Pierre Hurt considère que le jugement du 13 mars crée une importante insécurité juridique pour les hommes politiques et pour la liberté d'expression. (Photo: Christophe Olinger / archives)

Pierre Hurt considère que le jugement du 13 mars crée une importante insécurité juridique pour les hommes politiques et pour la liberté d'expression. (Photo: Christophe Olinger / archives)

Maître Hurt, le jugement du 13 mars ayant condamné François Bausch, alors qu’il était encore membre de la commission d’enquête parlementaire sur les dysfonctionnements du Srel, a été publié ce lundi. Que vous inspire sa lecture?

«Ce jugement me paraît inacceptable alors qu’il omet, en réalité, de prendre position sur la question cruciale qui se posait en l’espèce. Dans une affaire d’un intérêt public de la plus haute importance dans un État de droit, la liberté d’expression peut-elle être limitée par le droit au respect de la réputation d’une personne qui, de surcroît, était un fonctionnaire d’État, membre des services de renseignement en pleine dérive?

Il ne faudrait, en effet, pas oublier que M. Bausch a critiqué cette personne pour l’exercice de ses fonctions et non pas au titre de sa vie privée, ce qu’a d’ailleurs reconnu le tribunal. À cette question fondamentale, le tribunal s’est borné à répondre que ‘François Bausch ne saurait justifier le non-respect de son obligation de discrétion légale et déontologique [en tant que membre de la commission d’enquête] en invoquant le droit à la liberté d’expression’.

Les juges luxembourgeois ont-ils péché dans leur raisonnement, en perdant de vue les prescriptions de la Cour européenne des droits de l’homme qui accorde une primauté quasi absolue à la liberté d’expression dans des affaires d’État, comme ce fut le cas du scandale du Srel?

«Le raisonnement du tribunal me paraît erroné au regard des critères posés par la Cour européenne des droits de l’Homme, qui a déjà eu l’occasion de juger à plusieurs reprises qu’il est ‘fondamental, dans une société démocratique, de défendre le libre jeu du débat politique. La Cour accorde la plus haute importance à la liberté d’expression dans le contexte du débat politique et considère qu’on ne saurait restreindre le discours politique sans raisons impérieuses’. La Cour ajoute que la liberté d’expression ‘ne laisse guère de place pour des restrictions à la liberté d’expression dans le domaine politique ou des questions d’intérêt général’. Cette analyse est, en principe, parfaitement partagée par la jurisprudence luxembourgeoise.

C’est ainsi que la Cour d’appel de Luxembourg a encore récemment jugé dans l’affaire Biermann que ‘la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme – très extensive à ce sujet et fort compréhensive pour la presse quand elle traite des questions politiques ou d’intérêt public, en privilégiant l’intérêt général du débat public aux autres intérêts privés en cause, […] –, met en exergue que la liberté d’exprimer des opinions constitue la pierre angulaire des principes de la démocratie et des droits de l’homme’. C’est dire que, dans notre droit, le débat politique, la liberté d’informer, de même d’ailleurs que le droit du public à recevoir des informations, doivent, sauf impérieuse exception, primer sur la réputation d’autrui.

Êtes-vous inquiet lorsque les juges disent que la transparence des travaux de la commission d’enquête était assurée à travers la publication du rapport rendu public en juillet 2013 et donc qu’avant, on ne pouvait pas en parler sur la place publique? N’est-ce pas dangereux pour la liberté de parole?

«Le jugement me paraît être un signal très dangereux pour les hommes politiques et pour la liberté d’expression en général. En ne tenant aucun compte du fait que les propos de M. Bausch sont intervenus dans un débat politique de la plus haute importance dans une société démocratique, le jugement pourrait laisser entendre que dès lors qu’un homme politique porte atteinte à l’honneur d’une personne (physique ou morale), il ne saurait se prévaloir de la liberté d’expression. Pourtant, il s’agit là de l’un des principes les mieux protégés par la Cour européenne des droits de l’homme – et donc par notre droit – en tant que ‘pierre angulaire de la démocratie’.

À tout le moins, ce jugement crée une importante insécurité juridique pour les hommes politiques, qui risquent de voir très facilement leur responsabilité civile engagée. Désormais, il faudra qu’ils réfléchissent plus d’une fois avant de critiquer qui que ce soit dans le débat politique. Une atteinte à l’honneur sera, en effet, vite arrivée. Pourtant, d’après ma compréhension, le débat démocratique est autre chose.»