«Il faut […] garder à l’esprit que le bonheur est très protéiforme: chaque individu a sa propre notion du bonheur», explique Anne-Claire Delval. Photo: Anne-Claire Delval)

«Il faut […] garder à l’esprit que le bonheur est très protéiforme: chaque individu a sa propre notion du bonheur», explique Anne-Claire Delval. Photo: Anne-Claire Delval)

Madame Delval, pensez-vous que l’on puisse concilier bonheur et rentabilité? N’est-ce pas une formule hypocrite?      

«La formule n’est pas forcément hypocrite. Elle reflète simplement un certain état d’esprit du monde dans lequel nous vivons, fait d’objectifs et d’intérêts permanents à vouloir rendre les choses toujours plus rentables et calculer à faire toujours plus avec, si possible, toujours un peu moins. C’est une course vers quelque chose dont on ne sait pas forcément à quoi ça ressemble et qui, parfois, génère des attentes irréalistes. 

En même temps, il n’y a pas besoin de creuser la réflexion bien loin pour se rendre compte que quelqu’un qui est heureux, épanoui, content de venir travailler, sera plus performant à tous les niveaux, y compris à titre personnel, quand il s’agira de prendre une décision, mener un projet ou faire un choix pour son équipe ou sa carrière.

Il faut aussi garder à l’esprit que le bonheur est très protéiforme: chaque individu a sa propre notion du bonheur. Même si on veut, au sein d’une entreprise, mettre en place une ‘politique du bonheur’, celle-ci devra obligatoirement revêtir plusieurs dimensions et plusieurs aspects. Les uns s’épanouiront au travers d’une activité physique tandis que d’autres préfèreront prendre des pauses pour méditer ou se ressourcer. L’atout bonheur pour optimiser le potentiel du salarié doit donc être adapté à chacune de ces personnalités. 

Enfin, un cerveau qui pense positivement présente naturellement un avantage sur celui qui est neutre ou négatif, car celui qui doit faire face au stress ou à une situation de crise met constamment en place des stratégies pour s’extirper de l’échec ou de la souffrance, ce qui lui demande beaucoup d’énergie. Pris en otage par tous ces mécanismes négatifs et ses émotions délétères, il ne peut pas être créatif pour trouver des solutions, une voie positive, inventive ou, en tous les cas, ce sera plus compliqué. 

La manière de penser son rapport au travail évolue de génération en génération. Les attentes des jeunes recrues sont-elles très différentes des précédentes? 

«Évidemment! Les jeunes sont constamment connectés. Ils ont un rapport au travail et au temps qui n’a rien à voir avec ce que nous avons connu jusqu’à présent. Ils sont sans doute plus éclectiques, davantage touche-à-tout, ils vont vouloir essayer, être novateurs, passer d’un projet à l’autre. D’une certaine façon, ils reproduiront ce que leur proposent les réseaux sociaux, les jeux en ligne, la digitalisation d’une partie de leur vie. 

La perméabilité entre vie privée et vie professionnelle est devenue incontournable, ce qui induit aussi un nouveau rapport au travail.

Anne-Claire Delval, DEEP

Une autre caractéristique de la jeune génération, c’est qu’elle aura probablement beaucoup de mal à survivre dans des entreprises trop pyramidales, car elle a tendance à contester la hiérarchie. Elle s’épanouira davantage dans des structures plus horizontales, appliquant des méthodes souples ou collaboratives. 

La perméabilité est devenue incontournable, entre vie privée et vie professionnelle, ce qui induit aussi un nouveau rapport au travail: être plus flexible, plus facilement disponible, plus de télétravail mais, à l’inverse, avoir tendance à se connecter sur des pages personnelles ou réaliser des achats en ligne depuis le bureau. Les employeurs devront être innovants pour répondre à ces nouveaux besoins, pour offrir une réelle qualité de vie professionnelle aux jeunes diplômés.

