Le show de l’Eurovision s’est tenu samedi 13 mai à Liverpool. C’est la Suédoise Loreen, grande favorite de la compétition et déjà victorieuse en 2012, qui a remporté la 67e édition du concours. (Photos: Capture d’écran Eurovision. Montage: Maison Moderne)

Le show de l’Eurovision s’est tenu samedi 13 mai à Liverpool. C’est la Suédoise Loreen, grande favorite de la compétition et déjà victorieuse en 2012, qui a remporté la 67e édition du concours. (Photos: Capture d’écran Eurovision. Montage: Maison Moderne)

L’annonce du grand retour du Luxembourg sur la scène de l’Eurovision après 30 ans de césure soulève plusieurs questions, dont une fondamentale: le pays pourrait-il accueillir un des plus grands spectacles du continent? Sur ce point, le pragmatisme est de rigueur. L’intérêt réside sans doute ailleurs.

Que se passera-t-il dans à peu près un an, au soir de l’édition 2024, si le Luxembourg remporte à la stupeur générale le concours Eurovision de la chanson, 30 ans après sa dernière participation? Quasi immédiatement, théoriquement, Martin Österdahl, le superviseur exécutif de l’événement musical cathodique, transmettrait à l’extatique délégation luxembourgeoise le cahier des charges afférent à l’organisation de l’édition 2025. Un document qui en ferait déchanter plus d’un…

Car l’Eurovision n’a plus grand-chose à voir avec le folklorique «Grand Prix européen de la chanson européenne» retransmis en noir et blanc depuis le Grand Auditorium de la Villa Louvigny, l’ancien siège historique de RTL, en 1962 ou 1966. Ni même avec les tissus bariolés et permanentes capillaires typiques des années 70 et 80, sur les images captées au Grand Théâtre, à l’honneur en 1973 et en 1984.

Si le ton parfois décalé et légèrement exubérant des prestations scéniques fait toujours le charme de l’Eurovision, celui-ci est devenu un show unique en son genre qui ne cesse de gagner en popularité à la faveur d’un exceptionnel défi logistique qui se veut chaque année plus ambitieux et spectaculaire. En 2022, pour mettre en musique les trois soirées (demi-finales et grande finale) en cinq jours, plus de 6.500 personnes ont ainsi contribué à la production du concours organisé à Turin (Italie) selon l’Union européenne de radio-télévision (UER), qui chapeaute le divertissement et place donc la barre haut, avec un certain nombre de pré-requis pour la ville hôte.

Le cahier des charges impossible pour le Grand-Duché?

Première exigence, celle de la proximité d’un aéroport international, à moins de 90 minutes pour être précis. Le Findel pourrait bien faire l’affaire, d’autant plus si celui de Liverpool l’a fait cette année, puisque les deux infrastructures accueillent chaque année sensiblement le même nombre de passagers.

Deuxième impératif et non des moindres: disposer d’un site (salle de spectacles ou stade) qui ne soit pas en plein air, avec air conditionné, une jauge de 8 à 10.000 spectateurs minimum (qui représente 70% de la capacité du lieu afin de permettre l’installation du matériel technique et scénique de l’Eurovision), la complémentarité avec un centre de presse de 4.000m2 pouvant accueillir 1.500 journalistes et un espace de restauration et de coulisses de 6.000m 2. La salle de spectacle doit par ailleurs être disponible de manière exclusive plusieurs semaines entre la préparation du show et le démontage des structures.

Autant de points pour lesquels la Rockhal ne fait indiscutablement pas le poids, ne serait-ce que pour sa jauge maximale de 6.500 personnes debout ou l’agenda de ses concerts. Luxexpo alors, ? Le site du Kirchberg, multifonctionnel, serait vraisemblablement le meilleur atout du pays, puisque, assure-t-on en questionnant sa communication, il a déjà accueilli 12.000 personnes simultanément. Mais il pêche, entre autres défauts, par sa hauteur sous plafond insuffisante (15 mètres requis par l’UER). Face aux arènes modernes utilisées ces dernières années, Luxexpo pourrait paraître sous-dimensionné pour les standards de l’Eurovision. Le constat vaut autant pour la Coque, le complexe omnisports du Kirchberg, qui peut accueillir quelques milliers de spectateurs dans sa configuration spectacles.

Dernier point crucial, l’hébergement. Entre délégations, effectifs mobilisés pour la bonne tenue de l’Eurovision et spectateurs, ce sont 2.000 chambres d’hôtel à proximité du site qui sont demandées. La Ville de Luxembourg en comptait 3.583 en 2022 selon le Statec. Les capacités hôtelières du pays seraient donc mises à rude épreuve, mais pourraient tenir le choc, à condition de ne pas faire cohabiter le concours avec d’autres événements susceptibles d’attirer des touristes au Grand-Duché.

Quel coût pour l’organisateur?

