Les millennials n’ont plus les mêmes priorités, les mêmes besoins, ni les mêmes tabous que leurs aînés. Comme la plupart des industries, la banque privée doit donc rapidement se remettre en question. (Photo: Shutterstock)

Les millennials n’ont plus les mêmes priorités, les mêmes besoins, ni les mêmes tabous que leurs aînés. Comme la plupart des industries, la banque privée doit donc rapidement se remettre en question. (Photo: Shutterstock)

Les millennials, nés entre le début des années 80 et l’an 2000, sont en passe de prendre le contrôle de la colossale fortune accumulée par la génération qui les précède. Pour la banque privée, il est urgent d’apprendre à mieux connaître ces nouveaux clients, dont les attentes sont très différentes de celles de leurs aînés.

Dans les prochaines années, une fortune comme jamais il ne s’en était accumulé sera progressivement transmise à la génération suivante, née entre 1980 et l’an 2000. Actuellement, on estime que plus de la moitié des actifs à investir est déjà détenue par cette «nouvelle génération». D’ici 2025, 75% de ces actifs seront passés dans leurs mains.

Pour la banque privée, il est donc primordial de parvenir à retenir les héritiers des clients actuels, mais aussi d’en attirer de nouveaux, qui auront quitté leur banque pour voir si l’herbe n’est pas plus verte ailleurs. En effet, si l’on en croit une étude menée par PwC (A revolution both quiet and loud), ces nouveaux clients de la banque privée n’hésiteront pas à se mettre en quête d’une nouvelle banque: 50% des membres de cette nouvelle génération seraient ainsi prêts à changer de conseiller bancaire.

Soucieux de leur autonomie, certains ne seraient même pas contre l’idée de se passer complètement de la banque privée pour la gestion de leurs actifs. Voilà de quoi faire réfléchir les têtes pensantes de ce secteur, au Luxembourg comme ailleurs.

Sécuriser les capitaux dans le temps

Si la situation peut sembler aussi préoccupante, c’est parce que, comme on peut s’en rendre compte à la lecture de ces quelques éléments, les millennials n’ont plus les mêmes priorités, les mêmes besoins, ni les mêmes tabous que leurs aînés. Comme la plupart des industries, la banque privée doit donc rapidement se remettre en question.

«Pour nous, ce transfert majeur de fortune transgénérationnel constitue un enjeu commercial fort, explique , deputy CEO et head of private banking Europe chez la Banque Privée Edmond de Rothschild. Il s’agit en effet de sécuriser les capitaux que nous avons sous gestion, et ce de manière durable. À cet effet, nous avons mis en place toute une organisation d’accompagnement de la génération future. Il faut non seulement parvenir à améliorer l’entrée en relation, notamment à travers la mise en place d’outils digitaux, mais aussi diversifier nos offres d’investissements, renforcer le développement de nos équipes commerciales, etc.»

Les millennials sont mieux informés et arrivent avec une idée assez précise de ce qu’ils souhaitent.
­Stéphane Pardini

­Stéphane Pardinideputy CEO et head of private banking EuropeBanque Privée Edmond de Rothschild

La première caractéristique des millennials, selon le directeur général adjoint de la Banque Privée Edmond de Rothschild, serait leur meilleure connaissance du secteur de l’investissement. La disponibilité de l’information n’ayant jamais été aussi grande, ils sont en effet habitués à trouver par eux-mêmes les réponses à leurs questions, avant même de s’adresser à leur banquier.

«Alors que les baby-boomers se demandaient comment ils devaient agir pour faire fructifier leurs avoirs et nous consultaient pour obtenir un conseil à ce sujet, les millennials sont mieux informés et arrivent avec une idée assez précise de ce qu’ils souhaitent», indique ­Stéphane Pardini.

Conséquence: les conseillers bancaires doivent être particulièrement bien formés pour ne pas être surclassés par le client qu’ils ont en face d’eux, et qui a déjà bien fait ses devoirs avant de consulter son banquier. «Nous avons renforcé la formation de nos équipes afin d’éviter cet écueil: le banquier privé doit être de plus en plus sophistiqué pour traiter avec cette nouvelle clientèle.»

