Marie-Jeanne Chèvremont-Lorenzini: «Je prends le risque de paraître caricaturale, mais on a l’impression qu’aujourd’hui, la régulation, c’est fait pour le régulateur, les Big Four et les cabinets d’avocats.» Photo: Guy Wolff/Maison Moderne)

Marie-Jeanne Chèvremont-Lorenzini: «Je prends le risque de paraître caricaturale, mais on a l’impression qu’aujourd’hui, la régulation, c’est fait pour le régulateur, les Big Four et les cabinets d’avocats.» Photo: Guy Wolff/Maison Moderne)

Marie-Jeanne Chèvremont-Lorenzini entre dans sa cinquantième année de carrière. Une dernière ligne droite à l’issue de laquelle elle remettra tous les mandats d’administrateur indépendant qu’elle exerce. Intimement liée à la construction et à l’essor de la place financière, elle revient sur ce qui en a fait le succès.

Pour , le développement de la Place passe par la capacité à (re) faire des choix audacieux.

Vous avez assisté durant vos 50 ans de carrière à l’éclosion de la place financière. Quels sont, selon vous, les éléments marquants qui expliquent cette success-story?

Marie-Jeanne Chèvremont-Lorenzini. – «On dit souvent – et on l’entend encore – que la Place s’est construite sur les erreurs des voisins. C’est vrai. Mais dans une certaine mesure uniquement. Nous avons surtout su prendre des décisions audacieuses. Et c’est grâce à cela que l’on a pu développer la Place telle qu’on la connaît aujourd’hui.

Personnellement, j’ai été très impliquée dans la transposition de la directive Ucits. Je participais à un groupe de travail dans lequel nous n’étions pas très nombreux. Et c’est le premier élément-clé à garder en mémoire: quand on réfléchit à une stratégie et aux bonnes décisions à prendre pour le futur, il ne faut pas être trop nombreux. Nous avons ainsi pu travailler rapidement dans l’intérêt des clients et de la Place.Et, deuxième élément, ce travail sur la meilleure manière de tirer profit d’une réglementation européenne s’est fait sous la houlette du régulateur, l’Institut monétaire luxembourgeois (IML), l’ancêtre de la Commission de surveillance du secteur financier (l’IML a été créée en 1982 comme autorité de surveillance et autorité monétaire. Elle remplaçait le Commissaire au contrôle des banques, ndlr).

À l’époque, le régulateur était un support du développement du business plus qu’un contrôleur. Si on retrace l’évolution de la réglementation Ucits, c’était vraiment flagrant. Professionnels et régulateur avaient la même envie: travailler pour l’essor de la Place. Face à la directive Ucits, dans le comité de travail «valeurs mobilières» auquel je participais avec de grandes figures comme André Elvinger et qui devait mettre en place la directive OPCVM – comité qui deviendra par la suite le Codeplafi –, la décision d’être les premiers a vite été prise. Nous nous disions qu’il fallait absolument que nous adoptions ce cadre réglementaire avant les Anglais afin d’être les first movers.

Mais être les premiers n’est pas suffisant. Nous avons toujours appliqué et interprété ce cadre de la manière la plus flexible possible. Nous respections la directive, mais jamais plus, bien au contraire. Et comme nous étions les premiers, nous venions aussi avec nos interprétations et nos propositions d’évolution. Ce n’est plus le cas. S’il y a quelque chose qui m’horripile aujourd’hui, c’est de recevoir comme réponse à une question posée à la CSSF: «Il faut que nous demandions le point de vue de l’Esma» (European Securities and Market Authority, autrement dit l’Autorité européenne des marchés financiers). Une réponse impensable à l’époque. Lorsque je travaillais sur la directive Ucits, un membre de l’IML siégeait dans les comités européens et il y allait avec nos points de vue. Ce n’est plus ainsi aujourd’hui. Et c’est dommage.

