«Si nous avions su que la charge de boulot était telle, nous aurions mis plus d’une personne sur ce projet», explique Denis Scuto. (Photo: J.C./M.M.)

«Si nous avions su que la charge de boulot était telle, nous aurions mis plus d’une personne sur ce projet», explique Denis Scuto. (Photo: J.C./M.M.)

1946-2021. Les CFL ont fêté l’année dernière leurs 75 ans. Et pour l’occasion, un livre réalisé en collaboration avec l’Université du Luxembourg paraît. Histoire de montrer le développement d’une entreprise au parcours étroitement lié à l’histoire économique, sociale et politique de son pays.

Présenté voici quelques jours, «Les CFL en mouvement depuis 75 ans» est le fruit du travail de recherche de Sébastien Moreau, historien et chercheur associé au C²DH, le Luxembourg Centre for Contemporary and Digital History de l’Université du Luxembourg. Un ouvrage de plus de 250 pages dédié à l’histoire et à l’évolution des Chemins de fer luxembourgeois qu’a supervisé Denis Scuto, directeur adjoint au C²DH.

D’où vient l’idée de base de ce livre?

Denis Scuto. – «Tout part d’un contact pris en 2017 avec Nico Wennmacher, l’ancien président de la Fédération nationale des cheminots (FNCTTFEL), Jeannot Waringo (président du conseil d’administration des CFL) et Marc Wengler (directeur général des CFL). Ces derniers étaient intéressés par l’écriture de l’histoire des CFL sur les dernières décennies, c’est-à-dire depuis l’européanisation et la libéralisation des transports. Ce qui constituait un défi énorme pour des CFL qui, à la base, étaient pensés comme une administration plutôt qu’une entreprise.

Voyant l’anniversaire des 75 ans se profiler, de mon côté, j’ai expliqué que ce serait bien de prévoir ce projet dans ce cadre-là. On s’est ainsi mis d’accord d’évoquer toute l’histoire des chemins de fer chez nous, tout en mettant l’accent sur cette période plus récente. D’où la présence, ainsi, d’un chapitre réservé au fret ferroviaire, ce dernier ayant connu une véritable renaissance au 21e siècle.

L’élaboration de cet ouvrage a pris combien de temps?

«Trois ans! Une première année avec la tête véritablement dans les archives. Puis, deux autres qui ont été réservées à la recherche et à la rédaction. Il faut se rendre compte que ce livre représente des milliers d’heures de recherche, sur divers supports. Le travail abattu par l’auteur (et chercheur post-doctorant) Sébastien Moreau a été assez gigantesque. Il a été aidé dans sa tâche par un étudiant assistant, Thomas Woloszyn, mais aussi entouré par un comité scientifique composé d’Andreas Fickers, directeur du C²DH, Jacques Maas, un spécialiste de l’histoire de la sidérurgie, moi-même et deux autres professeurs de l’Université parisienne de la Sorbonne. Néanmoins, si nous avions su que la charge de boulot était telle, nous aurions mis plus d’une personne sur ce projet.

Un ouvrage scientifique richement illustré qui a demandé trois ans de travail.  (Photo: J.C./M.M.)

Un ouvrage scientifique richement illustré qui a demandé trois ans de travail.  (Photo: J.C./M.M.)

Qu’est-ce qui a été le plus marquant?

«Écrire sur des périodes récentes est toujours un défi pour les historiens. Parce que, souvent, l’accès aux archives n’est pas évident. Et puis, il manque aussi parfois un certain recul… Sébastien Moreau a réussi à le faire avec ce livre. À ma connaissance, c’est la première fois que le passé récent des CFL (à savoir ces 30 dernières années) est ainsi évoqué en détail. Cela a été rendu possible par le fait que ces mêmes CFL nous ont donné accès à tout, même aux rapports du CA. Nous avons aussi pu bénéficier de nombreux témoignages des employés et employées des CFL. Un appel avait d’ailleurs été lancé au personnel (actif ou retraité) afin qu’il puisse apporter sa contribution, également par des objets, photos et documents écrits.

Vous l’imaginez, cela a nécessité un énorme boulot au niveau de la numérisation. Mais comme nous sommes un centre de recherche digital, nous avons pu utiliser notre savoir-faire en la matière. Et puis, les CFL ont aussi engagé Fränz Hausemer en tant que consultant sur le projet. Ce dernier est réalisateur et a filmé les différents témoignages, une grande partie de ceux-ci étant d’ailleurs utilisés dans l’expo virtuelle qui est également en ligne depuis décembre…

D’autres éléments marquants?

