Héloïse Bock (Bock Partners), Lynn Elvinger (Cebi Group), Carole Retter (Moskito) et Erica Monfardini (Université du Luxembourg). (Photo: Jan Hanrion / Maison Moderne)

Héloïse Bock (Bock Partners), Lynn Elvinger (Cebi Group), Carole Retter (Moskito) et Erica Monfardini (Université du Luxembourg). (Photo: Jan Hanrion / Maison Moderne)

Elles représentent la génération qui vit l’évolution vers un monde du travail plus égalitaire. Mais le chemin est encore long. Il passe par un changement profond de mentalité et une responsabilisation des décideurs. Tant politiques que d’entreprises.

Cet article est paru dans l'édition mars 2019 du .

En prolongement des 50 portraits de cadres féminins, créatrices d’entreprise ou responsables d’institution publiés depuis un an et synthétisés dans le numéro du mois de mars, Paperjam a rassemblé, le temps d’un entretien, quatre femmes actives dans la société luxembourgeoise.

Membre de la direction de l’Université, d’une entreprise familiale, avocate entrepreneuse et active en politique, patronne d’une agence de communication… toutes partagent leur vision de l’entreprise, de l’état d’esprit du pays sur l’égalité des chances et, plus largement, des enjeux pour un Luxembourg qui se veut plus moderne.

Rencontre avec Lynn Elvinger, membre de l'executive board de Cebi Group, , CEO de l’agence de communication Moskito, Erica Monfardini, directrice administrative de l'Université du Luxembourg, et Héloïse Bock, avocate et managing partner de Bock Partners.

Y a-t-il un leadership féminin?

Lynn Elvinger (L. E.).- «Il n’y a pas de leadership typiquement masculin ou féminin. Il y a certainement quelques qualités ou valeurs qui sont davantage féminines, mais le leadership et la manière de diriger une entreprise dépendent avant tout du profil de la personne.

Carole Retter (C. R.).- «Peut-être les femmes ont-elles par ailleurs une intelligence émotionnelle plus grande… si on veut vraiment trouver une différence. Mais si une femme affiche un leadership qui se rapproche du stéréotype masculin, c’est perçu différemment.

Le leadership doit se définir par rapport à des critères objectifs, en évitant de forcer tout le monde à rentrer dans un même moule.
Héloïse Bock

Héloïse BockManaging PartnerBock Partners

Erica Monfardini (E. M.).- «L’intelligence émotionnelle est plus naturelle pour les femmes. L’empathie, combinée avec une forme de fermeté, est un atout qui peut permettre, parfois, de faire basculer une situation, de résoudre un problème.

Héloïse Bock (H. B.).- «Malheureusement, les stéréotypes existent. Il est indéniable qu’il y a une certaine perception d’un leadership féminin. La véritable question est «quel est le bon leadership?» Il doit se définir par rapport à des critères objectifs, en évitant de forcer tout le monde à rentrer dans un même moule. Plusieurs études montrent que la diversité contribue à une meilleure performance des entreprises.

En tant que manager, vous devez avant tout supporter vos équipes, être à l’écoute, être ouvert.
Lynn Elvinger

Lynn ElvingerMembre de l'executive boardCebi Group

Quelle est votre définition du management?

E. M. :«Notre mission est de nous assurer que toutes les compétences nécessaires soient présentes, tant au niveau technique que des soft skills. Si je considère les gens qui m’entourent, la diversité est la clé du succès. Tout en comptant sur des personnes qui sont capables de gérer et de développer les autres.

L. E. :«En tant que manager, vous devez avant tout supporter vos équipes, être à l’écoute, être ouvert. Ne pas avoir peur d’indiquer qu’on n’a pas la réponse à une question. Certains pensent qu’il ne faut pas dire qu’on ne sait pas, mais je ne vois pas ça comme une faiblesse.

C. R. :«Depuis que je suis devenue maman, j’ai revu mon emploi du temps et mon style de management. Je donne beaucoup plus de responsabilités à mes collègues. Je marche au respect et à la confiance mutuels. On n’a pas beaucoup de hiérarchie, je laisse à l’équipe toute la liberté d’être créative. La transparence est aussi essentielle. Je suis un être humain comme eux, je suis simplement, en plus, responsable pour eux.

H. B. :«Un bon manager ou un bon leader doit avoir conscience qu’il a la responsabilité de faire mieux, de toujours chercher à améliorer les choses, de trouver des solutions pour l’entreprise ou les clients. Cela passe par l’écoute, l’acceptation de la diversité et la volonté de mener le changement dans un monde qui n’arrête pas de bouger.