Dans toutes les activités de support aux fonds d’investissement, nous avons su développer un produit reconnu mondialement. Bien sûr, il faut un contrôle. Mais quand on est leader, on doit avoir des positions de leader! Et moi, je n’entends pas la CSSF prendre ou assumer des positions de leader par rapport à l’Esma. C’est pour moi un vrai problème. Ce n’est pas impossible. Prenons l’exemple de PwC Luxembourg. Nous étions un tout petit pays dans l’organisation, mais dans nos domaines d’activité, notamment les fonds, nous prenions des positions de leader. Nous nous battions contre de grands pays. Et on nous respectait pour cela. Cet état d’esprit, je ne l’ai pas vu ces 10 dernières années dans le pays…

Ucits n’a pas été le seul mouvement audacieux pris pour assurer la pérennité de la Place. Il y en a eu d’autres. Avec des résultats peut-être moins spectaculaires, mais pas sans efficacité. Je pense à la loi sur les captives d’assurance et de réassurance. Cela ne s’est pas développé comme Ucits, mais nous avons su attirer de grands acteurs et développer une niche de compétences. Nous étions le seul pays européen à offrir de tels véhicules. Avant cela, cette activité s’exerçait depuis les paradis fiscaux. Cet état d’esprit audacieux, cette posture de leader, on a pu encore les voir au moment de l’abolition du secret bancaire et de l’introduction de l’échange automatique d’informations. Tout le monde pensait que cela sonnait la fin de la banque privée et de l’activité de gestion de fortune. Le gouvernement de l’époque, avec Luc Frieden ministre des Finances à la manœuvre, a su prendre une position de leader et être audacieux. La banque privée et la gestion de fortune demeurent aujourd’hui des piliers de l’activité financière au Luxembourg.

Un autre exemple? Le règlement grand-ducal sur les professionnels du secteur financier (PSF). Je me souviens d’une réunion avec le patron de la CSSF de l’époque, Jean-Nicolas Schaus, Nicolas Buck, alors à la tête de Victor Buck Services (VBS), et moi-même. Nicolas Buck voulait que l’activité de VBS – société lancée en 2000 en tant que fournisseur de services de gestion et de distribution de documents financiers – ne soit pas freinée par le secret bancaire. Et pour cela, il souhaitait y être soumis. Nous avons expliqué le plan d’affaire à Jean-Nicolas Schaus. Sa réaction a été de nous dire: ‘Proposez-nous une réglementation qui ferait que l’on peut développer ce type de business et qu’il soit régulé.’ La régulation prend tout son sens quand elle est aussi là pour permettre le développement de nouvelles activités et non pas pour freiner le mouvement.

On doit aller chercher des alliances avec certains grands pays en fonction des activités.
Marie-Jeanne Chèvremont-Lorenzini

Marie-Jeanne Chèvremont-Lorenziniconseillère et administratrice indépendante

De nos jours, la perspective s’est inversée. Nous avons un régulateur qui contrôle, un point c’est tout. Je prends le risque de paraître caricaturale, mais on a l’impression qu’aujourd’hui, la régulation, c’est fait pour le régulateur, les Big Four et les cabinets d’avocats. L’aspect business development a totalement disparu.

À quoi, selon vous, imputer cette inversion de perspective? Est-ce dû à l’évolution de la régulation où aux personnes qui ont succédé à Jean-Nicolas Schaus?

«Un peu des deux, je pense. Je ne veux pas jeter la pierre aux successeurs de Jean-Nicolas Schaus ( et , ndlr). Le plus important est de garder à l’esprit que toutes les réglementations européennes sont pilotées par les pays membres. L’Union européenne, c’est avant tout un ensemble de pays. Et si les pays n’arrivent pas à défendre leurs intérêts ou l’intérêt de certains de leurs business au moment où s’élaborent les réglementations, après, il est trop tard. La construction européenne a sa logique. Mais il me semble aussi que l’on n’a pas mis les bonnes ressources aux bons endroits et pas nécessairement qu’à la CSSF…

Pour moi, la nomination de comme représentant permanent au niveau de l’Union européenne est une très bonne chose pour la place financière. Il en connaît bien les intérêts et je pense qu’il possède l’aura nécessaire pour influencer l’évolution des réglementations. Ceci dit, je pense que l’on n’a pas suffisamment mis les bonnes personnes aux bons endroits au niveau du pays.

Justement, en cette période d’élections européennes, pensez-vous que les partis auraient dû envoyer des spécialistes de la chose financière à Strasbourg?

«Oui. Le Parlement européen est l’un des lieux de pouvoir où l’on peut faire la différence. Nous avons, au Luxembourg, une industrie financière paneuropéenne, que ce soit au niveau des acteurs ou des produits. Cela aurait fait sens d’avoir au Parlement européen des personnes à même d’avoir de l’influence. Et ce d’autant plus que nous n’avons que six députés.

