Gaëtan Salerno est portfolio manager chez ING Luxembourg Private Banking.  (Photo: Maison Moderne)

Gaëtan Salerno est portfolio manager chez ING Luxembourg Private Banking.  (Photo: Maison Moderne)

La valse des desserrements monétaires a officiellement commencé. Certaines banques centrales s’offrent encore le temps de prendre des détours mais elles devraient, elles aussi, bientôt se joindre à cette danse charmante.

Au premier temps de la valse

Il n’aura donc pas fallu patienter vingt ans après la pause, mais quelques trimestres tout au plus, avant d’assister à une première salve de baisses de 25 points de base (pdb) des taux directeurs de plusieurs grandes banques centrales du G10. Fin mars, la Banque nationale suisse avait été la première à entrer sur la piste, suivie de près, en mai, par la Riksbank, son homologue suédoise. Début juin, elles ont été rejointes par deux autres mastodontes: la Banque du Canada et la Banque centrale européenne (BCE).

Comment osent-elles agir de la sorte, me direz-vous, face à une inflation toujours si élevée! Dans leur logique monétaire, il s’agit de délivrer des baisses de taux pour accompagner la convergence (lente et chahutée) de l’inflation vers sa cible fixée à 2%. Dans l’ensemble, on admettra que, malgré les troubles (géo) politiques, l’économie mondiale s’en tire à bon compte jusqu’ici, laissant toutes ses chances au scénario d’atterrissage ultra-doux. Preuve en est: selon le dernier décompte du FMI, presque aucun pays ne serait en récession en 2024, contre 24 l’an dernier et 154 en 2020.

Les États-Unis présentent bien quelques signes de faiblesse très relatifs, les excédents d’épargne accumulés durant la pandémie étant épuisés, mais la consommation (2/3 du PIB) reste malgré tout pilotée par la progression positive des revenus disponibles des ménages grâce notamment à la résilience du marché du travail. Quant à la zone euro, elle n’aura finalement pas franchi la ligne d’entrée en récession avec laquelle elle flirtait depuis un an et les signaux de redressement modeste et graduel se multiplient. Du côté de l’inflation, la pause observée récemment ne remet pas en cause le processus général de désinflation. De quoi sourire déjà!

Au deuxième temps de la valse

Les cycles monétaires des États-Unis et de l’Europe sont souvent présentés selon un schéma de meneur-suiveur dans lequel la Réserve fédérale américaine (Fed) donne le ton (durcissement ou assouplissement) et la BCE suit avec un pas de retard. Dans la majorité des cycles, la BCE a en effet démarré et conclu son cycle de taux après la Fed, l’écart pouvant aller de quelques mois (1999, 2011, 2022) jusqu’à plus d’une année (2005). En soi, cette forte corrélation des politiques de la BCE et de la Fed n’a rien de troublant. Les États-Unis et l’Europe ont des liens commerciaux et financiers étroits. Les cycles économiques sont fortement synchronisés et, par conséquent, il en va de même des cycles monétaires. Il y a tout de même des exemples de divergence des politiques monétaires, comme celle survenue dans les années 2010.

A peine sortie de la Grande Récession de 2008, la Zone Euro connaît un double-dip [1] sur fond de crise de la dette des pays périphériques. Elle est alors au bord de la déflation, ce qui amènera la BCE à prendre des mesures non-conventionnelles (taux négatif, assouplissement quantitatif), si bien que la BCE n’a pas suivi la Fed dans le cycle de remontée des taux de 2015-2019.

Droite dans ses ballerines! La BCE aura donc cette fois-ci dégainé avant la Fed. En début d’année, pléthore de spécialistes de la politique monétaire doutaient de sa capacité à baisser ses taux avant la Fed. Leur raisonnement? La différence du loyer de l’argent entre la Zone Euro et les États-Unis allait profiter aux titres en dollars. De quoi faire grimper le billet vert face à l’euro et renchérir les importations. Et donc alimenter les pressions inflationnistes. Sauf que Mme Lagarde les a rapidement recadrés. L’action de la BCE dépend des données économiques mais pas des décisions de la Fed, a-t-elle rappelé. Avant d’annoncer une première baisse de taux le 6 juin, un geste que la BCE n’avait plus posé depuis… mars 2016! Elle a ainsi réduit ses trois taux directeurs de 25 pdb, le taux de refinancement principal étant ramené à 4,25% et le taux de dépôt à 3,75%. D’ici à la fin d’année, les investisseurs misent sur une à deux baisses de taux supplémentaires.

