À 89 ans, Jacques Séguéla n’a rien perdu de son verbe et de sa créativité. Le plus célèbre publicitaire de France était de passage le 23 mars dernier à Luxembourg, invité par le cabinet de conseil BSPK à l’occasion de ses Rencontres stratégiques du manager.
L’histoire dit que vous avez fixé l’âge de la retraite à 100 ans. Quelle est cette force qui vous anime dans votre engagement professionnel?
Jacques Séguéla. – «C’est naturel. La publicité, c’est mon sang et ma chair. Si je n’ai pas ma ration quotidienne, je tourne en rond, je m’ennuie, je me fatigue et je m’affaisse. Il m’arrive parfois d’être seul au bureau avec la mode du ‘rester chez soi’ (le télétravail, ndlr). Il m’arrive d’être seul à l’étage, et je n’ai jamais été aussi bien. Je peux préparer mes sorties, mes livres, etc.
Comprenez-vous ce mouvement de protestation en France contre le ?
«Le reproche que l’on peut faire à Emmanuel Macron – mais je ne me le permets pas –, c’est que c’est le premier président qui réforme la France. Il a fait une faute de départ: sa première réforme a été de supprimer l’ISF, cela a créé un marqueur, puisqu’il a été associé comme étant le président des riches. Mais, dans le fond, il a été le premier président qui a osé réformer la France.
Je pense qu’il faut faire une réforme si elle est pré-acceptée. Car, par défaut, les gens sont contre. Il faut un socle solide pour préparer la réforme. Ensuite, la politique, c’est l’art du momentum, c’est-à-dire qu’il faut choisir son moment. Et évidemment, le moment est mal choisi vu le Covid, la guerre, etc. Il faut savoir différer une réforme.
Vous avez conçu des centaines de campagnes publicitaires tout au long de votre carrière. Qu’est-ce qui est le plus facile à promouvoir selon vous: une marque ou un homme politique?
«Le moins dangereux, c’est une marque, parce qu’on peut faire une mauvaise campagne pour une marque, elle va se redresser. Si on fait une mauvaise campagne avec un homme, il est collé pour cinq ans. C’est ce qui m’est arrivé avec Lionel Jospin (en 2002, ndlr) et je m’en veux encore aujourd’hui.
J’ai fait 20 campagnes présidentielles aux quatre coins du monde, avec 19 victoires. La seule que je voulais réussir, c’était Jospin. Et je n’ai pas réussi à fendre l’armure. J’ai mis trois mois à récupérer de cet échec, je me suis rendu compte que j’avais déçu 50% des Français qui étaient jospinistes. Et donc, je n’ai pas dormi pendant trois mois et j’ai arrêté définitivement les campagnes politiques parce que c’était trop engageant.
Les réseaux sociaux sont le média le plus puissant, le plus vertigineux et le plus immédiat du monde.
Quel regard portez-vous sur l’omniprésence des réseaux sociaux dans la communication aujourd’hui? On a l’impression que si une marque ou un politicien n’est pas connecté sur ces réseaux, il n’a aucune visibilité…
«Les réseaux sociaux sont le meilleur et le pire: ils existent, mais on devrait les canaliser. Ils sont le média le plus puissant, le plus vertigineux et le plus immédiat du monde. Parce que c’est un média.
Avec un drame: l’information n’est pas filtrée – et je trouve que c’est la grande erreur des big boss américains du net qui ont gagné des milliards à les utiliser pour des bêtises, au lieu de les utiliser au nettoyage des écuries. Parce que ce média génial, on en a fait un média trop souvent de haine, de fake news, d’aboiements, de tout ce qu’il y a de pire dans la communication.
Les annonceurs commencent à être réticents à entrer dans les réseaux sociaux, même si c’est un passage obligé aujourd’hui, parce qu’ils disent que – par capillarité – tout ce que remuent les réseaux sociaux atteint leur réputation.
Mais ils sont incontournables…
«Les réseaux sociaux ont une force de frappe énorme, mais ils restent limités au quotidien. Après l’élection de François Mitterrand en 1981, il m’a remercié en me conviant à un dîner avec le Dalaï-lama. (…) Ce fut un dîner révélateur qui a changé ma façon de faire de la pub et ma façon de vivre. J’y ai appris que chaque jour est une naissance et doit être une piqûre de vie. 75% des marques qu’on a consommées au siècle dernier sont mortes avec le siècle.
Mon métier, c’est de donner une âme aux marques.
Mon métier n’est pas de vendre des voitures et des yaourts, mais que Citroën soit encore présent dans 50 ans ou plus. Finalement, mon métier est de rendre les marques immortelles. Quelle incroyable puissance cela donne! Alors comment? La seule chose qui soit éternelle sur terre, c’est l’âme. Mon métier, c’est de donner une âme aux marques.
Dans la cacophonie ambiante, la course au buzz semble primer, vous ne trouvez pas?
«Ce n’est pas une mode passagère, c’est une mode inventée et dictée par le principe des réseaux sociaux. Ils sont la communication d’aujourd’hui. On ne peut pas la refuser. Attention, elle crée l’événement et le buzz, mais ça ne veut pas dire qu’elle crée l’âme ou les ventes (ou la durabilité). Parce qu’elle prend énormément de risque.
Et les influenceurs?
