Officiellement, la séparation des activités d’audit et de conseil n’est pas à l’agenda des Big Four. En coulisse, le sujet inquiète les responsables qui, à l’exception de KPMG, refusent de s’exprimer sur le sujet. (Illustration: Maison Moderne)

Officiellement, la séparation des activités d’audit et de conseil n’est pas à l’agenda des Big Four. En coulisse, le sujet inquiète les responsables qui, à l’exception de KPMG, refusent de s’exprimer sur le sujet. (Illustration: Maison Moderne)

Séparer les activités d’audit et de conseil? Cela a déjà été fait après le scandale Enron. Les Big Four ont joué le jeu et revendu leurs activités de conseil d’alors. Pour les reconstituer aussitôt. Alors que le sujet redevient d’actualité, les avis divergent sur les plus d’une telle mesure.

Faisons un peu d’histoire. Les grandes firmes d’audit de la fin du siècle dernier – les Big Five, à savoir Deloitte, Ernst & Young (EY), KPMG, PwC et le défunt Arthur Andersen – ont entamé dans les années 1990 une diversification dans le secteur du conseil. Les activités regroupées sous ce mot étaient variables. Schématiquement, à l’époque, les activités de conseil outre-Atlantique étaient plutôt orientées IT – c’était l’époque de l’implémentation des grands systèmes informatiques – alors que le conseil européen était plus orienté business.

La question de l’indépendance entre ces activités était déjà débattue au sein des réseaux. Avec l’objectif de les conserver toutes dans la maison. Diverses réponses ont pu être apportées. Au Luxembourg, l’interdiction décrétée au niveau mondial par le réseau PwC d’à la fois tenir des comptes et de les auditer a favorisé la création d’une spin-off, Alter Domus. Cette séparation qui semble tomber sous le sens commun aujourd’hui n’allait pas de soi alors… Mais c’est surtout l’action du régulateur qui a précipité et formalisé les choses. Le scandale Enron a causé la perte du plus intégré des Big Five, Arthur Andersen et a poussé les gouvernements à agir. L’impulsion est venue du régulateur américain avec la Loi Sarbanes-Oxley de 2002.

Dans ce domaine, l’action des régulateurs anglo-saxons sur des firmes imprégnées de cette culture est primordiale. Le fait que ce soit le Financial Reporting Council (FRC) le régulateur des métiers de l’audit outre-Manche qui pousse aujourd’hui à l’adoption d’une telle séparation, laisse à penser que cette séparation se fera, estime beaucoup d’observateurs.

Services 2.0

Les activités de conseil et d’audit ont donc été séparées une première fois.

Capgemini a racheté les activités de conseil d’Ernst & Young, Sintegra celles de KPMG et IBM Worldwide celle de PwC. Chez Deloitte, pas de scission globale. Annoncée en 2002, elle disparaissait des agendas dès mars 2003. Tout comme au Luxembourg... En France, cependant, les activités de conseil reprenaient leur indépendance sous l’enseigne Ineum Consulting avant d’évoluer sous celles de Kurt Salmon puis de Wavestone. Localement, d’autres arrangements ont pu être passés. Par exemple, au Luxembourg, PwC a gardé ses activités de conseil – des conseils de proximité tels qu’on le définissait alors, notamment de la réflexion stratégique et du conseil réglementaire – parce qu’elles étaient marginales à l’époque. 

Et aussi parce que se posait déjà la question de la reconstitution de pôles de services qui seraient conformes aux obligations de séparation.

Pourquoi? Parce que les rentabilités ne sont pas les mêmes. Elles étaient, du moins à l’époque, généralement sensiblement supérieures dans le conseil. Cette différence a toujours existé et tout l’équilibre du système reposait sur le fait que tout à tour les activités d’audit et de conseil prenaient le relai, assurant ainsi un certain équilibre au niveau de la rentabilité des cabinets.

Ces «nouvelles» activités de conseil se sont d’abord développées autour des compétences du métier de l’audit, donc d’abord vers les finances des entreprises. Avec notamment la mise en place d’outils de contrôle de gestion, de reporting, de consolidation des comptes et autres. Puis les prestations se sont diversifiées, notamment via des acquisitions, pour toucher des secteurs plus business, puis la RSE, la stratégie, les datas et autres.

Au point qu’aujourd’hui les Big Four ont reconstitué des entités de conseil qui concurrencent les leaders du secteur.