«Oui. La mise en avant, dans cet ouvrage, de l’histoire sociale des cheminots eux-mêmes, ce groupe socioprofessionnel plutôt singulier dont l’évolution s’est faite au fil des mutations de la société luxembourgeoise. Et puis, je me dois de préciser que c’est un ouvrage avec beaucoup de différents niveaux de lecture. Ce que nous proposons ici est très riche et varié, à la fois scientifique et abondamment illustré. Avec des textes évidemment, mais aussi des cartes, des graphiques, des infographies… Histoire de concentrer 75 ans en un peu plus de 250 pages.

La libéralisation était un immense défi, quand on réfléchit à la problématique qui était sous-jacente aux débuts des CFL, à savoir qu’un service public ne pouvait pas être rentable.
Denis Scuto

Denis Scutosuperviseur du livredirecteur adjoint au C²DH

Vous évoquiez une mise en avant des dernières décennies. Que retenir justement de celles-ci?

«À partir du moment où le transport ferroviaire s’est libéralisé, c’est-à-dire autour de l’an 2000, on constate une grosse césure avec le passé. Cela a marqué le développement vers une entreprise présente dans un marché concurrentiel. Une entreprise qui a réussi à devenir rentable, grâce au fret notamment. C’était un immense défi, quand on réfléchit à la problématique qui était sous-jacente aux débuts des CFL, à savoir qu’un service public ne pouvait pas être rentable. Une belle transformation à mettre au crédit de cette entreprise. Après, on constate un autre grand changement depuis une dizaine d’années désormais. En raison de l’urgence climatique, de l’écologie et d’un changement de mentalité au sein de la population, le transport sur rails est à nouveau très demandé. C’est tout le contexte macroéconomique qui s’en est trouvé changé. Alors que, depuis les années 1950-1960, la philosophie était ‘tout pour l’automobile’, depuis une décennie, on recommence à poser des rails. Histoire notamment de pouvoir faire voyager tous ces frontaliers et frontalières qui sont un des moteurs du boom de l’économie luxembourgeoise.

Les chocs pétroliers, la crise de la sidérurgie, etc., ont provoqué un certain déclin dans les autres pays. Alors que, chez nous, grâce à la place financière, on a connu une autre situation, une dynamique bien différente.
Denis Scuto

Denis Scutosuperviseur du livredirecteur adjoint au C²DH

Pour un historien, traiter d’un sujet aussi «jeune» que cette transformation des CFL est aussi excitant que de se plonger dans des événements à plus grande portée historique?

«Totalement! En même temps, au C²DH, nous sommes un institut du temps présent. Pour nous, il est de plus en plus important d’effectuer des recherches sur l’histoire récente. On se situe davantage dans les besoins que le public actuel peut avoir. On cherche à aider ce dernier à comprendre le monde dans lequel il vit. On s’intéresse ainsi de plus en plus aux mutations des sociétés après les années 1970. Ce qui est d’ailleurs très intéressant d’un point de vue luxembourgeois. Après les Trente Glorieuses (jusqu’en 1974), on a enchaîné avec les chocs pétroliers, la crise de la sidérurgie, etc. Ce qui a provoqué un certain déclin dans les autres pays. Alors que chez nous, grâce à la place financière, on a connu une autre situation, une dynamique bien différente. Une vraie relance, en somme. Il est donc très pertinent de voir comment le Luxembourg évolue, en comparaison, par exemple, à ses voisins allemands, belges et français. C’est assez passionnant, même si nous pouvons parfois manquer de recul ou d’archives.

On peut voir une partie de l’évolution du Luxembourg dans l’histoire des CFL?

«Oui. Déjà dans le type de gouvernance, ce dernier donnant un pouvoir de codécision aux syndicats. C’est assez typique d’un modèle luxembourgeois où les syndicats et le patronat sont invités à la table des négociations et y ont un certain poids. Après, on peut même se demander aussi si l’éclosion de la place financière n’a pas influé sur ce même mode de gouvernance des CFL…

Et quel est votre avis sur la question?

«Je crois que c’est le cas. Avec la tertiarisation et la création de cette place bancaire, il y a eu une orientation à l’international. Et, à mon sens, celle-ci a joué sur le fait que les Chemins de fer luxembourgeois n’ont pas commencé à ‘pleurer’ à la libéralisation du rail. Cela aurait pu se concevoir, dans la mesure où cela signifiait quand même une certaine disparition de la protection par l’État. Or, ils se sont plutôt dit: ‘s’il y a des marchés à prendre, lançons-nous!’ Ce qui est significatif d’une culture d’entreprise très différente de ce que l’on connaissait par le passé. Et, dans ce sens, c’est la place financière qui a influencé les CFL à ce niveau-là.»