Manuel Maleki est économiste chez Edmond de   Rothschild. (Photo:  Edmond de   Rothschild )

Manuel Maleki est économiste chez Edmond de   Rothschild. (Photo:  Edmond de   Rothschild )

Le prix du gaz européen a connu, depuis le mois de septembre, une envolée et une volatilité très importante en atteignant pendant un bref instant 190 euros par MWh, avant de se stabiliser entre 70 et 90 euros par MWh.

La consommation de gaz naturel en Europe représente un peu moins de 40% des énergies fossiles consommées par le Vieux Continent.

Ce niveau élevé des prix et cette volatilité s’expliquent par le faible niveau des stocks par rapport à leur moyenne historique, ainsi que par les tensions géopolitiques entre les Américains, les Européens d’un côté, et les Russes de l’autre, à propos de l’Ukraine.

La baisse des stocks s’est accélérée depuis le mois de novembre

Le dernier trimestre 2021 a vu la baisse des stocks européens se confirmer et même s’accélérer. Au mois de janvier, les stocks étaient inférieurs d’environ 20% à leur moyenne historique à 450 térawatts heure (TWh), soit près de 40% de la capacité de stockage total.

Cette situation particulière s’explique par la difficulté que des pays européens ont à se fournir en gaz, surtout que la Russie a diminué ses exportations de manière significative. Or, la Russie est le principal fournisseur d’énergie fossile pour les Européens.

La Russie est toujours au centre de l’échiquier énergétique européen

L’Europe est, dans son ensemble, dépendante aux importations d’énergie en provenance de pays tiers. Parmi ces derniers, la Russie a une place particulière puisqu’elle fournissait, en 2019, 37,5% du gaz consommé en Europe, 26,3% du pétrole et 47% du charbon. Cela en fait donc le premier partenaire énergétique des Européens, loin devant tous les autres pays (à titre de comparaison, les importations de gaz naturel en provenance du Qatar représentaient, en 2019, 5% de la consommation.

L’acheminement se fait principalement par gazoduc (environ 80% des exportations en 2020) et de manière plus marginale par méthanier (environ 20% en 2020). En 2021, la société russe Gazprom, qui gère les exportations vers l’Europe et la Turquie, estime avoir exporté 177 milliards de mètres cubes (Bcm) de gaz, soit 2 milliards de mètres cubes de plus qu’en 2020. Dans le détail, il apparaît qu’en 2020, près de 80% des exportations étaient destinées à l’Europe de l’Ouest et la Turquie, et 20% à l’Europe de l’Est. Parmi les pays européens, les exportations vers l’Allemagne ont augmenté de plus de 10%, atteignant 50Bcm, celles vers l’Italie étaient en hausse de plus de 20% dépassant les 25Bcm. Notons que les exportations vers la Turquie se sont accrues de plus de 60%, dépassant là aussi les 25Bcm.

Les livraisons en provenance de Russie s’étaient améliorées au cours des mois de novembre et décembre 2021. Toutefois, les niveaux de livraisons étaient inférieurs d’environ 1TWh par rapport à ceux observés en 2020. Même si la baisse du mois de janvier était attendue puisque saisonnière, elle surprend par son ampleur: plus de 1TWh, contre 0,5TWh l’année précédente. Ainsi, les livraisons de gaz russes ont diminué pour atteindre moins de 2,5TWh au cours du mois de janvier. Si, en septembre, la baisse de livraison de gaz en provenance de Russie était d’environ 15%, au mois de janvier, elle atteint près de 45% par rapport à l’année précédente. Même la hausse des livraisons de gaz russe à la fin du mois de janvier ne devrait pas influencer grandement le prix, car elles arrivent tardivement dans la saison et ne lèvent pas les doutes quant à leur pérennité.

Dans le même temps, la Russie fournissait à la Chine un volume de gaz naturel record. La Chine représente le 4e plus important consommateur de gaz naturel avec 330 milliards de mètres cubes en 2020 après les États-Unis (832Bcm), la Russie (442Bcm) et l’Union européenne (379Bcm).

Cette chute des exportations russes vers l’Union européenne a lieu dans un climat de tensions géopolitiques fortes à propos de l’Ukraine.

L’Europe toujours prise entre l’aigle américain et l’ours russe

Ces tensions actuelles entre les États-Unis, l’Europe et la Russie à propos de l’Ukraine s’inscrivent dans celles que l’on avait connues au début de l’année 2014 au sujet du statut de la Crimée et de certaines régions de l’est de l’Ukraine. Pourtant, à cette époque, les prix du gaz et du pétrole n’avaient pas du tout réagi à ces événements. En effet, les niveaux de stocks étaient élevés, et les contrats de long terme étaient plus nombreux.