Les nouvelles générations ont grandi dans le culte du plaisir immédiat, volatil, avec une grande facilité d’accès à l’information, à l’instantanéité des réponses et la simplification de certaines tâches. Il est donc évident qu’elles voudront travailler autrement. Ce qui, je pense, a toujours été le cas pour toutes les précédentes qui sont entrées dans la vie active. La grande différence vient du profond bouleversement lié aux technologies qui ont chamboulé nos modes de vie depuis quelques décennies. 

D’ailleurs, on peut supposer qu’être né avec un ordinateur devant les yeux et un smartphone dans la main va générer de nouvelles connexions neuronales, engendrer de nouvelles aptitudes intellectuelles que nous n’avons pas encore grâce à la plasticité cérébrale. Le cerveau est en effet capable de créer, défaire ou réorganiser les réseaux neuronaux au fil de la vie et des expériences vécues. D’un autre côté, comme il faut un certain temps à l’être humain pour s’adapter et que cela mobilise beaucoup d’énergie, peut-être ces cerveaux, tellement sollicités, seront-ils plus rapidement usés ou fragilisés? Cela reste une vraie inconnue. 

Les employeurs ont-ils compris l’intérêt d’investir dans le bien-être de leurs employés, ou faut-il encore faire «œuvre de pédagogie»?

«Les prises de conscience commencent doucement à se faire. On n’échappe plus aujourd’hui aux problématiques du burn-out, du stress et ses effets secondaires, de la dépression, de l’épuisement professionnel. 

Ces dernières années, les efforts ont essentiellement porté sur la sécurité, l’ergonomie des postes, l’organisation globale du temps de travail, en facilitant l’aspect matériel du travail, même si cela s’est parfois fait sous la contrainte des règlements, des lois et autres normes. Ce qui était bien évidemment essentiel.

Maintenant, on parle effectivement de ‘bien-être en entreprise’, mais je constate encore que bien souvent, particulièrement au Luxembourg, s’il y a une volonté de faire des choses allant dans ce sens, il n’y a ni le temps ni les moyens alloués. C’est reporté au budget suivant, il y a d’autres priorités, d’autres urgences. La mise en place de programmes spécifiques, d’actions améliorant le quotidien des collaborateurs, constitue encore la 5e roue du carrosse. Et c’est bien dommage, car nul besoin d’investissements lourds pour faire de belles choses. 

Il suffit parfois de proposer des approches un peu différentes dans la gestion du temps et du management.

Anne-Claire Delval, DEEP

Cela ne passe pas uniquement par des salles de sport ultra équipées ou des machines sophistiquées pour se reposer. Il suffit parfois simplement d’octroyer des temps de pause plus fréquents, des horaires aménagés, ou de proposer des approches un peu différentes dans la gestion du temps et du management. D’apprendre à faire autrement.

En faisant en sorte que les gens puissent ressentir du contentement et de l’amusement plutôt que de l’anxiété et de la colère, on va repousser les frontières de la créativité. Cela va aussi booster les ressources intellectuelles et rendra les collaborateurs plus aptes, plus ouverts à la nouveauté, donc au changement.

Une faible mise de départ qui aura pourtant un triple bénéfice: pour l’entreprise qui peut compter sur un collaborateur plus efficace et moins d’absentéisme, pour l’individu qui se sent mieux, heureux, et pour la société, au sens large, qui n’a plus à supporter le poids financier des arrêts maladie.

Et puis, il y a aussi l’attention à l’autre, la façon de le diriger... Faire preuve de reconnaissance, soutenir les prises d’initiatives, apprendre de ces initiatives prises par d’autres, féliciter, encourager, favoriser l’écoute et le dialogue: tout cela a un réel impact, mesurable, sur l’efficacité, la motivation et donc la productivité. Ici, pas d’investissement à faire ni de grands changements de stratégie à envisager. Juste une conduite plus juste, humaine et respectueuse.»

Les inscriptions au «10x6 RH: le bonheur est rentable!» sont ouvertes sur le site du Paperjam Club.