Je crois aussi que dans le jeu européen, on doit chercher de bons alliés. Jusqu’au Brexit, nous étions souvent alliés avec les Anglais, eux-mêmes partisans des marchés ouverts, ce qui est notre intérêt. Il faut repenser nos alliances, ce qui n’a pas été totalement fait. Un petit pays sans alliés, c’est compliqué. Alors j’entends que l’on cherche souvent des alliances avec l’Irlande, mais l’Irlande est un petit pays. Je ne suis pas sûre que s’allier avec un petit pays pour avoir un impact sur les grands soit la meilleure solution. Je pense que l’on doit aller chercher des alliances avec certains grands pays en fonction des activités.

Il y a encore aujourd’hui, à la tête de certaines filiales de grands groupes, de fortes personnalités convaincues par leur business case et qui vont aller se battre au niveau du groupe pour défendre le point de vue luxembourgeois.
Marie-Jeanne Chèvremont-Lorenzini

Marie-Jeanne Chèvremont-Lorenziniconseillère et administratrice indépendante

Et si je regarde par exemple le domaine des fonds, c’est peut-être contre-intuitif, mais je pense que l’on aurait intérêt à chercher des alliances avec la France avec qui nous bataillons sur le sujet depuis 40 ans alors que nous sommes complémentaires, au final. À eux la gestion d’actifs et à nous les activités de support. Nous aurions également intérêt à nous rapprocher des pays qui ont plus de main-d’œuvre et trouver des solutions d’outsourcing mutuellement avantageuses.

Vous insistez sur l’importance d’avoir un régulateur pro-business et sur l’importance de savoir être audacieux. Lorsque j’ai commencé comme journaliste à suivre la Place – c’était en 1999 –, il y avait un esprit de pionniers qui dominait. Cet esprit s’est-il dilué, voire perdu? Sommes-nous entrés dans une ère de conformisme intellectuel?

«Je ne crois pas que le conformisme intellectuel ait totalement pris la main. Il y a encore des personnes audacieuses, mais elles sont plus contraintes par l’évolution des grands groupes financiers. À l’époque que vous mentionnez, les CEO des filiales luxembourgeoises des grands groupes bancaires disposaient d’une certaine indépendance et avaient beaucoup de pouvoir pour gérer leur boutique. Ils étaient très autonomes. Après, évidemment, il fallait qu’ils se battent pour avoir le support de leur groupe. Ce qu’ils faisaient volontiers. Il y a encore aujourd’hui, à la tête de certaines filiales de grands groupes, de fortes personnalités convaincues par leur business case et qui vont aller se battre au niveau du groupe pour défendre le point de vue luxembourgeois. Mais c’est beaucoup plus compliqué pour eux aujourd’hui qu’hier.

Plus globalement, je pense que la Place souffre de l’absence de sièges. Nous n’avons pas ou très peu de têtes de groupe. Quand j’étais au sein de l’Institut luxembourgeois des administrateurs (Ila), je poussais pour que l’on ait dans ces groupes des administrateurs de haut niveau qui puissent exercer une influence.

Vous avez mentionné en début d’interview le succès des Ucits. Un tel scénario pourrait-il se reproduire? Est-ce que l’on pourrait encore faire quelque chose d’aussi grand que ça?

«Pourquoi pas? Lorsque nous nous sommes lancés, nous ne savions pas que nous allions faire quelque chose de grand. Et je ne vois pas pourquoi on ne pourrait pas recommencer. Les produits Ucits ont-ils encore un futur? Certains estiment qu’avec la blockchain, les fonds comme nous les connaissons – c’est à dire adossés sur une entité juridique – vont disparaître. Mais rien ne nous empêche de les remplacer, d’anticiper, d’innover. Mieux, si ces produits doivent disparaître, nous devons être les leaders sur la prochaine génération, le «next Ucits».

Le problème lorsque l’on a une position de leader comme le Luxembourg, c’est que le risque – réel – de perdre ce que l’on a sans savoir ce que l’on aura demain nous paralyse et nous empêche d’innover. Si la peur de perdre nous empêche d’innover, on va avoir un problème. En revanche, si on continue d’innover et de vouloir être leaders dans certains domaines au niveau européen, on a toutes les compétences pour le faire. 

