«Les fonds d’investissement ne sont là que pour le business. Ils n’ont rien à faire dans le football!» En avril dernier, Christophe Dugarry, champion du monde en 1998 et d’Europe deux ans plus tard avec la France, y est allé d’une petite sortie médiatique dans les pages du journal L’Équipe. Et cela a fait pas mal parler, forcément. L’ancien attaquant, devenu une des voix qui portent dans le monde médiatique sportif hexagonal (même s’il s’est mis un peu en retrait ces derniers mois), n’avait guère apprécié de voir le fonds d’investissement américain King Street se désengager quelques jours plus tôt des Girondins de Bordeaux – le club où il a effectué une bonne partie de sa formation. Et de placer ce dernier dans une situation des plus délicates.
Mais la réflexion de l’ex-consultant vedette de Canal+ et de RMC n’est pas qu’à mettre sur le coup de l’émotion. Car sa critique n’est pas un acte isolé. On aurait même envie de dire que celle-ci reflète plutôt une tendance partagée par une partie du monde du football, celle qui a parfois un peu de mal à accepter certaines modernisations de ce sport né voici plus de 150 ans. Surtout quand il s’agit de financement ou tout simplement de business. Des adeptes du «c’était mieux avant». Qui ont donc du mal à voir d’un bon œil le déploiement des fonds d’investissement observé ces derniers mois au sein de clubs de foot situés un peu partout en Europe.
D’hommes d’affaires locaux à des milliardaires
«Historiquement, il y a toujours eu des gens prêts à investir dans les clubs de foot. Mais ce n’était pas des fonds d’investissement. Tout simplement parce que ces clubs n’étaient pas considérés comme des investissements économiques», explique Dan Jones, leading partner du Sports Business Group au sein de Deloitte. Ce dernier fait référence à une époque de plus en plus lointaine où les clubs étaient détenus par des hommes d’affaires «locaux», ces derniers étant souvent des fans de l’équipe en question ou trouvant tout simplement dans leurs fonctions des connexions intéressantes pour leurs affaires.
«C’était une époque où l’on dépensait, sur la saison, tout ce qu’on avait gagné sur la même période. Mais le propriétaire savait bien qu’après 5, 10 ou 15 ans à la tête de ce club, il trouverait toujours bien quelqu’un pour prendre sa suite. Et qu’il retrouverait son argent lors de cette (re)vente», continue le spécialiste de chez Deloitte. «Un phénomène qui n’a pas diminué durant ces 20 dernières années, avec l’augmentation des revenus du football. Et notamment le phénomène des droits télé. Avant l’émergence du Covid, il n’y avait jamais eu autant d’argent dans le football qu’aujourd’hui.»
Le contexte autour des clubs a changé
Dans un marché qui n’a cessé de se développer, les clubs ont cherché des ressources afin d’augmenter constamment leur capital. On est ainsi passé de propriétaires locaux à des millionnaires, et puis à des milliardaires n’étant plus forcément des personnes physiques.
Et les fonds d’investissement ont commencé à se passionner pour le foot. «Par nature, ceux-ci ne sont pas intéressés par des opérations où l’on perd de l’argent à chaque exercice. Ce qui était historiquement le cas du foot. Sauf que, ces dernières années, l’arrivée de ces fonds a été favorisée par plusieurs éléments. Le fait tout d’abord qu’il n’y a jamais eu autant d’argent en jeu, comme je l’ai déjà précisé.
À côté, la gestion des clubs a beaucoup progressé aussi, vers une plus grande professionnalisation. Et puis, il y a une autre donnée importante qui est rentrée dans la danse: l’arrivée du ‘fairplay financier’ imposé par la fédération européenne (l’UEFA, ndlr). Cette dernière a instauré des lignes de contrôles au niveau financier comme on n’en avait jamais vu auparavant dans ce sport.»
Mbappé, l’exemple ultime du «trading»
Tout cela a donc formé un terreau idéal pour attirer ces fonds d’investissement.
