Considérer l’entrepreneuriat sous l’angle anthropologique, c’est s’engager pour un voyage en terres souvent méconnues. À l’initiative de la Banque de Luxembourg, désireuse de mieux comprendre les mécanismes qui animent les entrepreneurs dans leur démarche et leur façon d’être, et avec le soutien de l’organisation philanthropique suisse Wise, l’anthropologue Abdu Gnaba et ses équipes de SocioLab, l'institut d'études internationales qu’il a fondé en 2008, se sont penchés sur les marqueurs identitaires de ces entrepreneurs.
Cela donne l’ouvrage «L’Explorateur et le Stratège: le voyage éternel des entrepreneurs familiaux», un essai réalisé au travers d’entretiens avec des entrepreneurs de tous niveaux et de tous secteurs venant de Belgique, Luxembourg, France et Suisse.
Monsieur Gnaba, peut-on parler d’une «race» à part quand on évoque les entrepreneurs?
«Je parlerai davantage de tribu. On ne naît pas entrepreneur, on le devient à partir du moment où l’appétit est aiguisé et qu’on se donne les moyens de développer quelque chose. Je placerai l’entrepreneur au même niveau de passion qu’un artiste ou un jardinier: il est animé par la volonté de créer, développer et transmettre. Et quand je dis transmettre, je ne parle pas forcément au sens filial, mais transmettre l’esprit.
Un entrepreneur, c’est celui qui comprend son environnement et le monde, et qui veut insuffler sa propre vision pour y laisser une trace spirituelle. Ce n’est pas un visionnaire au sens propre, c’est quelqu’un qui voit. Il s’intéresse tout autant au chemin qu’à son arrivée. D’ailleurs, généralement, quand on croise un entrepreneur qui a abouti, il est souvent déjà en train de passer à autre chose.
Où retrouve-t-on, dans ce contexte, le parallèle avec le jardinier?
«Le jardinier nous apprend que pour être un bon jardinier, il faut créer, entretenir et renouveler. Un entrepreneur est, à mes yeux, le symbole de ce que j’appellerai le ‘très vivant’. C’est quelqu’un qui s’adapte. De toute façon, le principe de la vie, c’est l’adaptation. Certains appellent ça de l’innovation. Non. L’innovation est un concept marketing qui incite à aller du vieux vers du neuf. Pour un anthropologue, la question n’est pas de savoir si c’est vieux ou si c’est neuf, mais si c’est le bon moment ou pas et si c’est la bonne chose ou pas.
Cette faculté d’adaptation constitue le premier marqueur identitaire de l’entrepreneur. Puis vient l’acceptation de la différence. Un entrepreneur ne réussit pas tout seul. C’est un homme de troupe. C’est un leader. Et un leader, c’est celui qui sait définir une direction, en donner une image pour fédérer autour de lui différentes forces. Pour mettre en application ses idées, il doit transmettre de l’enthousiasme à ceux qui l’entourent. Ça ne se fait pas en disant ‘il faut faire ça’, mais par une image. Car l’être humain est un être de représentation. S’il ne voit pas ce qu’on lui dit, il n’ira pas. Il doit se le représenter.
Et du coup, l’entrepreneur doit être aussi un narrateur, un conteur, un auteur. N’oublions pas que le mot ‘autorité’ vient du mot ‘auteur’. Si on ne sait pas se définir, dire ce qui se passe et raconter une histoire, alors on ne peut pas être entrepreneur. On ne reste rien d’autre qu’un artisan qui fait son travail dans son coin.
Déjà le grand jardinier André Lenôtre (le jardinier du roi Louis XIV de 1645 à 1700, ndlr) disait à ses apprentis que même en maîtrisant toutes les techniques et les connaissances de jardinage, ils ne resteraient qu’une graine de jardinier tant qu’ils n’auraient pas appris à raconter leur jardin.
Le récit, en tant que tel, n'est pas non plus ce qui fait un bon entrepreneur…
«Non. Tout cela ne suffit pas si ça ne passe pas l’étape du temps. Et c’est là que l’entrepreneur est particulier et rejoint l’artiste, dont l’œuvre dépasse le temps, ou le jardinier, dont le travail dépasse les saisons. L’entrepreneur, et encore plus l’entrepreneur familial, est celui qui veut vaincre le temps au-delà de sa propre existence dans sa pensée. Ce qu’il crée doit être pérenne. Il s’attèle à un rythme et c’est pour ça qu’il a toujours des idées. C’est aussi là que l’on considère la différence entre un entrepreneur familial, qui sait créer un lien social, d’un simple gestionnaire qui considère que l’argent fait de l’argent. L’enrichissement de soi à travers la réalisation d’une œuvre pérenne vaut beaucoup plus que l’enrichissement via des bénéfices.
Pour illustrer à l’extrême, je dirais qu’un entrepreneur, ce n’est pas un trader, dans le sens où il n’est pas à la recherche du bénéficie immédiat. On est davantage dans la construction d’une œuvre sur le long terme.»
Retrouvez l'intégralité de cette interview dans l'édition de mai de Paperjam1 à paraître début avril.