Je fais un travail constant, entre les objectifs que j’ai, la vision que j’ai pour les atteindre, les moyens et les ressources humaines dont je dispose.
Erica Monfardini

Erica MonfardiniDirectrice administrative Université du Luxembourg

Comment gérer la diversité en la combinant avec les objectifs de l’entreprise?

L. E. :«Notre management est davantage masculin que féminin. Mais lorsque nous avons des postes d’encadrement ouverts, il y a très peu de CV de femmes qui nous parviennent. C’est difficile de recruter des femmes pour cette raison.

E. M. :«Je fais un travail constant, entre les objectifs que j’ai, la vision que j’ai pour les atteindre, les moyens et les ressources humaines dont je dispose… Des allers-retours en permanence pour combler les manques. L’enjeu est de s’entourer des personnes capables de participer à cet alignement de la vision et des objectifs avec des allers-retours constants.

H. B. :«Il faut que l’entreprise soit organisée de sorte à avoir le feedback des différentes personnes la composant. En se limitant aux personnes qui sont naturellement enclines à les offrir, on aura toujours les mêmes retours. C’est une question de communication. Il faut que l’entreprise dise qu’elle est intéressée par le feedback de tout le monde.

Quelles sont les clés pour passer du stade de «spécialiste» ou de «technicien» au poste de «manager»?

E. M. :«La curiosité naturelle et les centres d’intérêt participent beaucoup à cette évolution. Le fait d’avoir une intelligence émotionnelle qui me pousse à être intéressée par le développement des autres est une autre raison.

C. R. :«C’est une aventure personnelle. Je suis devenue chef de l’agence à 29 ans. Je pensais savoir tout, mais je ne savais pas tout! Je lis beaucoup, j’ai fait un MBA, je suis dans un club d’amélioration du management… la remise en cause est permanente et essentielle. Le réseautage permet aussi de rapporter des idées au bureau. Comme notre structure est petite, je peux les tester rapidement.

L. E. :«La volonté d’apprendre, d’évoluer et de se former est primordiale. L’échange avec ses pairs apporte également beaucoup. Peu importe le secteur ou la taille de l’entreprise, certaines thématiques sont transversales.

Y a-t-il une manière particulière de manager une entreprise familiale?

L. E. :«La façon de l’aborder est similaire, mais la perception est peut-être différente. Il y a probablement une autre relation avec les salariés, une autre proximité. Dans les relations RH, les questions sont peut-être davantage personnelles, alors que je représente pourtant la société.

On doit aider les femmes à construire leur carrière
Héloïse Bock

Héloïse BockManaging PartnerBock Partners

Les femmes compétentes seraient-elles difficiles à trouver pour occuper des postes à responsabilités?

H. B. :«La responsabilité d’un leader ou d’un manager, c’est d’aller les chercher, de les encourager. Un des attributs féminins est de moins se mettre en avant, en partie en raison de l’éducation. Les femmes se remettent aussi plus en cause. C’est donc à l’organisation de le savoir et de mettre en place des mesures ad hoc.

E. M. :«Nous observons un manque de femmes dans les matières scientifiques. C’est aussi un problème d’éducation, pas de management. Certains métiers ou certaines fonctions nécessitent aussi des déplacements et des voyages à l’étranger, ce qui n’est pas toujours évident à gérer pour une femme. Nous récoltons par ailleurs les bénéfices de la venue au Luxembourg d’experts pour les besoins de l’économie, souvent des hommes, mais qui arrivent avec leur famille. C’est un puits immense de talents féminins qu’il faut aller chercher et valoriser. Nous avons mis en place un petit service de chasseurs de têtes interne qui marche très bien pour combler nos besoins.

H. B. :«On doit aider les femmes à construire leur carrière. Leur permettre de revenir après une absence, considérer leur contribution à l’entreprise sur un temps long. Car, dans beaucoup de secteurs, elles représentent la majorité de la main-d’œuvre, mais la minorité dans le management!

C. R. :«C’est en partie lié au fait que, souvent, les femmes anticipent le fait d’avoir des enfants et donc revoient un peu leurs ambitions à la baisse. C’est un problème. Or, avoir des enfants et vouloir évoluer professionnellement sont loin d’être incompatibles.

Certaines femmes que j’ai rencontrées n’avaient pas non plus la perception de la valeur qu’elles pouvaient apporter.
Erica Monfardini

Erica MonfardiniDirectrice administrativeUniversité du Luxembourg

Comment mettre en pratique cette volonté de recruter et de promouvoir les talents féminins?