Démêler le vrai du faux

S’ils doivent donc veiller à conserver suffisamment de crédit aux yeux de leur clientèle, les banquiers privés ont aussi parfois un rôle de pédagogues, pour expliquer à ces nouveaux clients que ce qui a pu être lu en ligne, par exemple, n’est pas parole d’évangile.

«Il s’agit en effet de l’une de nos missions, confirme Serge Cammaert, directeur de Delen Private Bank Luxembourg, une banque privée belge installée depuis plus de 30 ans au Luxembourg. Selon nous, le banquier privé doit toujours conserver suffisamment de recul, ne pas succomber aux modes et à tout ce qui fait le buzz, pour délivrer le bon conseil à cette clientèle jeune, et parfois impétueuse.»

D’ailleurs, le directeur de Delen Private Bank pointe également les contradictions que revêt la catégorisation générationnelle, particulièrement alimentée par les médias. «Je pense que le changement de mentalité n’est pas forcément propre à cette génération des millennials, qu’il est d’ailleurs difficile de catégoriser. Personnellement, je me situe entre les millennials et les baby-boomers, et je suis adepte, depuis de nombreuses années, des nouvelles technologies pour la gestion de mes actifs. Je pense qu’il en va de même de l’intérêt pour les investissements durables, qui n’est pas proprement le fait des personnes nées entre 1980 et 2000. D’ailleurs, certaines de ces personnes y sont moins sensibles que d’autres. Si une transformation est bien à l’œuvre, il faut donc plutôt parler d’un changement sociétal profond, qui s’étale sur plusieurs décennies, plutôt que d’une transition générationnelle.»

Nous ne croyons pas à la digitalisation à outrance, comme elle est visée par certaines institutions. La machine ne pourra pas remplacer l’Homme pour tout.
Stéphane Pardini

Stéphane Pardinideputy CEO et head of private banking EuropeBanque Privée Edmond de Rothschild

Anticipant ce changement, Delen a lancé il y a déjà quelques années une app extrêmement complète, grâce à laquelle le client peut à la fois avoir une vue sur l’entièreté de son patrimoine – immobilier, portefeuilles d’investissement, assurances, participations dans des sociétés, objets d’art, etc. –, placer ses documents importants dans un coffre-fort digital, et créer un plan patrimonial personnalisé, permettant notamment de planifier sa succession de façon optimale.

Chez Edmond de Rothschild aussi, on a pris conscience de l’importance du numérique pour la nouvelle génération, notamment au niveau de l’entrée en relation, ou encore pour répondre à des contraintes réglementaires. «Mais nous ne croyons pas à la digitalisation à outrance, comme elle est visée par certaines institutions. La machine ne pourra pas remplacer l’Homme pour tout, notamment pour les questions concernant les stratégies patrimoniales. L’utilisation de robo-advisors pour la gestion financière, par exemple, n’est pas du tout un objectif au sein de notre institution», précise Stéphane Pardini.

Des services qui dépassent le financier

Il est clair qu’un public plus jeune sera sensible aux facilités qu’offrent les technologies numériques. Il semble même difficile, aujourd’hui, de se passer de ces outils qui facilitent considérablement la vie des clients. Mais ce qui semble vraiment faire la différence aux yeux des millennials, c’est le fait de se voir offrir un accompagnement qui dépasse le conseil strictement financier.

«Bien entendu, le rendement reste un élément important pour les nouvelles générations, comme pour celles qui les ont précédées. Mais pas à n’importe quel prix. On constate ainsi clairement que d’autres éléments sont aujourd’hui autant pris en considération que le critère financier, estime Serge ­Cammaert. Au-delà de la nécessité de leur offrir des outils digitaux pour toute une série de services, les millennials souhaitent surtout que l’institution à laquelle ils confient leur patrimoine soit socialement responsable. En outre, et il s’agit là d’une règle qui n’est pas neuve, cette génération accorde toujours beaucoup d’importance à la relation personnelle avec le banquier. Celui-ci doit pouvoir les conseiller sur un nombre important de sujets, et pas seulement sur un investissement.»