«Les influenceurs sont des escrocs. La pub, elle, dit son nom. Elle dit qu’elle dira le bien des choses. Les influenceurs, on les croit sur parole alors qu’ils ne font rien d’autre que de la pub, mais ils n’avouent pas que ce qu’ils font, c’est le choix de l’argent de l’annonceur.
Vous avez déclaré, au début de ce siècle, que «si à 50 ans on n’a pas une Rolex, on a quand même raté sa vie». Comprenez-vous que cette réplique soit devenue mythique?
«Ce n’est pas ce que je voulais dire. C’est la plus belle connerie de ma vie, mais c’est une connerie heureuse. J’étais en train de défendre Nicolas Sarkozy à qui on reprochait d’avoir une Rolex et des Ray-Ban. J’ai dit que quand on a 50 ans, si on ne peut pas s’acheter une Rolex, on a raté sa vie. Le choix de la Rolex était malvenu. Si j’avais dit une peinture, tout le monde aurait trouvé cela normal.
Mais, de cela, j’ai tiré deux leçons: la force du slogan et la haine du riche. Je n’ai pas de remord de l’avoir fait, mais dans ce slogan, il y a la puissance du rêve. Ma leçon de vie, c’est que la vieillesse commence lorsque les regrets l’emportent sur les rêves. Je ne cultive que mes rêves.
J’ai apporté quelques photos de publicités dénichées dans des Paris Match de 1960. Quel regard portez-vous sur cela en 2023?

Jacques Séguéla analyse une publicité vintage parue dans le titre Paris Match, où lui-même fut journaliste au début des années 60. (Photo: Romain Gamba/Maison Moderne)
«Oh, je me souviens, j’en utilisais à l’époque de la Brylcreem (sourire). Elle est magique, c’est une pub de musée! Il y a tous les pensifs: la voiture américaine (qui était la Rolex d’hier), le couple hollywoodien avec un acte (ils ne sont pas figés, c’est une scène de cinéma). Et ce qui est intéressant, c’est qu’il y a l’affichage du produit par le packshot, mais au final, on ne voit que les cheveux gommés du monsieur. C’est une vraie pub qui porte.
Peut-on encore faire de la pub en 2023 comme on en faisait au siècle passé?
«Si on parle des années 50 ou 60, c’est là que la pub est devenue un art à part entière. La publicité, c’était le plus bel outil de vente du monde. Parce que, quand la télévision est née en 1968, on a eu accès à l’image en mouvement, c’était un formidable saut en avant.
On est dans une uniformité qui tue la pub de télévision.
Les grands cinéastes américains se sont appliqués à la publicité, j’ai travaillé avec eux. La publicité avait son émission, ‘Culture Pub’, mais aussi ses journaux (Stratégies). Elle était respectée et pas toujours respectable. C’était ce qui faisait son charme et son impact.
Mais donc, aujourd’hui, peut-on encore faire de la pub comme avant?
«Oui. Mais il fait continuer à chercher la créativité. On ne peut pas créer une âme de marque si on n’a pas un film de 90 secondes. Aujourd’hui, c’est de la promo: on ne voit pas la marque de la voiture, elles sont toutes pareilles. On pourrait déplacer le packshot de l’une à l’autre sans que le spectateur s’en aperçoive.
On est dans une uniformité qui tue la pub de télévision. Il faut en sortir et s’en donner les moyens. De même que, quand Canal+ a été créé, pour se faire aimer, Canal+ a aimé le cinéma en le soutenant. Aujourd’hui, alors que les plateformes de streaming vont accueillir la pub, il faut qu’elles fassent aimer la pub, comme Canal+ à l’époque: qu’elles aient des écrans publicitaires de deux sortes, ceux de promotion pour qu’ils fassent leur boulot et, derrière, les écrans de fond, qu’ils aient des écrans d’âme et de marque. Voilà mon conseil. Il faut des écrans de marque qui affirment leur âme.
Le placement de produit peut-il donner une âme?
«Non, mais ça donne au produit de la vie. Toute publicité est bonne, il suffit de l’utiliser à bon escient et de la multiplier. Ce sont les produits qui font les succès des campagnes, et non pas les campagnes qui font le succès des produits. Le placement de produit, si le produit est génial et bien mis en valeur, aura une efficacité extraordinaire.
De toutes les campagnes que vous avez conçues, quel est votre top 3 des favorites?
«La première, c’est la force tranquille (campagne de François Mitterrand en 1981, ndlr). Après, mon métier n’est pas de faire une campagne, mais d’accompagner les marques jusqu’à l’éternité. La marque de ma vie, c’est Citroën. Cela fait 70 ans que je fais la pub de Citroën et encore aujourd’hui. Il y a 70 ans, je partais faire le tour du monde en 2CV. La 3e, c’est peut-être les Produits Libres. Une campagne de distribution qui était formidable.
Et de toutes les personnalités que vous avez côtoyées, quel est votre top 3?
«Mitterrand, Dali et Gainsbourg. Mitterrand, on connaît l’histoire. Dali fut le plus grand caricaturiste publicitaire du siècle, je dirais même la plus grande caricature de pub. Gainsbourg, j’ai tourné des pubs avec lui et c’était un homme exceptionnel. Il était le poète maudit le plus aimé du monde.»