Frédéric Wersand: «La discrimination selon le format utilisé freine le développement d'une Europe numérique compétitive.» (Photo: PwC Luxembourg)

Frédéric Wersand: «La discrimination selon le format utilisé freine le développement d'une Europe numérique compétitive.» (Photo: PwC Luxembourg)

Monsieur Wersand, pouvez-vous nous rappeler brièvement le contexte? Pourquoi les bitcoins bénéficient-ils maintenant du même traitement que les monnaies traditionnelles alors que les livres électroniques n’ont pas eu droit au taux réduit de TVA?

«En lisant la décision du 22 octobre dernier, on est tenté de dire que si les opérations sur bitcoins sont exonérées de TVA, c’est en grande partie dû à la chance ou au hasard. Ou pour être plus précis, à des divergences dans les différentes versions linguistiques de la directive TVA.

Le contexte de l’affaire portait sur des opérations de change: est-ce que les services d’un opérateur qui échange des bitcoins contre des monnaies traditionnelles, et inversement, sont exonérés de TVA? La directive prévoit une exonération de taxe pour une série d’opérations bancaires et financières, y compris celles sur devises. La version française du texte de loi européen exonère les opérations sur les devises, les billets de banque et les monnaies qui sont des moyens de paiement légaux. Sur la seule base de cette version française, les opérations sur bitcoins n’auraient pas été exonérées, le bitcoin n’ayant pas cours légal. Cette condition se retrouve aussi par exemple dans la version allemande. En revanche, dans d’autres langues, la directive n’est pas aussi explicite. 

C’est ce qui a permis à l’avocat général et à la Cour de dire que, à cause de ces ambiguïtés et divergences linguistiques, il fallait interpréter l’exonération au regard de l’objectif qu’elle poursuit. Pour l’anecdote, l’avocat général et la Cour invoquent ensuite des objectifs différents (la diminution des coûts de change pour l’un, la difficulté de déterminer la base d’imposition pour l’autre), ce qui rend l’affaire encore un peu plus «originale». 

De chance, il n’en a malheureusement pas été question pour les e-books.

Les textes européens ne doivent-ils pas pourtant garantir l’équité fiscale? 

«En principe oui. Dans l’affaire des bitcoins, l’avocat général et la Cour s’accordent pour considérer qu’il est important de garantir la neutralité fiscale, c’est-à-dire appliquer le même traitement à des biens et services similaires (monnaies traditionnelles et alternatives). La neutralité fiscale, c’est la traduction en matière de TVA du principe général d’égalité de traitement de la Charte des droits fondamentaux. 

À cette nuance près: la neutralité vaut quand il n’y a pas de disposition contraire dans la directive. En clair, si la directive prévoit explicitement un traitement différencié, on ne peut plus invoquer ce principe. Et c’est le cas des e-books par rapport aux livres papier: la directive TVA prévoit explicitement que les taux réduits de TVA ne s’appliquent pas aux services rendus de manière électronique. C’était un souhait de la Commission européenne lorsqu’elle a introduit des règles TVA particulières pour le e-commerce au début des années 2000. L’objectif était d’harmoniser autant que possible les taux et implicitement éviter la concurrence fiscale. On peut voir maintenant que cela a entraîné un autre biais: la discrimination selon le format utilisé, ce qui à l’époque de la digitalisation n’est plus acceptable et freine le développement d’une Europe numérique compétitive. 

Est-ce que cette situation est amenée à évoluer à court terme? 

«C’est souhaitable. Les États membres ne sont pas satisfaits de cette situation. Il suffit de voir que la France continue à appliquer son taux réduit aux e-books bien qu’elle ait été condamnée comme le Luxembourg. L’Italie aussi accorde cette faveur. Un tribunal polonais a très récemment posé de nouvelles questions préjudicielles à la Cour européenne sur ce sujet. Les sociétés concernées ne peuvent plus continuer à opérer dans un tel contexte. Il faut à l’Europe un cadre plus clair et propice.

La Commission est consciente du fait que la question des taux doit être repensée et y travaille depuis plusieurs années. C’est aussi une des priorités de Jean-Claude Juncker qu’il a notamment exprimée dans sa stratégie sur un marché intérieur numérique. On espère une proposition de directive en 2016.

Reste à espérer que la question de la modernisation des règles TVA dans le secteur financier reviendra aussi sur la table. Cela fait plusieurs années maintenant que les propositions de directive et règlement ont été mises au placard. Les textes actuels, en particulier ceux consacrés aux exonérations de TVA pour les services financiers, ne sont plus adaptés non plus aux avancées actuelles. On peut dire que les bitcoins ont eu de la veine. Ce ne sera peut-être pas le cas pour d’autres innovations. Il serait dommage qu’après les fournisseurs de livres électroniques, des fintech par exemple fassent les frais de longues et douloureuses procédures pour des questions de règles TVA.»