Outre le challenge difficilement surmontable des infrastructures se pose la question du financement d’un tel événement. En 1973, suite à la victoire de la chanteuse française Anne-Marie David au Grand-Duché sous les couleurs du Luxembourg, RTL avait décliné une deuxième organisation en deux ans, en 1974, pour des raisons financières. La BBC avait alors sauté sur l’occasion.

Cinquante ans après, c’est pour d’autres évidentes raisons que l’Ukraine en guerre, lauréate de l’édition 2022, n’a pu accueillir l’Eurovision ce week-end. Auparavant, la tradition du pays vainqueur-pays organisateur a, à plusieurs reprises (1960, 1963, 1972 et 1980), été remise en question pour des contraintes économiques.

Serait-il crédible d’imaginer l’État, la capitale et CLT-UFA (RTL Luxembourg) financer la complexe organisation du divertissement en cas de succès? Tout en s’alignant sur le budget des dernières éditions? Éléments de réponse: celui-ci est grosso modo évalué entre 20 et 30 millions d’euros, et donc à même de siphonner tout ou partie du chèque annuel de , dans le cadre de sa mission de service public. Débloquer pareil investissement semble donc assez irréaliste pour un pays de la taille du Luxembourg qui, comme d’autres, n’aurait vraisemblablement aucun scrupule à renoncer à l’organisation en cas de succès.

D’autant plus à la lecture des difficultés rencontrées par certains diffuseurs ces dernières années. La presse locale rappelle en effet que RTP a perdu 4 millions d’euros à la suite de l’Eurovision 2018 tenu à Lisbonne. Le désengagement de l’État israélien a lui contraint la KAN à contracter un prêt sur 15 ans pour assurer la production de l’Eurovision 2019 à Tel-Aviv.

Au Luxembourg, le gouvernement a d’ores et déjà annoncé qu’il soutiendrait financièrement la participation du pays à l’édition 2024, via une convention avec CLT-UFA. Comprenez la prise en charge de la retransmission de l’événement et l’aide induite à l’UER (un ticket d’entrée dépendant de la taille et de l’économie du pays selon plusieurs médias spécialisés), la sélection du ou des candidats ainsi que l’envoi et la prise en charge d’une délégation sur le site du concours. À l’étranger, la somme nécessaire à cette participation peut atteindre plusieurs centaines de milliers d’euros: 377.000€ pour la télévision publique grecque cette année par exemple, dont 150.000€ de frais d’entrée.

Quelles retombées pour l’organisateur?

Ville hôte de l’édition 2022, Turin doit se frotter les mains depuis la parution du bilan de l’UER qui revendique «un impact économique et culturel unique»: les 119.000 articles publiés sur le net ont constitué un inestimable levier de communication, dont les recettes publicitaires globales sont estimées à 702 millions d’euros (+233M€ par rapport à 2021). 429 millions de personnes ont été touchées par les informations relatives à l’Eurovision, autant de points de contact avec la marque «Turin».

Selon la Chambre de commerce de la capitale du Piémont, 55.000 touristes ont découvert la ville grâce à l’événement et, selon un sondage réalisé par ses soins, 59% auraient l’intention de revenir. Elle évalue par ailleurs à 22,8 millions d’euros l’impact économique de l’événement, et l’impact médiatique à 66 millions d’euros.

Des audiences profitables à tous

La mesure du bilan de l’Eurovision ne serait pas complète sans l’imposant volet médiatique. En 2022, 161 millions de téléspectateurs cumulés ont regardé les trois shows. Les audiences numériques sont plus impressionnantes encore et témoignent de la puissance récente des réseaux sociaux: 75 millions de comptes touchés sur YouTube, 284 millions de vues de vidéos relevées la seule semaine de l’événement sur les plateformes sociales, dont une nette majorité sur Tiktok, fruit d’un partenariat avec l’UER. Enfin, 544 millions d’écoutes ont été relevées entre le 1er janvier et le jour J pour les chansons des 40 pays participants.

Le gouvernement luxembourgeois ne s’est pas trompé lorsqu’il a lancé le plan de communication ce vendredi: «Outre l’impact positif attendu tant au niveau culturel que dans le cadre du développement de l’industrie créative et des retombées économiques, la participation luxembourgeoise à l’Eurovision contribuera également à la promotion de la destination Luxembourg, de ses valeurs et de son image de marque

La logique qui berce n’est pas si différente, au coût plus modeste, mais aux recettes directes et indirectes non négligeables (plusieurs millions d’euros injectées dans l’économie). Sans parler des éventuelles retombées touristiques qui perdurent à plus long terme, dès lors que le pays hôte véhicule une image positive et accueillante.

À travers le retour du Grand-Duché sur la scène de l’Eurovision, c’est donc bel et bien une anomalie que réparent les parties prenantes du dossier. L’enjeu est bien là: lorgner l’exposition à la lumière sur tout un continent et même au-delà. Pour le Luxembourg, désormais, l’important sera donc bel et bien de participer.