Qui plus est que ces derniers voient aussi d’un œil intéressé la mise en place d’une nouvelle possibilité de rentabiliser leurs investissements dans le foot: la politique de «trading de joueurs». Celle-ci consistant à acheter (ou former) de jeunes éléments à haut potentiel, les laisser se développer puis exploser, avant de les revendre avec une belle plus-value à la clé. Et cela peut rapporter gros. L’exemple ultime étant certainement l’international français Kylian Mbappé, arrivé en Principauté de Monaco à 14 ans et revendu en 2017 par le club monégasque au PSG pour une somme évaluée à 180 millions d’euros.
Un montant qui peut paraître peu élevé quand on voit les milliards que brassent certains fonds d’investissement. Mais qui constitue tout de même une belle plus-value compte tenu de l’investissement généralement consenti pour devenir majoritaire dans un club professionnel. À titre d’exemple, voici quelques semaines, le journal L’Équipe, généralement bien informé, expliquait ainsi que les propriétaires du club de Saint-Étienne seraient prêts à céder celui-ci contre 20 millions d’euros. Un prix forcément plancher pour une équipe de Ligue 1 française. Généralement, on se situe plus haut. Voici deux ans, l’OGC Nice, lui, était tombé dans l’escarcelle de Jim Ratcliffe, patron de la société Ineos et plus grosse fortune du Royaume-Uni, pour un montant évalué au-dessus des 100 millions d’euros. Ce qui en faisait la plus grande somme investie pour un club de football en France.
Quand on quitte l’Hexagone, les chiffres peuvent s’affoler un peu plus. En 2017, on évoquait ainsi, par exemple, une somme de 740 millions d’euros pour l’achat de l’AC Milan (qui appartenait jusque-là à Silvio Berlusconi) par des investisseurs chinois. Et dans certains autres cas, on peut aisément dépasser le milliard.
Différentes stratégies existent
«Sur le marché européen, on retrouve des clubs un peu à tous les prix», reprend Dan Jones. «Si vous voulez prendre le contrôle d’un club estampillé ‘Super League’, le top du top donc, vous vous situez, en effet, avec un achat en milliards de dollars. Mais beaucoup sont intéressés par des clubs d’un niveau inférieur.»
Et l’analyste d’évoquer trois différentes stratégies possibles pour un fonds s’engageant dans un club de foot. «Le niveau auquel vous voulez investir a une influence sur le prix qu’il faudra payer pour acquérir le club. Tout comme il induit aussi des risques et des récompenses différentes en termes d’espérances futures. Acheter un club ‘Super League’ coûte très cher, comme je l’expliquais, mais c’est l’assurance de rester à une place forte du football européen, et donc d’obtenir les rentrées que celle-ci implique. On peut aussi décider d’investir dans un club de niveau inférieur d’un des grands championnats européens. Avec, cette fois, l’idée de le faire grandir et de l’amener jusqu’à une place qui lui donnera un ticket pour les compétitions européennes et les revenus importants qui en découlent. Prenons un exemple: si vous achetez une équipe qui est 12e en Angleterre et que vous l’amenez jusque dans le top 4, vous aurez alors le retour dont vous rêvez! Enfin, on a aussi vu pas mal de fonds prendre les rênes de clubs évoluant en D2, notamment en France. Cela peut surprendre, mais leur but, à eux, est tout simplement d’accéder à l’élite nationale.» Où ils auront alors droit à des droits télé bien plus élevés.
Parti pour durer
«On retrouve donc des situations bien différentes suivant le niveau auquel vous souhaitez investir. Mais avec une conclusion toujours similaire: pour réussir financièrement, il faut réussir à briller sur le plan sportif! C’est la meilleure manière d’augmenter la valeur du club que vous avez acquis. On oppose souvent le succès sportif au financier, alors qu’en réalité, les deux avancent de concert.»
Une manière de voir les choses pas vraiment en adéquation avec celle énoncée voici quelques semaines par Christophe Dugarry…
Ce dernier, comme beaucoup d’autres, risque bien de devoir se faire une raison: les fonds d’investissement sont certainement dans la place pour un petit temps. Acheter bas pour revendre haut, voilà une des philosophies de ces fonds. Et compte tenu de la situation économique générale actuelle du football, les occasions de prendre le contrôle de clubs à bon prix risquent de se multiplier. Avec l’espoir donc de voir une belle embellie se matérialiser par la suite…
Jeudi: L’avenir du football passe par la data.