Il faut savoir prendre des risques et être audacieux comme je le disais au début de cet entretien. Ce qui me ramène au début de ma carrière. Lorsque j’ai commencé à travailler au Luxembourg, l’activité financière était moins développée que l’activité industrielle. C’était le début de la crise sidérurgique et le gouvernement cherchait de nouvelles industries: des industries à forte valeur ajoutée et avec peu de besoins en main-d’œuvre. C’est une piste de réflexion intéressante pour l’industrie financière.

Prenez Ferrero. C’est un modèle sur lequel on pourrait se pencher. Le groupe n’a pas de production ici. Il y a installé son siège pour l’Europe et des services de support de haut niveau dans le domaine de la finance et du marketing. Deux domaines où il n’est pas nécessaire d’avoir toutes les équipes au même endroit. Il faut juste bien coordonner les tâches des uns et des autres. Si on réfléchit bien, on n’a pas besoin au Luxembourg d’avoir des sociétés qui aient beaucoup de main-d’œuvre. Il leur faut des gens de haut niveau, bien formés et ayant une forte expérience. Le type même de profils que recherchent les acteurs économiques et qui sont aptes à exercer non seulement dans le secteur financier, mais dans tous les secteurs de l’économie. En attendant des mesures, les réflexions actuellement menées par le gouvernement – notamment les mesures fiscales pour attirer les talents rares et de haut niveau – vont dans le bon sens. Cela doit s’inscrire dans une stratégie plus large qui est d’avoir au Luxembourg plus de sièges d’entreprises, quel que soit le secteur d’activité.»

Biographie

Septembre 1975

Diplômée de l’ESC Reims (aujourd’hui Neoma Business School) en juin 1975, Marie-Jeanne Chèvremont-Lorenzini est recrutée en tant qu’auditrice chez Coopers & Lybrand Luxembourg. Dans ce qui allait devenir le mastodonte PwC Luxembourg, seulement quatre personnes étaient employées. Elle devient associée audit Coopers & Lybrand Luxembourg et managing partner le 1er juillet 1987. Elle dirige alors 16 personnes.

1er juillet 1998

Elle est nommée managing partner de PwC Luxembourg et est chargée de la coordination des activités investment management services pour PwC Europe et membre du core group financial services Europe jusqu’en 2002. À partir de 2002, elle prend en charge la coordination des ressources humaines en Europe et devient membre de la global leadership team PwC (niveau mondial).

30 juin 2007

Fin de son mandat de managing partner. La firme emploie alors 1.350 personnes.

Courant 2007

Elle rejoint Arendt & Medernach en tant que senior advisor et devient administratrice indépendante dans différentes sociétés à Luxembourg dont, au fil du temps, Kneip, EFG, Threadneedle, Pictet Europe SA, Arendt Services, les fonds d’investissement Schroders, Clearstream Banking et Maison Moderne.

Anecdotes

Bilan de carrière

«J’ai eu une carrière extraordinaire. Durant mes années PwC, des années pour moi exceptionnelles, la Place s’est tellement développée que j’avais l’impression tous les jours de faire un nouveau travail. Les années post-PwC ont été toutes aussi passionnantes. J’ai côtoyé des gens extraordinaires et j’ai eu la chance de me mouvoir dans un environnement international.»

Le meilleur souvenir

«C’est quand j’ai été nommée associée chez Coopers & Lybrand. Ça a été une surprise totale. J’étais directrice en charge du bureau luxembourgeois et le patron de la Belgique, qui était aussi le patron du Luxembourg, m’avait demandé d’organiser une conférence à Luxembourg sur la fiscalité en matière de holdings. C’était la première conférence que nous organisions ici. Une réunion d’associés se tenait en même temps. C’est là qu’ils ont décidé de me coopter.»

Le pire souvenir

«Mon discours de départ devant tous les associés de PwC en 2007. Après la fin de mon mandat de managing partner, j’aurais pu rester associée jusqu’à mes 60 ans (j’en avais 54). Mais au bout de quelques mois, alors que je n’avais pas du tout l’intention de partir, j’en suis arrivée à la conclusion que c’était très difficile de redevenir simple associée après avoir dirigé la firme.»

Cet article a été rédigé pour l’édition magazine de Paperjam paru le 22 mai 2024. Le contenu du magazine est produit en exclusivité pour le magazine. Il est publié sur le site pour contribuer aux archives complètes de Paperjam.  

 

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