Il n’est pas rare qu’une famille nous demande d’organiser une réunion avec les enfants ou les ayants droit, afin de mieux planifier la succession et d’expliquer aux enfants, parfois béotiens en la matière, tout ce qu’il faut savoir sur la gestion de patrimoine.

Serge Cammaertdirecteur de Delen Private Bank Luxembourg

Les banquiers privés de Delen jouent par exemple un rôle actif dans la préparation de la succession, en capitalisant sur la relation de confiance instaurée depuis des générations avec certaines familles. «Il n’est pas rare qu’une famille nous demande d’organiser une réunion avec les enfants ou les ayants droit, afin de mieux planifier la succession et d’expliquer aux enfants, parfois béotiens en la matière, tout ce qu’il faut savoir sur la gestion de patrimoine, complète Serge Cammaert. L’importance de cette relation continue donc à être bien perçue par les nouvelles générations. De notre côté, nous devons impérativement veiller à garantir une certaine forme de stabilité dans nos équipes: nos clients s’attendent à traiter avec la même personne durant de longues années.»

Être responsable, plutôt que faire du responsable

Pointée du côté de Delen, l’importance de proposer à la nouvelle génération des investissements durables n’est pas un mythe.

«La question était peut-être évoquée il y a quelques années, mais aujourd’hui,  il y a une demande quasiment systématique, de la part des millennials, de donner du sens à leur investissement, explique Stéphane Pardini. Le respect des critères ESG (environnementaux, sociaux et de gouvernance, ndlr) est donc devenu essentiel. Cela dit, il s’agit d’un élément qui est dans l’ADN d’Edmond de Rothschild depuis déjà très longtemps. L’environnement de cette classe d’actifs est beaucoup plus profond, et permet de construire des allocations d’actifs d’investissements durables permettant d’obtenir des rendements très compétitifs.»

Pour répondre à cette demande devenue plus prégnante dans le chef des millennials, toutes les banques offrent donc une gamme d’investissements plus durables. Certaines souhaitent toutefois aller plus loin pour séduire cette clientèle.

Les nouvelles générations posent peut-être des conditions plus précises à leurs investissements, elles veillent à ne pas financer la fabrication d’armes, par exemple, à ne pas bafouer les droits de l’Homme ou à ne pas nuire à l’environnement.

Serge Cammaertdirecteur de Delen Private Bank Luxembourg

«Finalement, cela fait longtemps qu’on parle d’ESG, indique Serge Cammaert. Mais les nouvelles générations posent peut-être des conditions plus précises à leurs investissements, elles veillent à ne pas financer la fabrication d’armes, par exemple, à ne pas bafouer les droits de l’Homme ou à ne pas nuire à l’environnement. Cela dit, chez Delen, nous souhaitons offrir les mêmes garanties de durabilité à tous nos clients, pas seulement à ceux qui l’exigent. Il nous semble en effet plus intéressant d’être globalement durable, en tant qu’institution, plutôt que de se contenter de proposer des investissements durables.»

En agissant de la sorte, Delen compte attirer un nouveau public, pour qui l’éthique est un critère fondamental.

Un attrait marqué pour le non-coté

Au-delà de la durabilité, il faut également souligner l’intérêt des nouvelles générations pour d’autres formes d’investissement, non cotées, ou marquées par une plus grande illiquidité. C’est le cas notamment de l’immobilier, ou du private equity.

«L’attrait marqué des millennials pour ce type d’investissement est l’une des conséquences des crises de 2008 et 2011, analyse Stéphane Pardini. Il y a en effet eu une certaine forme de déception de la part des investisseurs. Certains estiment aujourd’hui que les marchés financiers sont trop volatils et souhaitent donc intégrer des actifs tangibles dans leur allocation globale d’actifs. Nous répondons bien entendu à cette nouvelle tendance en consacrant une partie de notre offre à des investissements illiquides. Cela dit, notre rôle est également de remettre l’église au milieu du village en expliquant précisément les contraintes de cette classe d’actifs, comme par exemple la durée de blocage des fonds. C’est la raison pour laquelle il convient d’associer systématiquement cette classe d’actifs illiquides à des investissements financiers liquides.»