Outre-Atlantique, la Fed en butte à une inflation à 3,3% a estimé en juin qu’il n’était pas encore l’heure d’entrer dans la danse et a gardé la fourchette des taux des Fed funds inchangée à 5,25-5,50% pour la septième réunion consécutive. Le dot plot [2] indique moins de baisses de taux attendues en 2024 par rapport à mars. La prévision médiane pour fin 2024 est remontée à 5.125% (contre 4.625% en mars), ce qui indique une seule baisse de taux de 25 pdb pour cette année. Le marché table sur une à deux baisses de taux cette année, la première survenant en novembre.

Au troisième temps de la valse

 Après le deuxième temps (la Fed rejoignant la BCE dans son cycle de baisses), viendra le troisième temps de la valse (celui de la reconvergence Fed/BCE vers la neutralité monétaire). Arrivent alors les questions difficiles: quel sera le nombre et le rythme de ces baisses de taux, quel sera ce fameux «taux terminal» (celui auquel les banques centrales cesseront d’abaisser leurs taux directeurs)?

Pour répondre à la première question, l’histoire monétaire abonde en exemples d’assouplissement monétaire en réaction à un choc économique ou financier majeur. C’est ce qui s’est passé au début de la pandémie en 2020, lors de la crise financière mondiale en 2008, ou après l’éclatement de la bulle boursière en 2000. Il est plus rare de voir une banque centrale réduire son taux directeur quand l’économie ralentit doucement, la principale exception étant 1995. C’est ce cas-type de soft landing qu’il faut avoir comme point de référence.

En réaction à un choc économique ou à une crise financière, l’assouplissement monétaire se doit d’être agressif (-475 pdb en 2001, -400 pdb en 2008, – 150 pdb au seul T1 2020). A l’opposé, dans le soft landing de 1995, la Fed n’a baissé ses taux que de 75 pdb, après les avoir relevés de 300 pdb. Dans ce cas, ce qui motive la banque centrale, ce n’est pas de sauver l’économie ou les marchés mais de réagir à la normalisation de l’inflation. Même objectif aujourd’hui, ce qui implique que le rythme et l’ampleur des baisses de taux risquent d’être plus faibles que dans un cycle classique.

Enfin, intéressons-nous au mystérieux taux «neutre», «naturel» ou «d’équilibre», rebaptisé «r étoile» par les experts. Il est un peu devenu l’étoile du Berger des banques centrales. Il peut être défini comme le taux d’intérêt réel à court terme compatible avec le plein emploi, un taux d’inflation stable proche de 2% et une croissance à son potentiel. Autrement dit, c’est le taux qui prévaut lorsque la politique monétaire n’est ni expansionniste, ni restrictive. Insaisissable par nature, l’estimation de ce taux théorique dépend des modèles et hypothèses employés. En ce moment, il évoluerait entre 1,0%-1,5% en réel pour les États-Unis et entre 0-0.5 % pour la Zone Euro. Pour l’atteindre, cela impliquerait une série de baisse de taux directeurs pour viser un niveau 150 à 200 pdb plus bas qu’aujourd’hui dans le courant de l’année 2025.

Comptons ensemble: un, deux, trois… Bientôt, BCE et Fed valseront à deux suivant le rythme de leurs propres chiffres d’inflation qui battront la mesure. Selon qu’elle sera à trois, à quatre, à vingt ou à cent temps, cette valse des baisses de taux aura des conséquences différentes pour les marchés financiers et l’économie. Les investisseurs n’éclateront de joie que si la resynchronisation des cycles monétaires conduit à une détente maîtrisée et bien télégraphiée des taux.

[1] Un «double dip» désigne une récession de type W, caractérisée par une première chute du produit intérieur brut, suivie, après une reprise avortée, d’une rechute.

[2] Le «dot plot» de la Réserve fédérale désigne un graphique que la banque centrale utilise pour illustrer les projections des membres de son comité de politique monétaire sur la trajectoire des taux d’intérêt.