L. E. :«Nous n’avons pas de processus en tant que tels, mais lorsque nous recevons des CV de femmes, comme ils sont moins nombreux, ils sont regardés différemment pour ne pas les rater.

E. M. :«Outre le recrutement, le talent management est un pilier essentiel de la gestion. Il faut vraiment mettre en place des mécanismes en la matière avec une vue claire sur les key success factors et les moyens de les atteindre. Sans se fixer sur des stéréotypes. Les réunions de fin de journée ou le congé de maternité ne doivent pas non plus être des obstacles à une carrière.

H. B. :«Il y a un problème de relais, de mentoring au niveau du management. Les hommes se retrouvent entre eux et c’est difficile pour les quelques femmes qui entrent dans ces cercles.

E. M. :«Certaines femmes que j’ai rencontrées n’avaient pas non plus la perception de la valeur qu’elles pouvaient apporter. Ça m’a surprise. Or, avec des formations et du mentoring adaptés, on peut transformer une personne et faire en sorte qu’elle s’épanouisse. Mais cela nécessite aussi d’avoir la volonté de parler avec tout le monde, à tous les échelons.

H. B. :«Mais pourquoi ne pas se donner des objectifs clairs en matière de diversité au sens large? Nous avons des key performance indicators (KPI) pour les autres pans de l’entreprise, et la diversité serait gérée au gré du hasard?

E. M. :«Il faut aussi éduquer en quelque sorte les managers masculins et leur inculquer un état d’esprit en faveur de la découverte de talents féminins.

Les quotas peuvent au moins servir à trouver des femmes et à les pousser dans la bonne direction.
Carole Retter

Carole RetterCEOMoskito

Que doit faire la politique?

H. B. :«Le rôle de la politique est de définir des objectifs clairs. Un quota, c’est un objectif clair. La question porte plutôt sur l’inscription ou non d’un quota dans une loi. Nous n’avons peut-être pas la maturité d’en fixer un dans une loi, mais la Loi devrait dire que chaque entreprise doit se fixer une politique claire et transparente, et la communiquer. En publiant des chiffres avec une certaine granularité, cela permettrait à certains secteurs de se comparer.

L. E. :«Je ne suis pas favorable aux quotas imposés. Ils ont probablement permis à des femmes d’avoir une opportunité, mais je ne suis pas en leur faveur. Beaucoup de choses peuvent se passer en priorité par la communication, en propageant de bonnes pratiques et des exemples qui marchent. Sans oublier l’importance de toucher les jeunes, par exemple via les Jonk Entrepreneuren.

H. B. :«Ceci dit, s’il n’y a pas de résultats sans quotas contraignants, il faudra se demander si on attend l’arrivée d’une nouvelle génération de femmes. Il faut être ambitieux, être courageux, prendre des actions et les mesurer. Si les mesures n’ont pas eu l’effet escompté, il faut aller plus loin. Certains pays nordiques ont appliqué les quotas, et ça a marché.

E. M. :«Avoir des objectifs clairs est fondamental, tout en restant réaliste. Nous avons par exemple mis en place des comités d’évaluation mixtes, ce qui permet d’obtenir le point de vue des femmes lors de l’évaluation des profils. Les quotas doivent être réalistes et répondre aux besoins de l’entreprise.

C. R. :«Avant d’avoir des enfants, j’étais contre les quotas, car je pensais que les entreprises prendraient des femmes par obligation. Mon point de vue a changé, car en raison de mes obligations maternelles, je suis moins visible que ne pourrait l’être ma contrepartie masculine. Imaginons que je sois employée dans une autre entreprise. Sans quotas, je ne serais pas considérée pour occuper un poste décisionnel, parce que je suis moins visible. Les quotas peuvent au moins servir à trouver des femmes et à les pousser dans la bonne direction.

La question du sexisme en entreprise est peu discutée. Un tabou culturel?

C. R. :«On n’a jamais entendu parler du mouvement MeToo au Luxembourg, alors qu’il y a certainement eu des cas similaires. Je ne sais pas pourquoi.

H. B. :«Le pays est très petit, c’est une question probablement difficile...

Quel(s) changement(s) après la maternité?