Selon moi, les fondamentaux restent les mêmes: notre rôle est toujours d’offrir une assurance par rapport au patrimoine qui nous est confié, quelles que soient les formes d’investissement à la mode.

Serge Cammaertdirecteur de Delen Private Bank Luxembourg

Serge Cammaert qualifie quant à lui cette tendance de «mode». «Certes, le private equity gagne aujourd’hui du terrain, mais il y a toujours eu ce genre de phénomènes ponctuels, explique-t-il. Selon moi, les fondamentaux restent les mêmes: notre rôle est toujours d’offrir une assurance par rapport au patrimoine qui nous est confié, quelles que soient les formes d’investissement à la mode.»

Des banquiers moins généralistes

Si certains phénomènes semblent passagers, il est incontestable que la prise en main de la fortune des baby-boomers par les millennials introduit un profond changement dans le secteur de la banque privée. Celui-ci se traduit notamment par une transformation du métier de banquier privé, amené à perfectionner ses connaissances et à porter plusieurs casquettes.

«Nous souhaitons que nos banquiers agissent comme des ‘family businesses’ en prenant en compte l’ensemble des classes d’actifs, ainsi que le passif, illustre Stéphane Pardini. Pour y parvenir, nous les formons à plusieurs métiers connexes: celui du crédit, de l’immobilier, du private equity, etc. Au-delà de la formation que nous assurons en interne, nous cherchons à renforcer régulièrement nos équipes existantes par de nouveaux profils complémentaires.»

Cette diversification des métiers est aussi marquée par la transformation digitale. «Chez Delen Belux, nous avons une petite centaine d’informaticiens sur un total de 350 collaborateurs, indique Serge Cammaert. Cela montre bien l’importance que nous accordons au sujet.» Et cela constitue un défi de plus pour la banque privée, amenée à chasser sur un territoire où les profils IT se font de plus en plus rares…

Menace ou opportunité pour la banque privée?

Grâce à ces nouveaux profils, la banque privée peut aujourd’hui offrir des services complémentaires à ceux qui relèvent strictement du champ financier. Mais finalement, le développement de cette offre diversifiée n’était-il pas une condition de la survie même des banques privées?

En effet, face à une clientèle mieux informée, plus exigeante sur la durabilité et demandant des placements plus diversifiés, la banque privée avait-elle un autre choix? On peut raisonnablement penser que non, d’autant que le besoin d’autonomie des millennials, jusque dans leur gestion patrimoniale, est un autre élément qui les caractérise.

Autrement dit, si l’offre ne répond pas à leurs desiderata, pourquoi ne géreraient-ils par leurs différents placements eux-mêmes, avec les nombreux outils aujourd’hui à leur disposition?

Grâce aux outils digitaux et à l’évolution de la réglementation, nous avons aujourd’hui une manne de données très qualitatives sur nos clients.
Stéphane Pardini

Stéphane Pardinideputy CEO et head of private banking EuropeBanque Privée Edmond de Rothschild

«Je ne pense pas que ce besoin d’autonomie soit généralisé, répond Serge Cammaert. Si de jeunes clients passionnés par les marchés semblent intéressés par une reprise en main de la gestion de leur patrimoine, nous n’avons aucune difficulté à leur dire de le faire, ou de confier leur patrimoine à d’autres institutions. Nous avons d’ailleurs toujours opéré de la sorte. Je trouve toutefois que l’autonomie est déjà bien plus importante aujourd’hui que par le passé. Grâce aux outils digitaux que nous mettons à disposition, chaque client peut avoir une vue instantanée de ses différents actifs et interagir facilement avec la banque.»

Stéphane Pardini, lui aussi, préfère voir le verre à moitié plein en soulignant les opportunités qu’offre la transformation digitale. «Grâce aux outils digitaux et à l’évolution de la réglementation, nous avons aujourd’hui une manne de données très qualitatives sur nos clients, explique-t-il. Grâce à ces données, nous avons l’opportunité de bien mieux connaître nos clients et d’être chirurgicaux dans notre approche commerciale en poussant la bonne offre au bon moment. Au final, le service au client ne peut qu’en être amélioré.»