession pour la zone euro. À l’instar de son cousin américain, le CEPR est enregistré sous un statut privé et fonctionne sur «une base de financement diversifiée», selon son site web. «Les fonds sont collectés auprès du secteur privé, du secteur public et de fondations. (…) Ils comprennent des entreprises telles que des banques d’investissement, des sociétés de conseil, des gestionnaires d’actifs et des agences gouvernementales.» Alors que le secteur financier constitue les deux tiers des membres du CEPR, il compte également sur le soutien d’organes publics tels que la Banque centrale européenne (BCE), certaines banques centrales de l’Union européenne, la Banque mondiale et le Fonds monétaire international (FMI).
Fait intéressant, le CEPR qui chapeaute la mesure de la récession dans la zone euro est basé à Londres, soit dans un pays qui n’est pas un État membre de la zone monétaire.
Lire aussi
Seul, le PIB ne suffit pas
Bien qu’il analyse le volume du PIB, le CEPR ne s’arrête pas là, répondant à une certaine critique. «Si la demande reste forte, nous ne pouvons pas vraiment parler de récession, même si le PIB a subi une contraction temporaire», note Peter Vanden Houte. Et de poursuivre: «Le PIB peut parfois être négatif à cause de certains effets ponctuels, des événements particuliers qui font, par exemple, que les entreprises ont fourni leurs commandes à partir de leurs stocks.» De la sorte, le CEPR définit une récession comme une baisse significative d’activité économique au cours de deux trimestres consécutifs parmi cinq facteurs:
– le PIB;
– la consommation des ménages;
– les investissements des entreprises;
– l’emploi en nombre de travailleurs;
– l’emploi en nombre d’heures prestées.
Il est tout à fait possible que la récession ait commencé quatre ou cinq mois avant que le CEPR ne déclare une situation de récession.
Le CEPR réalise ses analyses de façon trimestrielle, sur base des données publiées par Eurostat. «Il y a un décalage entre la publication des données et l’annonce d’une récession», soulève le chief economist d’ING. «Il est tout à fait possible que la récession ait commencé quatre ou cinq mois avant que le CEPR ne déclare une situation de récession.»
Dans l’attente de la publication officielle de la phase du cycle économique – expansion ou récession –, les prévisionnistes tablent pour l’instant sur la récession comme scénario de base en Europe, induit d’enquêtes et d’indicateurs divers qui servent de signaux faibles à la tendance à court terme.