L’audit comme parent pauvre

Comment s’organise la séparation de ces activités aujourd’hui?

À priori bien si l’on considère le peu de scandales récents. À l’exception de Wirecard qui a éclaboussé EY Allemagne. EY qui est d’ailleurs au centre de toutes les spéculations de séparation.

Ce qu’il faut avoir en tête, c’est que le système en Europe ne repose pas sur une séparation stricte, mais sur une formule mathématique posée par la directive 2014/56/UE qui fixe le pourcentage de conseils que l’on peut fournir, sous conditions, en plus de l’audit. En résumé, un Big Four doit surveiller les cycles de vie de ses services d’audit et de conseil pour équilibrer son modèle d’affaires tout en respectant la loi. Une question d’arbitrage.

Ce qui inquiète certains observateurs – et justifie l’action de la FRC –, c’est que ces arbitrages puissent se faire au détriment de la concurrence dans le secteur de l’audit. Bref, face à un conseil dominant, l’audit deviendrait le parent pauvre au sein des Big Four. De fait, les firmes d’audit sont tentées de ne pas répondre à un appel d’offres pour se réserver de potentiels marchés de conseils. Et certaines sociétés excluent ces mêmes firmes d’un marché d’audit pour les mêmes raisons. C’est ce risque de moindre concurrence – et à terme de moindre qualité dans le rendu des audits – qui préoccupe les régulateurs.

Il faut des expertises supplémentaires et transversales.
David Capocci

David Capoccimanaging partnerKPMG Luxembourg

Ce qui préoccupe les firmes d’audit et de conseil, c’est de savoir si les compétences d’un auditeur sont suffisantes dans un monde qui devient plus hétérogène et où le business se complexifie.

, managing partner chez KPMG Luxembourg, ne le pense pas: «Il faut des expertises supplémentaires, pointues et transversales». Et il prend comme exemple l’ESG qui s’insinue dans tous les rouages des entreprises et qui nécessite qu’un auditeur s’entoure d’équipes multidisciplinaires d’experts. «Et c’est comme ça qu’au fur et à mesure, les Big Four ont grandi en développant de nouveaux pôles de compétences. Des pôles de compétence qui vont se développer en continuant à faire du support à l’audit et en développant leur clientèle propre.» Selon lui, «pour que ces expertises se développent – et se rentabilisent –, il est nécessaire de développer une offre de conseil».

Pour David Capocci, refaire une séparation n’aurait pas de sens. L’auditeur serait obligé de sous-traiter certains aspects de son audit parce qu’il n’a pas toutes les compétences requises. Ce qui aura un coût pour le client. «Une indépendance totale des auditeurs est possible quand on est dans un environnement business extrêmement simple. À partir du moment où l’on gère des sociétés complexes, des sociétés qui sont multinationales, qui sont variées en termes de secteurs d’activité, en termes d’organisation, etc., cela va demander des expertises spécifiques qu’il sera difficile de coordonner avec des sociétés sous-traitantes.»

Les règles d’indépendance sont-elles trop contraignantes? «Ces règles sont extrêmement contraignantes, mais in fine, je pense qu’il y a suffisamment d’opportunités sur le marché pour vivre avec. Et cela nous permet de nous sentir confortable avec notre niveau d’indépendance, d’éviter les conflits d’intérêts tout en ayant toujours cette possibilité de développer une palette d’expertise très large qui nous permette de délivrer de la qualité pour nos clients.»

Limiter une firme d’audit à son seul scope? David Capocci se demande si cela est va vraiment dans le sens de l’intérêt public.

Pour d’autres observateurs, l’argument du «Chinese wall» entre activités d’audit et de conseil relève «du pipeau». «Les conflits d’intérêts n’ont pas disparu.» Plus que les conflits avérés, ce sont les conflits perçus par l’opinion publique qui inquiètent. Une opinion publique qui à l’époque des réseaux sociaux met promptement en cause tous les pouvoirs. Une pression que les politiques et les régulateurs ont constamment en tête.

Et demain? Officiellement, personne ne veut bouger. «Mais si un acteur bouge, les autres vont bouger au niveau global», estime un observateur. De fait, si EY , il est fort à parier que s’enclencherait un effet domino.

Cet article est issu de la newsletter Paperjam + Delano Finance, le rendez-vous hebdomadaire pour suivre l’actualité financière au Luxembourg.