C. R. :«La vie sociale et le networking diminuent fondamentalement. Or, pour prospecter et gagner en visibilité, vous devez être dans les réceptions. Et malheureusement, c’est souvent la femme qui reste à la maison, soit pour des raisons pratiques, soit parce qu’elle éprouve le besoin de voir ses enfants le soir après une journée de travail. C’est légitime. De mon côté, je m’appuie désormais sur une autre personne de mon équipe pour assurer cette partie importante de prospection et prise de contact qu’est le networking en événements.

H. B. :«C’est une question d’éducation. Nous devons mener un travail de longue haleine pour faire comprendre que ce n’est pas que la femme qui s’occupe des enfants. Le mari doit prendre en charge une partie des tâches. Les mesures prises ces dernières années, comme l’élargissement du congé parental, vont contribuer à l’évolution dans le bon sens. N’oublions pas que les femmes éprouvent un sentiment de culpabilité de ne pas passer suffisamment de temps avec leurs enfants. Il faut réussir à trouver une certaine forme d’équilibre par le partage des tâches. La société ne doit pas juger les femmes qui veulent faire carrière. C’est là le point crucial.

E. M. :«Je veux en effet aussi passer du temps avec mes enfants pour m’assurer qu’ils soient exposés aux choses élémentaires pour eux, que je puisse discuter avec eux, apprendre avec eux et d’eux… Mais si on ne passe pas de temps ensemble, comment puis-je faire?

L. E. :«La notion d’égalité est en train de changer. Il y a plus d’hommes qui restent à la maison, qui prennent soin des enfants parce que la maman est occupée. Pas mal d’hommes prennent le congé parental au sein de nos équipes. Ce n’est pas un problème. Mais je peux comprendre que cela entraîne des changements dans l’organisation de certaines entreprises…

N’oublions pas les PME, et faisons tout pour attirer de nouvelles entreprises. 
Lynn Elvinger

Lynn ElvingerMembre de l'executive boardCebi Group

Quel potentiel économique pour le Luxembourg?

E. M. :«À mon arrivée à l’Université, j’ai perçu un potentiel énorme en matière de technologies et de connaissances qui pouvaient contribuer à l’économie, sans que ce potentiel soit forcément totalement exploité. Le rôle d’une institution comme l’Université est aussi d’éduquer à la prise de risque, de pousser à partager des idées, à faire des simulations, à former des gens qu’on met sur le marché et qui peuvent développer des projets déjà avancés. Nous avons mis en place des actions sur ces points et nous en récoltons les fruits.

H. B. :«Entre les start-up innovantes et les grandes sociétés multinationales, il y a la moelle épinière de l’économie: les PME, pour lesquelles on peut encore faire beaucoup. Nous devons avoir conscience de leur importance et les aider au niveau de l’accélération des procédures, sur leur situation fiscale, sans oublier la digitalisation. Et puis, il y a le problème de l’immobilier. C’est un challenge énorme, car il impacte la diversification de l’économie qui doit se poursuivre. Si elle n’est basée que sur le secteur financier, elle peut s’avérer fragile en fonction du contexte international.

E. M. :«Les grandes sociétés doivent aider les petites entreprises. Les managers des grandes entreprises peuvent aider les CEO des PME via du mentoring ou des conseils. Cela se fait à l’étranger.

L. E. :«N’oublions pas les PME, et faisons tout pour attirer de nouvelles entreprises. Cela passe beaucoup par la politique fiscale, la législation sur le droit du travail, surtout dans l’industrie. Quand on rajoute un jour de congé, un jour férié, quand on prend en compte l’index… ce n’est pas à cause de cela qu’on va fermer l’entreprise, mais nous n’avons pas de moyens de répercuter ces coûts supplémentaires dans le B2B.

Que peut-on faire pour favoriser encore l’esprit d’entreprise?

C. R. :«On fait déjà beaucoup. Les choses ont changé depuis 10 ans grâce à différentes initiatives ou différents programmes, comme les Jonk Entrepreneuren. La mentalité évolue aussi. De plus en plus de jeunes – et de moins jeunes – choisissent la voie de l’entrepreneuriat et osent prendre des risques. J’ai connu ce dilemme, il y a quelques années: prise de risque vs safety first. J’observe que, même en tant qu’employés, les jeunes qui travaillent chez nous sont également moins attachés à la notion de sécurité. Ils veulent avant tout trouver leur bonheur dans la vie.»

L. E. :«La perception des autres change. L’Europe était encore en retrait vis-à-vis de l’esprit d’entreprendre, car l’échec était mal perçu. J’ai l’impression que les mentalités évoluent vers la mentalité américaine sur ce point, en particulier parmi les jeunes générations.»