Les prix réagissent à la géopolitique, mais pas seulement

La différence de réaction des prix s’explique par le fait que la configuration du marché n’est pas la même tant du côté de l’offre que de la demande. À cela s’ajoute le fonctionnement du marché. En 2014, le marché au comptant avait une moins grande importance qu’il ne l’a aujourd’hui, puisque la proportion de contrats de long terme était plus importante. Ainsi, la Russie était fortement incitée à respecter ses obligations contractuelles. Il faut noter que l’entreprise de gaz russe Gazprom a clairement fait remarquer, au début de l’année 2022, qu’elle avait respecté tous ces engagements contractuels. Ce n’est que sur le marché au comptant qu’elle a fourni moins de gaz naturel que l’année précédente. Ceci est un clair message de la Russie à ses clients expliquant qu’elle préfère des revenus certains à long terme que de faire face aux aléas du marché.

Les Européens, sous la pression américaine et en espérant profiter de la concurrence internationale, se sont dirigés de plus en plus vers une fixation des cours qui dépendent de l’offre et de la demande. Ce choix s’est fait alors que, dans le même temps, la production néerlandaise a diminué de 20% entre 2019 et 2020. En parallèle, les Européens ont développé un parc d’énergie renouvelable, principalement solaire et éolien. Toutefois, il apparaît, à l’usage, que la question de la disponibilité de ces énergies quand le besoin s’en fait sentir est un véritable problème contrairement aux énergies fossiles, d’où on peut extraire l’énergie au moment nécessaire.

Les importations de gaz naturel liquéfié ne pourront pas compenser les importations russes

Face au risque de pénurie, les pays européens diversifient leurs sources d’approvisionnement. Pour cela, ils importent du gaz naturel liquéfié (GNL) grâce à des méthaniers. Ces importations ont accéléré en janvier, et elles ont permis en partie de compenser la diminution des importations russes, mais elles restent insuffisantes. De plus, techniquement, le gaz liquéfié importé ne peut remplacer immédiatement le gaz russe fourni par gazoduc. En effet, le gaz liquéfié est transporté sous forme liquide à -161 degrés Celsius et il nécessite d’être retransformé quand il arrive en Europe. Or, augmenter le volume journalier de transformation nécessite de construire de nouvelles infrastructures, ce qui demande du temps.

De plus, les principaux fournisseurs de GNL sont les États-Unis et le Qatar. Exporter plus vers l’Europe devrait se traduire par une hausse du coût du gaz puisque ces deux pays exportent vers les pays asiatiques et que ces derniers ont un appétit important en termes de gaz naturel. De plus, le Qatar pourrait faire face à des difficultés géopolitiques puisque le principal champ gazier se trouve sous le Golfe persique et que le Qatar partage son exploitation avec l’Iran, qui fait face à des sanctions de la part des Européens, en particulier. Il lui est très difficile d’exporter son pétrole et son gaz. Téhéran pourrait faire pression sur son voisin et se servir des difficultés d’approvisionnement en gaz des Européens comme levier de négociations dans le dossier nucléaire.

Il apparaît donc que l’ensemble de ces éléments laisse à penser que les substituts au gaz russe sont peu nombreux et ne pourront couvrir les besoins des pays européens. Ceci est donc un élément qui plaide en faveur d’un prix du gaz qui demeurait plus élevé que sa moyenne historique.

L’approche de la fin de l’hiver rend de plus en plus marginale la question de la météo et des températures. Ces dernières, au cœur de l’hiver, jouent un rôle central dans l’évolution des prix, mais plus on sort de l’hiver, moins elles importent. C’est pourquoi on relève des variations importantes.

En conclusion, il apparaît que des éléments qui, classiquement, jouent un rôle important dans la détermination du prix du gaz, comme les températures, ne semblent pas aujourd’hui au cœur de l’équation, de même si la Russie rétablit ses livraisons de gaz naturel à son niveau historique, car il faudra du temps avant que les opérateurs intègrent cette donnée dans leurs calculs. En effet, il est nécessaire qu’ils soient convaincus que ces livraisons sont fiables et non pas dépendantes d’éléments géopolitiques qui font du gaz un enjeu stratégique surtout dans un contexte où les stocks européens sont 20% plus faibles que leur moyenne historique.

Dès lors, avec l’arrivée du printemps les prix devraient baisser comme ils le font chaque année, mais ils devraient rester à des niveaux durablement plus élevés que leur moyenne historique au cours de l’année 2022.